dimanche 14 mars 2021

Franck Saïssi, "LOST"

 



La Maison abandonnée, Nice

Jusqu'au 17 avril 2021



Il connaît la peinture, le dessin et leur histoire. Il peut à la perfection retranscrire au fusain une toile de Michel-Ange ou du Greco. Comme si tout ce passé là avait été englouti dans sa propre histoire et que l 'art l'avait dévoré et qu'il lui fallait toujours, jusqu'à l'excès, s'attaquer au papier ou à la toile pour leur faire rendre corps et âme. L'art de Franck Saïssi ne répugne ni à l'outrance ni au cri, ni même à l'outrage quand il s'empare des conventions de cet art qu'il maîtrise si bien pour les amplifier en les maltraitant. Les traits sont volontiers épais, la couleur est sombre, la perspective est parfois désarticulée à tel point qu'on en vient à penser que l'artiste joue de sa virtuosité pour saisir à la gorge cette emprise de la figuration. Il pousse alors l'illustration jusqu'à son paroxysme et il ne s'interdit rien, ni dans les thèmes ni dans les citations qu'il convoque.

Franck Saïssi recouvre l'espace avec cette rage froide comme pour l'essorer, en faire jaillir les os, la chair et la lumière. S'il peint, il n'y aura aucun ciel mais la présence solitaire d'un décor. Et des architectures froides sans humanité. Des traces de vie, des voyages dans l'imaginaire et des teintes terreuses. S'il dessine, le trait sera épais et gras. Il recouvrira des pages imprimées, des partitions musicales ou des cartes marines comme pour expurger de celles-ci le souvenir d'une harmonie, d'une ouverture au monde ou à la liberté.

L'univers de Franck Saïssi est celui de l'étouffement et de la nuit qui se déploie dans l'encre de Chine, l'épaisseur du fusain ou de l'acrylique. Pourtant, derrière cette violence sous-jacente on devine cet acharnement à vouloir créer, à faire surgir du néant des images plus vraies que la vrai vie. L'artiste ne transige pas. La vie est au bout du crayon ou du pinceau, il ne s'agit que de se hisser à leur rencontre pour en extraire la sève. Et dans cet univers-là, la nuit est belle.


Franck Saïssi est soutenu par l'association « Mon artiste et moi » qui, dans une forme de mécénat, apporte une aide matérielle dans un échange ente l'artiste et son parrain.

(contact@monartisteetmoi.com)


samedi 6 mars 2021

"Ombres d'hommes", Najah ALBUKAI et Alizera SHOJAIAN

 

Une exposition proposée par Muriel Mayette-Holtz

Galerie Depardieu, NICE

Jusqu'au 3 avril 2021


                                               Najah Albukai


A la tête du Théâtre National de Nice et ex directrice de la Villa Médicis à Rome, Muriel Mayette-Holtz présente deux artistes dont la puissance expressive illustre un univers marqué par l'intolérance, l'incarcération, la guerre et les horreurs qui en découlent. Pourtant, et c'est là la singularité de cette exposition, la vision terrible que Najah Albukai et Alizera Shojaia nous renvoient de leur expérience bouleversante apporte aussi, paradoxalement, une trouée de lumière dans un ciel labouré de noir. Et c'est bien le corps humain, dans ses convulsions pour l'un ou par sa fixité troublante chez le second, qui témoigne de ce feu intérieur dans ces « ombres d'hommes » et une touche d'espoir et d’humanité émerge alors au cœur même de l'enfer. L'ombre c'est aussi elle qui restitue cette lumière que l'on perçoit au bout du tunnel de la souffrance.

Najah Albukai est syrien et, après de longs mois d'emprisonnement et de torture dans les geôles de son pays natal, il est parvenu à fuir et à s'installer en France. Ses gravures tourmentées témoignent de cette blessure d'humanité quand les hommes perdent toute identité pour se fondre dans une masse anonyme, un magma grimaçant où l'infirmité s'énonce dans l'informe. Le trait est vif, comme arraché d'un scalpel ; le poids du noir étale des morceaux de chair dans un théâtre de la cruauté. Mais au-delà de la douleur qui rythme cette danse funèbre, l'humain, sculpté dans la masse, surgit comme un rappel des Caprices de Goya et des eaux fortes de Rembrandt. L'espace est strié d'incisions d'un noir lumineux et, de cet enfermement étouffant, jaillit pourtant un souffle d'espoir. Sans doute l'art est-il ici délivrance.

Les peintures de l’artiste iranien, Alireza Shojaian, traduisent une semblable ambivalence. Les corps sont abandonnés dans leur solitude et sont traités tels des natures mortes. La composition académique renforce les codes de la beauté mais celle-ci est en porte à faux avec les conventions qui lui sont assignées. Le trait du dessin raye la peau comme une brume de poils et la beauté se fige, à fleur de sang, à moins qu'elle ne porte le deuil du désir. L'artiste du fait de son orientation sexuelle a subi lui aussi l'exil. Mais il peint surtout un exil intérieur, dans la fixation du regard, la tristesse des yeux, la mort du cœur. Il le fait sur un corps d'homme comme Morandi l'aurait peint pour une fleur, avec ce même silence, et ce léger retrait du réel pour suggérer une vérité universelle et éternelle. Et en cela Alireza Shojaian déchire le voile de la pudeur, désigne la fragilité des corps, le corset des conventions et sollicite une autre lumière que celle qui s’attache seulement à la peau. Ce soleil là, on ne le voit pas, il est intérieur et c'est celui que traque l'artiste dans « l'ombre des hommes ».

                                                              Alireza Shojaian

mercredi 3 mars 2021

Shimabuku, "La sirène de 165 mètres et autres histoires"

 

Nouveau Musée National de Monaco- Villa Paloma

Jusqu'au 3 octobre 2021





La sociologie se serait-elle emparée de l'art ou bien celui-ci s'est-il renouvelé par la prise en compte de la dimension sociale qu'il implique ? « L'art est un état de rencontre », écrivait Nicolas Bourriaud et l'esthétique relationnelle qu'il revendiquait est particulièrement sensible dans cette exposition de l’œuvre de Shimabuku. L'artiste japonais né en 1969, excelle au partage par l'atomisation de la notion d'artiste, par l'intervention du public dans le processus créatif comme, par exemple, lorsque des élèves de CM2 s'intègrent à l'élaboration de l’œuvre en produisant « un musée de la sirène » dans une salle de la Villa Paloma. Ou bien lorsqu’il y associe quantité d'acteurs, artisans ou pêcheurs avec le déploiement de tous les médiums en passant par l'écriture ou la performance. Il s'éloigne néanmoins d'un schéma sociologique trop aride en érigeant la fiction, le conte et la poésie comme lieu d'interaction entre lui et le public.

Au début donc, un voyage à partir de l'histoire d'une sirène de 165 mètres de long et Shimabuku écrit : « Au cours de ce voyage, j'ai demandé à différentes personnes de réaliser un objet relatif à la sirène, pour développer et enrichir son histoire ». Le fil du récit se dévide alors entre gravité et humour là où l'humain se confronte à toutes les formes du vivant et de l'imaginaire Il s'ouvre à d'innombrables  digressions si bien qu'on y rencontrera  une pieuvre et un pigeon, une fleur sur la mer, des étoiles et des pommes de terre. On y croisera des vestiges du réel quand il prélève des fragments architecturaux et végétaux d'une ancienne villa de Monaco. On pense alors, en se déplaçant d'une œuvre à l'autre, que l’humanité déborde du règne de l'humain pour se charger de tout ce monde invisible qui s'imprègne de nos espoirs, de nos rêves et de toutes ces petites choses du quotidien  dans lesquelles l'individu se fond. Pour Shimabuku, l'art est ce moyen de réintroduire une harmonie entre l'homme et l'univers, les lois, le hasard, la contingence... Dans un film numérique « Eriger », avec d'autres intervenants, il place les choses couchées sur une plage, débris d'arbres et pierres, à la verticale. Et il écrit : « Alors peut-être quelque chose en nos cœurs se redressera »

. Sans doute l'art se propose-t-il ici de donner forme au-delà de toute identité. Et de se définir comme expérimentation plutôt que comme processus productif. Mais surtout il révèle en nous des potentialités nouvelles et si le « je » de l'artiste est le fil conducteur de cette belle errance, il se dissout dans l'énergie collective, la voix informelle de la vie. Commissaire d'exposition, artiste et public, tout est relié et Shimabuku nous montre avec humilité qu'il n'y a que ce lien dans la chaîne du vivant.