lundi 26 juin 2023

Béatrice Lussol, Agnès Vitani, «à bras-le-corps»


Galerie Eva Vautier, Nice

Jusqu’au 23 septembre 2023


                                                                        Béatrice Lussol

Il y a chez l’une cette intimité toute féminine dont l’intériorité déborde sur des paysages imaginaires. Et chez l’autre, l’écorce sèche des corps dans leur stricte extériorité, leurs rebus d’accoutrements et le souvenir de leurs gestes. De l’une à l’autre, ce n’est pas un corps à corps qui se joue sur ces deux versants que tout pourrait opposer mais plutôt une rencontre qui prend forme et lors de laquelle, deux femmes artistes prennent l’art à bras-le-corps pour tracer des chemins qui tour à tour divergent et se croisent.

Ce qui réunit sans doute au mieux Béatrice Lussol et Agnès Vitani, c’est cette forme d’énergie jubilatoire nimbée de mystère et d’érotisme à moins qu’elle ne contienne ces relents de perversité ou de blasphème, entre enfer et paradis, qu’on trouva en 1974 dans un film de Robbe-Grillet, «Glissements progressifs du plaisir». Il n’est pas anodin de signaler que ce film s’inspirait très librement du livre de Michelet, «La Sorcière», sans doute la première œuvre littéraire délibérément féministe. Béatrice Lussol s’inscrit manifestement dans cette mouvance et c’est le corps de la femme qui s’écrit ici en aquarelles dans des couleurs de chair et des roses liquides où la forme des muqueuses s’égare dans des rêveries peuplées de brume ou de papillons dans des contes parfumés à l’eau de rose ou aux fleurs du mal.

A la fluidité du corps, Agnès Vitani oppose sa perte et sa dissémination. Matières ingrates, traces de membres, gants et chaussures, jonchent l’espace comme les enveloppes vides d’une mémoire éteinte. Et pourtant résonne ici comme un rire lointain qui se joue de la contamination qui s’empare des œuvres elles-mêmes. Entre elles, le désordre impose sa loi, le bricolage répond à la perfection artisane, les formes tourmentées hors de toute harmonie vomissent toute tentation de beauté. Voici le règne du déséquilibre et de la récupération, le vertige de la liberté quand les dernières traces du réel s’abandonnent au bord des routes, sur les friches et les mauvaises herbes.

Parfois presque abstraites par leur puissance suggestive, les œuvres de ces deux artistes interprètent une joyeuse cacophonie aux doux accents d’irrévérence. Toutes deux se complaisent dans des collisions fortuites de sens et de choses à l’instar des surréalistes, sans d’autre souci que de vouloir briser les chaînes qui nous arriment au stéréotypes du quotidien. Entre les lèvres et la vulve des femmes, des arbres poussent. Sur des godasses abandonnées, rêvons le parfum des fleurs. Çà s’appelle de l’art.

                                                                        Agnès Vitani

L’été de l’Espace d’Art Concret, Mouans-Sartoux

 


Expositions «Impact», «Cécile Bart & Ode Bertrand», «Time Removing» de Jean-Pierre Bertrand.



Ce ne sont pas moins de trois expositions qui ponctueront la saison estivale de l’E.A.C. Preuve de dynamisme, d’ouverture au monde et à un large public, celles-ci s’attachent à faire vivre la collection en phase avec les artistes d’aujourd’hui et les enjeux sociétaux de notre temps. Au centre de son activité, les questions environnementales sont ici abordées sous le prisme de l’art et de la science mais ne s’interdisent ni humour ni poésie comme le suggère le titre d’une œuvre de Marc Chevalier, «La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé». Paille et brindilles éclosent ici en une armature harnachée de scotch et l’ensemble de ce parcours, «Impact», relève de ces pratiques déroutantes par lesquelles chaque artiste donne un sens formel à sa relation avec la nature. Installations, vidéos et pièces sonores sont autant de dispositifs pour un croisement de méditations ou de cris autour de nos inquiétudes environnementales.

C’est aussi de nature qu’il s’agit dans l’œuvre de Jean-Pierre Bertrand. Dans cette exposition, «Time removing», l’artiste, disparu en 2016, propose une approche arithmétique du temps et de la nature dans leur relation au corps et à l’espace. D’essence conceptuelle, les pièces présentées en différents médiums, témoignent pourtant d’une rare puissance poétique et d’un langage plastique très personnel. Un forme de cérémonial se crée autour de citrons, les formes résonnent entre elles et l’artiste convoque même le miel dans un jeu de séries qui envoûtent le visiteur. «Je ne sais pas ce que l’art d’aujourd’hui pressent et tâtonne» disait-il mais il ajoutait, «Peut-être une filiation avec le réel tel qu’il rôde autour de nous.»

Dans un dialogue avec la collection Albers-Honneger, Cécile Bart et Ode Bertrand croisent leurs regards et proposent une lecture sensible des œuvres par des gestes et attitudes fortement contrastées. L’abstraction géométrique d’Ode Bertrand se rapproche de celle de sa tante, Aurélie Nemours, mais elle se distingue par ses effets d’effacement ou d’apparition quand le regardeur se déplace et que formes et couleurs se dévoilent peu à peu. Le lieu d’intervention et le contexte sont au cœur de la pratique de Cécile Bart et la légèreté aérienne associée à des teintes éthérés confère à ses œuvres un véritable bonheur. L’artiste sait sans cesse se renouveler et dans une grammaire minimale, parvient toujours à nous étonner, à nous émouvoir et illuminer l’espace alentour. Fils de laine ou de coton, voiles et tergal imprégnés de couleurs diffusent leur rayonnement ou filtrent la lumière. Preuve est faite que l’abstraction géométrique peut conduire à l’émerveillement!


dimanche 25 juin 2023

«Genèse d’une collection»


Centre d’Art La Falaise, Cotignac

Jusqu’au 21 octobre 2023



Une collection parle toujours autant de ceux qui la réalisent que des œuvres qu’elle contient car, parmi toutes les voix qui s’expriment en elle, perdure la quête de cet idéal impossible qui n'approche que par une multiplicité d’artistes animés d’une réflexion commune et d’une opiniâtre volonté d’extraire de nouvelles perspectives pour la création. Depuis la naissance de ce Centre d’Art, il y a 8 ans, cette collection s’est assemblée sans fil directeur apparent mais toujours à travers une sélection d’artistes porteurs d’un style très personnel et d’une forte exigence dans la perfection technique. Si dans la peinture cette «genèse d’une collection » explore l’abstraction avec des artistes tels que Marc Tigrane ou Solange Triger, c’est toujours le rapport à la matière qui s’impose comme prélude à l’émergence d’une figure. Ce trouble de l’interstice et de l’incertitude agit sur une vaste toile de Jean-Marc Cartereau, «Les âmes de la Provence noire», où le rocher de Cotignac jaillit comme dans un flou photographique à travers sa toute puissance frontale.

L’ancrage dans la peinture est d’ailleurs sensible dans cette collection avec les paysages silencieux de Jean Arène ou les visages nocturnes de Gilbert Pastor. Dans toutes ses gammes, elle décline les recherches d’artistes nés le plus souvent au milieu du siècle dernier, par exemple dans l’expressionnisme des corps de Stéphane Lovighi, mais aussi dans une poésie proche du naïf ou des arts singuliers avec les assemblages hétéroclites d’Armand Avril.

Ce sont pourtant tous les domaines de l’art qui sont ici convoqués. Les photographies de Vincent Citot, entre déserts ou ruines, traduisent l’angoisse d’une solitude et l’humain les traverse dans l’inquiétude de leur étrangeté. Ailleurs, c’est par le biais de la sculpture qu’objets et matières s’interposent ou cherchent leur identité, entre nature et antiquité avec Christophe Nancey, bois et pierre pour Nicolas Valabrègue. Par le dessin et le tragique du noir et blanc, Gérard Eppelé excelle dans un récit où l’homme se confronte à l’ailleurs, à la violence, à l’angoisse… Au contraire, une robe d’apparat de Louis Féraud, «Les sirènes» est une promesse de rêve et de bonheur. Voici donc un parcours riche en couleurs et en propositions pour une trentaine d’artistes connus, oubliés ou à découvrir. Cotignac est un superbe village et ce centre d’art lui apporte ce surplus de magie: un voyage dans les mystères de la création.

dimanche 11 juin 2023

Jeffrey Conley, «Une ode à la nature»

 


Musée de la photographie Charles Nègre, Nice

Jusqu’au 24 septembre 2023





On l’imagine à l’affût derrière l’objectif de la chambre noire, guettant la moindre variation qui soulignerait les contours invisibles de la petite planète bleue à moins que ce ne soit plutôt cette brume de lumière qui en assourdirait les palpitations. Au cœur de la nature, Jeffrey Conley ausculte le monde, dans sa perfection et ses blessures, et sa grandeur souveraine pour en suggérer la fragilité. Chacune de ses photographies résonne de ces palpitations par lesquelles, dans un noir et blanc velouté ou soyeux, un paysage se révèle. Mais ici rien d’anecdotique, tout tremble encore d’un souffle primordial ou des vapeurs à venir d’un feu éteint. Le photographe traque «le silence éternel de ces espaces infinis» et le révèle.

Perfection de l’image à l’issue d’un temps méditatif quand l’eau ou la terre se mesurent à l’ombre d’un arbre et que l’infiniment petit s’écrit comme un fragment d’éternité. Jeffrey Conley a enseigné dans le parc national de Yosemite et n’a cessé de capter ces vibrations qui dessinent la puissance d’une nature encore inexplorée dans la tradition et les mythes de la littérature et de la peinture américaine du XIXe siècle. On songe à la poésie des grands espaces, des forêts et des rivières, à Thoreau ou Jack London; on entend la clameur des grands paysagistes de l’Hudson River School comme quand, dans leurs tableaux, Thomas Cole ou Frederic Edwin Church célèbrent la beauté d’une nature sauvage qu’il faut à jamais préserver. Pour le photographe, tout se réalise au terme d’un long processus pour extraire l’image, par le temps de pause, par des procédés chimiques complexes semblables à l’expérimentation de matières picturales pour révéler le monde, Dans une démarche analogue à celle du graveur, Jeffrey Conley recueille le geste essentiel, la nervure du vivant, tout ce qui s’imprime aux confins de l’abstraction.

Au plus près des éléments, de subtiles nuances de blanc et de gris diffusent cet émerveillement face à des forces que le photographe parvient à traduire dans le mouvement des vagues à l’intérieur du ciel ou dans l’éclat lumineux d’une cascade au cœur d’un rocher. Les changements d’échelle bousculent notre perception et l’univers se transforme et se confie à nous autrement. Jeffrey Conley explore l’ossature invisible de l’univers au-delà de la seule perception rétinienne. La photographie est alors cet instant de méditation qui nous entraîne dans l’éblouissement poétique.


samedi 10 juin 2023

Thu-Van Tran, «Nous vivons dans l’éclat»


MAMAC, Nice

Jusqu’au 1er octobre 2023





Conçu dans sa seule approche d’une matérialité et de sa forme, l’art peut se dépourvoir de cette dimension poétique qui irrigue le vivant. Toute l’œuvre de Thu-Van Tran, en de multiples techniques par lesquelles l’image se confronte au langage, résonne de cette force émotionnelle et d’un regard inédit sur le monde quand, tour à tour, l’artiste le perçoit visuellement et le désigne dans le temps contemplatif de la mémoire. Thu-Van Tran a 2 ans quand elle quitte le Vietnam pour la France. La mémoire repose alors sur cette double culture qui revient pour tisser par bribes une œuvre riche en développements quand, par de multiples techniques, elle parle du monde d’aujourd’hui dans ses menaces comme dans ses rêves. «Nous vivons dans l’éclat», tel est le titre de cette exposition qui se développe sous le signe juxtaposé de la lumière et de ses fragments, dans le souvenir du soleil ou des bombes. Et pour vivre, dit-elle en citant un poème de Jacques Roubaud, «Le mieux serait de changer de lumière de vivre dans l’œil de deux grains de sable qui s’écartent.»

Vivre donc et ensemencer ce parcours de fresques, dessins, sculptures et de mots comme autant d’éclats pour ce qui s’incarne en une allégorie du vivant avec ses drames mais aussi son enchantement. Une vie qui s’expose ici en trois chapitres avec d’abord l’aube et de somptueuses fresques abstraites ou résonnent pourtant les couleurs toxiques de l’agent orange dans une forêt ravagée. Mais aussi, la réminiscence du «bois qui pleure» quand l’hévéa est importé d’Amazonie vers le Vietnam pour être incisé pour la production du caoutchouc, «l’or blanc» du colonialisme. Et le geste de la main quand elle blesse ou s'ouvre comme pour une offrande. Nature dénaturée mais nature qui revient et se recompose dans cette beauté trouble que l’artiste ne cesse de raviver par des flaques de latex où s’impriment des feuillages, des déchets de palmes glorifiés par le bronze ou des ailes d’oiseaux pétrifiées dans des débris de roches en porcelaine de Sèvres. Ce voyage dans l’espace et le temps, dans la présence et l’oubli, se clôt sur le crépuscule, l’idée de mutation en particulier par la puissance du récit.

Comme dans les mythes anciens, cette histoire-là nous est racontée dans une dimension qui ramène l’humain au cosmos, à ses déflagrations, à l’hybris et aux caprices du destin. Pourtant elle nous dit aussi nos responsabilités sur les salissures du monde, la destruction écologique et la folie guerrière. Thu-Van Tran relate cette épopée sous forme d’un poème visuel avec ses éclats d’images qui sont pourtant, au-delà des drames, une incitation à l’émerveillement et une croyance absolue en la beauté.




mardi 6 juin 2023

Patrick Moya, «Le petit céramiste»

 


Maison de la Céramique Terra Rossa, Salernes

Jusqu’au 15 juillet 2023



Plonger dans le monde de Moya c’est toujours expérimenter une cure de jouvence, s’adonner au seul plaisir de l’évasion et de l’enchantement. Mais le merveilleux est parfois semé d’embûches à l’instar des forêts médiévales, des contes de fées ou des rêves. L’artiste est alors celui qui interprète cet univers où le réel se cogne à l’imaginaire pour s’ouvrir vers un dédale de figures qui nous ramènent aux vestiges de l’enfance avec son innocence mais aussi ses mensonges ou ses terreurs enfouies. Tel est cet univers avec ses anges ou ses démons, ses nounours et ses diablotins, ses personnages candides échappés de notre quotidien mais pourtant si proches comme s’ils nous murmuraient quelque vérité insaisissable. L’univers de Moya se dévoile toujours en même temps qu’il se dérobe. Il est multiple et se saisit de toutes les techniques pour en sonder monts et merveilles par le geste d’une naïveté feinte.

Si Moya est adepte du monde virtuel et de Second Life, il est pourtant peintre, sculpteur mais aussi céramiste, au plus près donc de la terre et de la matière qu’il faut pétrir pour lui donner forme et sens. Dans la superbe architecture de la Maison de la Céramique de Salernes, l’artiste présente un condensé d’objets créés sur plusieurs décennies en Italie, à Vallauris ou ici avec Alain Vagh. «La céramique est une alchimie entre le feu, la terre, les couleurs mais aussi les affabulations des artistes, leur naïveté et leur plaisir», déclare-t-il. Et en effet, sur un mode très différent d’une période à l’autre, Moya parvient à donner vie à ses créatures fantastiques, à ses moutons rêveurs ou ses oiseaux rieurs dans une nature stylisée aussi incertaine que le monde des apparences. Car dans ce rêve éveillé, on sent poindre une inquiétude comme si le petit bonhomme au nez menteur, dans le sérieux de ses lunettes et de sa raideur assurée - mais pourtant étranger sur la terre - ne témoignait pas d’une certaine solitude dans son interrogation au monde. Les multiples statuettes multicolores voisinent des assiettes, des vases ou des carreaux d’argile, toujours dessinés dans ce registre de la fantaisie et de l’humour comme pour témoigner de notre fragilité. Et Patrick Moya s’amuse à brouiller les pistes en se représentant lui-même sur ses toiles ou en jouant sur son propre nom. Alors pour dire la fabrication de la céramique, il expose aussi des peintures sur lesquelles son avatar se décrit en train de malaxer la terre ou de la peindre. Face aux céramiques, il crée ainsi un jeu de trompe-l’œil pour renforcer l’effet onirique si joyeusement orchestré. De surprise en surprise, le visiteur se laisse emporter par cette liberté folle de l’imaginaire.






vendredi 26 mai 2023

Eric Poitevin, «Quelques images»

 


Le Narcissio, Nice

Jusqu’au 2 septembre 2023



Éloge de la fragilité


Associer l’image à un article indéfini comme le suggérerait le titre de l’exposition, traduit déjà la prudence d’une démarche et son incertitude dans l’appropriation du réel. Comme si, à celui-ci, le photographe opposait un effet de vérité fondé sur la réflexion plutôt que sur le réflexe traditionnel du capteur d’images qui voudrait en saisir un fragment pour le charger d’une narration tout en l’esthétisant. Ces «quelques images» d’Eric Poitevin présentent un panorama d’œuvres photographiques, sans hiérarchie aucune, sur une évolution de plusieurs décennies dans une grande variété d’approches et de thèmes. Car c’est bien d’un temps long qu’il s’agit, celui d’une pensée qui se construit sur la mémoire et l’histoire de la peinture à laquelle elle se confronte avec ses principaux genres, le nu, la nature morte ou le paysage.

Dans la lenteur du travail et du silence qui l’implique, voici des photographies minutieusement composées pour dévoiler ce que l’œil ne perçoit pas. Nature et artifice coïncident alors tout en se neutralisant. L’image d’une beauté perturbante se voit dépouiller de son sujet comme si l’artiste n’avait d’autre ambition de la réduire à un objet et à sa mise en scène. Quand il s’agit de corps, ceux-ci sont traités à l’égal de masses désincarnées dans des postures inédites qui leur interdisent toute interprétation psychologique, toute tentative de récit pour les livrer à la seule nudité de l’image.

Dans une approche quasi métaphysique, Eric Poitevin parle de cette solitude des êtres et des choses qui est aussi celle de leur représentation. A l’instar des grands peintres, il cherche la nervure invisible, la membrane secrète qui se dérobe à notre regard. La photographie tient alors parfois à un fil qui lui donne sa densité, à un espace ouvert et neutre pour placer son sujet dans un autre rapport au monde que celui que nous attendions. Parfois des traits de graminées écrivent cette existence qui nous était inconnue. Ailleurs des taches sur un torse boursoufflé diffusent leur étrange beauté par les vagues de chair qui s’insinuent dans un espace déserté. Toujours ce vide qui se heurte à l’objet auquel il se confronte. Qu’il photographie un animal, un trophée de chasse ou un sous-bois, ce sera toujours cette logique impitoyable d’une perte existentielle comme si une chose égalait toujours à une chose et toujours dans le même dénuement. Mais celui-ci rayonne dans son murmure: Pouvons-nous voir le monde tel qu’il est? Loin d’un seul regard photographique, Eric Poitevin extirpe par la frontalité de ses cadrages, la peau des choses.



lundi 15 mai 2023

«Chagall et moi», Volet II

 

Cinquantenaire du Musée national Chagall, Nice

Jusqu’au 4 septembre 2023



Quelque soit l’artiste, il importe de le comprendre aussi bien dans le temps de son parcours créatif que pour l’importance de son œuvre à travers un regard contemporain. Cinquante ans après son inauguration, le Musée Chagall se devait donc de retracer l’itinéraire de l’artiste tout en l’actualisant par le biais de la musique ou de la littérature. Pour s’inscrire dans les pas de Chagall, autant retracer les principales étapes d’une vie sous le signe de l’exil et de l’errance. Et pour ce faire, quoi de mieux que de se glisser dans ses images pétries de rêve et de réalité, de sa jeunesse russe jusqu’à son installation sur la Côte d’Azur!

C’est là que l’artiste coréenne, Keong-A Song s’empare du fil biographique de Chagall dans une série d’illustrations réalisées à l’encre de Chine et à l’aquarelle. Le dessin fourmille d’une multitude de détails tour à tour symboliques ou imprégnés de réel. Sur un mode naïf et émerveillé, l’artiste multiplie les figures fantastiques, les associe à des paysages, à des scènes quotidiennes, au chant d’un coq d’où s’éveillent les ailes d’un ange. Toute la poésie et l’envol lyrique de l’univers de Chagall sont ici retranscrits sous forme d’un voyage dans le temps avec ses percées dans l’imaginaire. En une douzaine de dessins, c’est toute l’œuvre de Chagall qui se nourrit alors d’un souffle nouveau.

Mais ce Musée fut pourtant jusqu’en 2008, celui du «Message biblique». Aussi Frédéric Boyer, écrivain et traducteur de la Bible, s’est-il associé au dessinateur Serge Bloch pour traduire les mots en images car, dit-il, «Les mots anciens sont comme des images perdues». Des suggestions de formes empruntées à l’imagerie de Chagall se greffent à des écritures et s’éveillent ou se déchirent entre ombre et lumière. Et tout cela résonne en écho avec les œuvres de Chagall quand celui-ci convoque anges et démons pour dire la réalité du monde. Et si la peinture n’y suffit pas, autant lui insuffler de la musique. «Wave creation» est cette création musicale d’Ilia Osokin qui semble s’exhaler du vitrail de «La création du monde» dans l’auditorium du Musée. Dans un entrecroisement de sonorités hybrides, les notes, par séries, se confondent ou se séparent dans de lents tourbillons qui nous absorbent dans leur élévation. Et comme apothéose d’une orchestration sensorielle, il revient au parfumeur Jean-Claude Ellena d’associer certains tableaux du Cantique des cantiques à des essences de roses. Formes et couleurs s’évaporent dans un nuage de parfum et Chagall demeure encore le chantre du bonheur et de l’envol.



jeudi 4 mai 2023

Fondation Hartung & Bergman, Antibes.


«Entre rêves et science»

Fondation Hartung Bergman, Antibes

Jusqu’au 25 septembre 2023


                                                               Anna-Eva Bergman

«Entre rêves et science», c’est cet instant où, au seuil du réel et du sensible, le geste de l’artiste rencontre l’imaginaire, se confronte à la matière et à l’infini dans la quête d’une totale abstraction. Cette passionnante aventure qui fut celle de Hans Hartung et de Eva-Anna Bergman nous est maintenant racontée dans la Fondation éponyme à Antibes.

Hans Hartung vient d’Allemagne. A 22 ans il s’installe à Paris et, plus tard, il combattra durant la guerre contre son pays et il y perdra une jambe. En 1929, il rencontre Bergman qui arrive de Norvège; ils se marient, s’installent à Minorque et tous deux se laissent absorber par la lumière méditerranéenne et la force tellurique qui pénètrent leur peinture. Mais neuf ans plus tard, ils divorcent. Pourtant quinze ans après, ils se retrouvent et se remarient. Ils vont alors édifier ces bâtiments qui deviendront la Fondation Hartung Bergman.

A flanc de colline, entre pentes d’oliviers et lumière crue, se déploie la blancheur géométrique de la villa et des ateliers du couple. A elle seule l’architecture cristallise cette fascination pour un espace lié au ciel, à la pureté des angles et au trouble de la couleur. Elle répond pour Hans Hartung à cette aspiration pour l’illimité tout en s’inscrivant dans une proximité avec les mathématiques ou l’astronomie. Comme Pascal, il se passionne pour «le silence éternel de ces espaces infinis», mais il peint ceux-ci avec fougue, en révèle aussi bien les lignes d’horizon que les profondeurs vertigineuses. Parfois la toile vibre d’une couleur quasi monochrome, parfois elle s’anime d’une explosion chromatique et d’un jet d’étoiles dans un ciel déchiré. Conservé à l’identique dans la Fondation, l’atelier du peintre témoigne de cette puissance créatrice par la confection d’outils incongrus et de dispositifs inédits pour une œuvre hallucinée dans sa volonté de saisir astres et trous noirs à travers des explosions graphiques tandis que l’artiste célèbre «le silence éternel» tout en s’assourdissant de la musique de Bach.

Cet espace cosmique fut aussi l’obsession d’Anna-Eva Bergman. Elle partage avec son mari cette fascination pour l’inconnu mais dans un cheminement plus méditatif aux confins de l’alchimie et d’une exigence spirituelle. Plus littéraire et venant de l’illustration, elle s’adonne davantage à des recherches sur le nombre d’or et aux courbes ou aux lignes épurées. Si l’horizon apparaît, c’est par la grâce d’un trait qui traverse la toile pour en dégager les plans de vide et de plein. La quête d’une harmonie fondatrice s’imprime sur une feuille d’or ou d’argent que l’artiste travaille dans ses aplats et dans la douceur de ses plis ou de ses aspérités. Avec Hans Hartung elle partage cette même attirance pour les profondeurs de l’espace mais de façon plus mesurée et intellectuelle en s’intéressant aux cosmogonies et aux grands mythes universels. Avec comme pour Hartung, la même  admiration pour Fra Angelico dont elle percevait, disait-elle, «une piété cosmique».

                                                             L'atelier de Hans Hartung


jeudi 27 avril 2023

David Hockney, « Collection de la Tate »

 


Musée Granet, Aix-en -Provence

Jusqu’au 28 mai 2023



Comment interpréter le monde? Comme pour un ensemble symphonique, il conviendrait d’en détacher chaque instrument et chaque phrase mélodique pour en éprouver, par leur singularité, la complexité de l’univers dans son orchestration. Dans un espace pictural toujours renouvelé, David Hockney, du haut de ses 85 ans, ne cesse d’arranger et de déplacer lignes, couleurs et fragments, par un geste jubilatoire et malicieux, pour percer les mystères de la représentation.

Rendre compte du monde par la peinture, c’est le prendre à rebours et lui faire rendre gorge à travers un miroir brisé dont chaque éclat renvoie sa part de vérité pour prêter une visibilité à ce qu’il y a d’inconnu dans le plus trivial du quotidien. Par assemblages, morceaux de vie ou d’imagerie populaire, réminiscences de peintures anciennes, David Hockney se glisse dans les perspectives de Fra Angelico et les espaces morcelés de Cézanne ou Picasso, dans la couleur de Van Gogh ou de Matisse.

Dans l’exposition de la Collection de la Tate, ce ne sont pas moins de 103 œuvres – peintures, dessins, gravures et depuis 2010, créations numériques, qui relatent une exploration amoureuse de l’image. Corps et nature s’entremêlent dans une même ode émerveillée à la vie, à ses plaisirs et à ses inquiétudes. Après les années 50, à contre courant d’une peinture abstraite dominante, il quitte Londres pour Los Angeles et c’est alors la découverte d’un espace ouvert, d’une lumière crue et d’un ciel qui se confond à l’eau de ces piscines qui le rendront célèbre. Dans un style pop, naïf et coloré, David Hockney traduit un univers réduit à sa banalité heureuse tout en s’insérant dans la tradition de l’histoire de l’art, notamment à travers le thème du bain.

Mais l’histoire se déroule aussi au gré des technologies. A la tradition de l’huile, David Hockney à substitué celle de l’acrylique, et à la gestualité du peintre, il a opposé la confrontation avec l’écran et la traduction de l’image numérique. Désormais installé en Normandie, il multiplie ses envolées colorées dans une explosion chromatique qui se heurte à la fixité de la photographie qu’il retravaille sur l’Ipod. En résulte une nature dénaturée dont l’excès et la simplification rendent à la réalité ce surplus d’émerveillement pour un hommage inédit. David Hockney traverse le temps avec des yeux d’enfant qui ne cesse de grandir. Peindre des visages ou des paysages, c’est toujours dévisager, et savourer dans des teintes acidulées comme des bonbons, les délices de la vie.