jeudi 9 juillet 2020

« Femmes années 50 », Musée Soulages, Rodez


                                       Geneviève Claisse 

Au fil de l'abstraction, peinture et sculpture

« Femmes années 50 »
Jusqu'au 31 octobre 2020


Dans le sillage de l 'après-guerre et de la reconstruction, se déploie un vaste mouvement artistique en réaction au réalisme de Buffet ou de Carzou. Dès lors pour nombre d'artistes, il ne s'agira plus de se concentrer sur la figure mais plutôt d'explorer les potentialités de l'espace même de la toile dans sa relation à la lumière et, pour les sculptures, à la matière et à ses processus de transformation. Les artistes expérimentent alors des démarches nouvelles pour lesquelles les femmes prennent une place de plus en plus importante. En écho aux revendications de Simone de Beauvoir en 1949 dans « Le deuxième sexe », ces femmes se détournent résolument des stéréotypes les maintenant dans le champ de l'émotivité voire de l'amateurisme pour des recherches plastiques qui bouleverseront durablement le monde de l'art.
Le Musée Soulages de Rodez, en raison des relations que le peintre entretint avec certaines d'entre elles, notamment Sonia Delaunay et Pierrette Bloch, présente une vaste rétrospective de l’œuvre de ces femmes durant les années 50 alors que Paris demeure l'un des foyers les plus vivants des avant-gardes. Ce sont donc 43 femmes, célèbres ou méconnues, souvent épaulées par des galeries et des critiques d'art féminines, qui nous permettent de comprendre l'importance de cette décennie.
Si la peinture reste privilégiée, une place est accordée à la sculpture là où l'apport des femmes reste peu connue, avec des artistes telles que Marta Pan ou Simone Boisecq. Pour les tableaux, si Vieira Da Silva oscille encore entre figuration et abstraction, c'est cette dernière qui marquera profondément la scène artistique. Deux courants contraires s'imposent alors : l’abstraction lyrique dont se prévalent Joan Mitchell ou Judith Reigl avec des toiles plus intuitives dans une recherche de la sensation et de la liberté gestuelle, et l'abstraction géométrique incarnée par Sonia Delaunay, le formalisme radical d'Aurélie Nemours ou Vera Molnar qui s'orientera vers un art optique . Chaque artiste contribue ainsi à se départir de l'imitation de la figure pour rendre à l'art toute son autonomie. Les femmes-artistes s'imposent alors comme créatrices de ce monde nouveau.

                         Aurélie Nemours


mercredi 8 juillet 2020

« Les Voleurs de feu »


Stani Nikowski

La Coopérative-Collection Cérès Franco
11170 Montolieu

Dans l'Aude, à quelques encablures de Carcassonne, se trouve le village de Montolieu qui, outre sa quinzaine de librairies, contient la collection d’œuvres amassées par la critique d'art et galeriste d'origine brésilienne Céres Franco. Ce sont quelques 1600 peintures et objets qu'elle récolta essentiellement dans la seconde moitié du XXe siècle et qui sont désormais rassemblés dans une ancienne coopérative agricole en lisière du village. Autant dire que Cérès Franco refusa tout consensus et demeura en retrait de tous les courants artistiques de son époque pour privilégier la couleur, l'instinct, le sensible et la spontanéité. Dans sa nouvelle exposition « Les Voleurs de feu », la Coopérative présente donc une sélection de quelques 450 œuvres de 150 artistes du monde entier, tous en relation avec l'expression de la figure humaine, de la joie, sa portée visionnaire mais aussi sa part de déchirure. Aux confins de l'art brut ou singulier, ces œuvres sont marquées par le courant expressionniste avec des peintres tels que Lindström et Christophorou, le mouvement COBRA avec Corneille et quelques individualités fortes tels que Macréau qui anticipe déjà le graffiti et la peinture de Basquiat ou de Combas. A côté de cette peinture très orientée vers la figuration libre et de son énergie vitale, on retiendra deux artistes tourmentés, Stani Nitkowski et un artiste vietnamien, Mao To-Lai. Tous deux, par la force de leurs dessins où l'encre étincelle dans la couleur, expriment la terreur qui parfois se loge dans l'humain, les monstres qui le rongent, les formes qui se disloquent pour mettre en scène les cauchemars qui le hantent.. « Les Voleurs de feu » proposent ainsi ce voyage hors des modes ou de l’intellectualisme. On y croise de l'art populaire brésilien ou mexicain, un feu d'artifice de couleurs et de formes. On ne s'y ennuie jamais.
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« Jacques Monory »



Fondation Maeght, St Paul de Vence
Jusqu'au 22 novembre 2020
Jacques Monory


Les bleus à l'âme

Disparu en 2018, Jacques Monory fut cette figure majeure de la Figuration narrative. Tour à tour solaire et nocturne, l’œuvre s'enfonce dans les méandres de notre imaginaire, dans le creux de notre réalité. Si lisse en apparence, elle invite à la profondeur et ses éclats lumineux sont davantage des balafres pour dire la nuit que des étincelles de vie. Là où ne s'écrit que la mélancolie dans « l'écran bleu de nos nuits blanches ».
Dans chaque tableau, plusieurs plans se juxtaposent et, souvent dans des polyptyques, des séquences morcelées énoncent cette impossibilité à être si ce n'est que dans un univers cinématographique et ses clichés. Le bleu de la nuit irrigue alors des images de thrillers ou bien un rose violacé distille son poison au cœur de la comédie. Le format s'apparente parfois à celui du cinémascope, un univers factice nous contemple : il est le miroir de ce que nous sommes. Cet autre monde, celui de nos rêves fragmentés ou de nos désirs, est un monde de glace. Monory peint aussi la mer, les déserts, les vitres, le ciel et les routes qui y mènent dans la solitude. Dans une vision parfois hyperréaliste, un détail technologique, quelques chiffres, quelques mots disent la ruine du temps. Un tableau de Monory est cet arrêt sur image. Celle-ci se fixe à un point de bascule comme au seuil de la mort, un dernier flash de souvenir. Aussi les armes et autre signes d'une violence fondamentale se heurtent-ils au vide qui nous emprisonne si bien que le récit, plus qu'une fiction, est ce dérivatif de la vie quand l'image et le spectacle figent toute pensée. Monory peint sans illusion aucune cette absurdité de l'image. C'est à dire celle de nos vies.
Tout est question de mise à distance et cette exposition raconte sur soixante ans cette extinction du monde, ce fondu au noir qui enveloppe chaque chose et contre lequel l'art demeure pourtant l'ultime rempart. Le bleu reste la couleur de la tristesse.

dimanche 5 juillet 2020

« Les lumières de Goya », Musée Goya, Castres






D'une statuette ibérique du VIe siècle avant J.C à une toile de Picasso, une visite au Musée Goya de Castres permet une passionnante appréciation de l'art espagnol à travers les siècles. Siècle d'or pour Vélazquez avec le portrait de Philippe IV ou pour Murillo avec La Vierge au Chapelet. Mais aussi avec Goya et le Siècle des Lumières, dans son sens le plus large. En effet, le peintre dans « La junte des Philippines », le plus grand tableau qu'il exécuta, illustre pleinement la critique philosophique et politique qui se développe au cours du XVIIIe siècle ainsi que le travail impressionnant réalisé sur la lumière dans cette œuvre.
Son extrême modernité est frappante. D'un point de vue formel, les dimensions imposantes de la toile et une composition géométrique austère permettent des jeux d'ombre et de lumière qui soulignent sobrement le vide que Goya met en scène. De quoi s'agit-il ici ? D'un discours que le roi, de retour d'exil prononce devant une assemblée de notables actionnaires de la Compagnie des Philippines. Dans la partie supérieur du tableau, l'horizontalité du pouvoir avec le monarque en son centre. Sur la partie inférieure et sur les bords, se déploient les figures endormies ou agitées d'un auditoire en rien concerné par ces discours. La rupture entre la monarchie et les Libéraux apparaît dans toute son évidence. Pourtant c'est dans la structure de la toile et la mise en scène de ses jeux lumineux que Goya impose sa force. A la droite du tableau, un vaste pan rectangulaire d'une lumière externe éclaire l'ensemble. De larges zone de vide s'en imprègnent et diffusent des nuances veloutées d'ocres et de gris colorés. Entres les zones supérieures et celles du superbe tapis d'Orient qui se prolonge vers nous, la couleur vibre comme sur une toile de Rothko. La lumière énonce alors comme un « hors-texte » la vacuité de la scène qui se déroule ici. D'ailleurs à son opposé, à peine visibles, dans l'ombre, trois personnages resserrés : L'un dissimule l'autre tandis que le troisième nous regarde et nous surveille. Goya peint ce combat de l'ombre et de la lumière. La peinture est ce récit.

Laure Prouvost, « Voir ce bleu profond te fondre »




Les Abattoirs, Toulouse
Jusqu'au 20 septembre 2020

L'énergie des rêves

Voir ce lieu où tout se transforme sans commencement ni fin, là où le réel se décompose, que sons et images se confondent et que le temps s'abolit. C'est là ce monde rêvé de Laure Prouvost quand l'inconscient se formule au travers d'un film et d'un environnement d'objets hétéroclites, épaves du quotidien et rappel des éléments qui nous constituent. Les citations surréalistes sont précises mais, s'il s'agit de penser autrement le monde, ce n'est pas dans le but de libérer l'inconscient mais pour que ce monde se conjugue à une humanité meilleure.
« Voir ce bleu profond te fondre » est cette œuvre qui fut d'abord présentée dans le pavillon français pour la dernière Biennale de Venise. Elle prend la forme d'une déambulation poétique sur de multiples paysages, la mer, le Palais idéal du Facteur Cheval, Venise et le lieu même où la Biennale se déroule. Les séquences sont hachées, les visions se télescopent, les langues se superposent, les images s'imprègnent d'éléments liquides et tentaculaires. Tout s'entremêle pour une sublime fusion dans l'illustration d'un autre monde possible.
Laure Prouvost nous confie une œuvre ouverte, généreuse et, souvent sous une forme burlesque, elle conduit cet étrange cérémonial qui est aussi un voyage initiatique. Elle extirpe de nos imaginaires les angoisses et nos différences en recomposant la trame de ce qui nous unit aux autres et au monde. Autant dire que cette énergie folle qui se déploie dans l’œuvre est à la mesure de nos espoirs pour une planète mieux respectée car nous en partageons tous les atomes et que chacun de nous est aussi une partie intégrante des autres. Et voici que Laure Prouvost nous transporte dans une sorte de  « bateau ivre ». On y retrouve, comme chez Rimbaud, la même puissance de la synesthésie et ce même constat : « Je est un autre ».



Liselott Johnsson, Œuvres



Tout en s'inscrivant dans la tradition du Bauhaus, Liselott Johnsson en transgresse les règles non sans une certaine jubilation. Si de sa formation d'architecte et de plasticienne, elle s'implique dans l'environnement urbain, social ou écologique, c'est toujours par une parfaite maîtrise dans l'élaboration physique de l’œuvre et par une volonté de se départir de son seul impact visuel. Par le détour de l'ironie et un acharnement tranquille à interroger l'image dans les codes qu'elle subit, l'artiste prend ceux-ci à rebours en les mesurant aux structures du langage. C'est ainsi que les couleurs et les signes géométriques s'associent à des mots, parfois iconiques de notre quotidien, parfois chargés d'un avertissement, d'une menace.
Cette œuvre d'une apparente neutralité renvoie à notre monde dans toute son ambiguïté. Aujourd'hui les signes non verbaux prolifèrent et leurs injonctions, de façon inconsciente, induisent nos comportements. Liselott Johnsson les prélève : Ce que disent les couleurs, certaines indications sonores, les symboles liés à la circulation et aux transports, l'artiste le proclame et le détourne au profit d'une esthétique de la pensée dans la création d'une utopie universelle. C'est en cela que l’œuvre acquiert son identité et sa force. Il faut avoir vu son exposition dans un parc où elle élabore un mot croisé de couleurs et de signes pour des mots et une grammaire à recomposer. Et aussi, dans une chambre d’hôtel décorée par Morellet, comment elle parvient à associer vidéo et sons, avec Fabiana Cruz, pour impliquer chacun de nous dans la traduction de l’œuvre.
Ce travail rigoureux, sans détours rhétoriques, produit un impact implacable. Il nous place délibérément dans la relation de la couleur et du signe, de leurs mutations possibles et des conséquences qu'ils pourraient engendrer. Aussi l’œuvre de Liselott Johnson est-elle aussi un cri d'alarme froid et réfléchi sur les incidences de tous les codes qui nous gouvernent et qui mettent en péril le langage, l'art lui-même, c'est à dire tous ces liens essentiels qui nous unissent.