dimanche 29 mars 2020

De l'art et des virus




Il n'y aura ni d'avant ni d'après mais cette seule durée à travers laquelle, imperceptiblement, on peut mesurer les transformations qui, au gré des événements, s'opèrent aussi bien dans le réel que dans sa dimension symbolique. Ainsi tout était déjà là avant que nous le perçûmes. Incendies gigantesques et autres déluges préfiguraient cette épidémie pour nous ramener brutalement à ces terreurs archaïques desquelles les illusions des miracles du progrès nous avaient détournés. Le monde d'avant, celui très lointain de l'histoire ancienne, revenait soudain dans notre présent et la réalité du temps se rappelait à nous en nous révélant qu'on ne transforme pas la transformation mais que celle-ci est l'essence même de la vie.
L'art, nous l'avions oublié, parle de cela. Il nous renvoie à travers l'imaginaire,  à un corpus symbolique pour illustrer ce réel qui, autrement, ne serait qu'un temps vide. Et dans un monde profane, il tend à se charger de ce que les religions pouvaient dire du monde. L'art en est aussi une interprétation et il n'est pas étonnant que ses acteurs se révèlent de plus en plus selon un modèle religieux. Certains curateurs - ou curatrices - en sont les grands prêtres quand les artistes se trouvent parfois réduits à la fonction d'officiants. Qu'en est-il alors de leur créativité quand il faut qu'ils se modèlent à leur liturgie ? L'artiste peut-il accepter d'être un dévot, celui du veau d'or, du capitalisme, d'une croyance ou d'une quelconque idéologie ? Poser ces questions est aujourd'hui nécessaire car, plus que jamais, l'art est menacé de se laisser absorber par ces rites sacrificiels et ces cérémonies expiatoires qui suivirent les grands fléaux de l'humanité.
L'art d'aujourd'hui est déjà largement imprégné de ce « grand pardon », ici pour les injustices faites aux femmes, là pour les blessures causées à la planète ou,  ailleurs, pour la cruauté du colonialisme. La pandémie du coronavirus ravivera d'autant plus la tentation religieuse qui consiste à réglementer nos peurs, à légiférer nos vies, à rajouter des prières dans la grand messe du spectacle « culturel ». Car la culture n'est souvent qu'un culte quand on voudrait qu'elle soit une ouverture au monde. L'artiste criera-t-il sa liberté ou bien acceptera-t-il d'être un membre du clergé, d'appartenir à ses multiples sectes ? Sera-t-il un flagellant ou bien un démiurge arrimé à sa liberté ? On peut souhaiter que cette crise puisse agir comme un révélateur pour que l'artiste ne dise pas ce que le monde veut lui faire dire mais, au contraire, qu'il exprime ce qu'il veut dire du monde.
Les artistes se sont installés dans un présent perpétuel. L'art « contemporain » figure souvent ce présent indépassable dans son éternité sanctifiée. Il est sans racine, il se modèle sur un rhizome pour reprendre l'idée de Deleuze. Il est le lieu de cet éphémère auquel se collent toutes les aspérités du vivant, comme si l’œuvre d'art devait conjurer la violence du monde de façon sacrificielle, comme si elle devait s'effacer constamment pour laisser place à une autre violence qui serait pourtant toujours identique à elle-même. L'essence même du rite réside dans la répétition. Et l'art doit, à l’inverse, s'inscrire dans cet espace et ce temps que l'artiste construit et laboure entre réel, utopie et rêverie. L'esthétique résulte de ce travail qui s'accomplit hors de toute éthique. Laissons la morale aux prêtres ou aux moralistes et la médecine aux médecins. Et l'art aux artistes.

Arnold Böcklin, La peste


Nicolas Poussin, La peste à Ashbod


vendredi 13 mars 2020

« L'avant-dernière version de la réalité », Brognon Rollin



MAC VAL, Vitry-sur-Seine
Jusqu'au 30 août 2020



L'art contemporain ne serait-il plus que celui d'un présent continuel, nourri seulement de sa seule présence et du protocole que chaque artiste s’attribue pour s'y établir ? A ce présent qui s'illusionne en espace, répondent l'ensemble des conjonctures humaines et sociales auxquelles s'accrochent autant d'utopies pauvres dans l’imaginaire, ineptes dans la réalisation d'une œuvre. Aussi faudrait-il plutôt parler d'un « art contemporaire » qui se contemplerait dans son miroir, hermétique au monde réel par son obsession du catalogue, de l'archive, comme s'il s'agissait de le numériser pour en filtrer toutes les scories se rattachant encore à une histoire de l'art et à la réalité des êtres. Pris souvent dans les rets d'une reconnaissance institutionnelle, d'un refus esthétique et d'un projet marchand, c'est art là permet pourtant à certains artistes de s'émanciper de ce cadre imposé pour proposer un espace qui inscrit fortement, sans pathos et sans illusion, le poids du réel dans le temps.
« L'avant-dernière version de la réalité », telle est cette citation de Borges sur laquelle s'ouvrent les travaux du duo d'artistes Brognon Rollin. Comme chez Borges, il y a là les dérives d’une enquête, les jeux de miroir et les labyrinthes. Mais aussi ce temps implacable où on se cogne et ce réel qui s'étoile en de multiples fragments quand on s'y confronte. Brognon Rollin, dans des œuvres très diverses, parvient à désactualiser le réel pour l'intégrer à ce « réalisme magique » qu'on attribua à Borgès.
Quand est-il du réel hors de toute représentation ? Par quelle perception et quelle système de pensée peut-on l'appréhender ? Et qu'en est-il de la mémoire ? Toute l'exposition au MAC VAL semble répondre à cet enjeu si sensible de l'art d'aujourd'hui. Mais l'originalité de ce duo d'artistes est de saisir cette représentation, de biais, par le reflet, la singularité de la marge. Aussi le réel est-il en prise avec les addictions, les enfermements et les écumes de la nuit. Ceci s'enchevêtre dans des lignes de fuite nimbées de brutalité et de poésie. Nos artistes parlent beaucoup du temps et les objets en sont ici les écailles. Chaque œuvre contient ce glissement secret entre le réel et ce temps qui s'arrête quand elle est accomplie. C'est par la magie que le réel se donne ici à voir sans concession.



Matisse Métamorphoses

Musée Matisse, Nice    Jusqu'au 4 mai 2020




Plus que nul autre, Matisse sut découper l'espace en masses colorées et intégrer le cadre d'une fenêtre comme une trouée dans le tableau ou la possibilité de son expansion vers sa réalité extérieure. De l'espace au volume, l'artiste se livre bien à une réflexion complémentaire et il n'est pas étonnant que Matisse s’intéressât à la sculpture. Par ses gouaches sur papiers découpés, il s’affranchissait du pinceau et par la sculpture il ciselait l'espace et, paradoxalement, il retrouvait les lignes et les courbes dans la même justesse que dans ses dessins.
Les sculptures de Matisse restent peu connues. Il rencontra Rodin mais surtout il suivit l'enseignement de Bourdelle et se lia d'amitié avec Maillol. Matisse fut aussi l'un des premiers à s’intéresser aux arts primitifs. « Comparativement aux sculptures européennes qui dépendent toujours du muscle, de la description de l'objet d'abord, ces statues nègres étaient faites d'après la matière, selon des plans et proportions inventées », écrivit-il. Ce sont donc quelque quatre-vingt-quatre pièces que Matisse réalisa entre 1900 et 1950 et dont la plus grande partie est conservée à Nice. Cette exposition réalisée en partenariat avec le Kunsthaus de Zurich permet non seulement de découvrir les sculptures de Matisse, mais de comprendre ce lien qui exista chez lui entre le dessinateur , le peintre et le sculpteur. Les œuvres sont ainsi mises en perspective et, des photographies, des sculptures non occidentales ayant appartenu à Matisse, sont également présentées et permettent de mieux comprendre son cheminement.
Rares sont les peintres qui surent équilibrer aussi savamment les zones de plein et de vide. Cette découpe à l'intérieur de la matière en œuvre dans les sculptures accompagna donc peut-être les recherches picturales de Matisse. L'intérêt de cette exposition ne réside pas seulement dans la présentation de ces sculptures mais également dans ce qu'elles disent du travail du peintre. La mise en parallèle de certaines d'entre elles avec quelques tableaux est à cet effet particulièrement éloquente.



lundi 9 mars 2020

Qalqalah – Plus d'une langue



CRAC Occitanie à Sète
jusqu'au 24 mai 2020
                                                   


Voici une exposition qu'on ne pourra savourer ou comprendre sans un mode d'emploi. Les deux universitaires curatrices, Virginie Bobin et Victorine Grataloup, ambitionnent en effet, à partir de leur association « Qalqalah », de mettre en question la langue tout en négligeant son aspect purement linguistique et de « créer une plate-forme d'échanges artistiques, de recherche et de traduction... Elle rassemble artistes, théoricien-ne-s internationaux-ales engagé-e-s dans l'articulation des problématiques artistiques, politiques et sociales »... Rien de bien nouveau donc dans le contenu et dans la forme mais il est toujours passionnant de se plonger dans la recherche pour en extraire quelque pépite insoupçonnée, les artistes n'intervenant alors que comme outils pour illustrer le concept.
Le projet tel qu'il est exposé s'énonce ainsi : « Les œuvres se font l'écho de langues multiples, hybrides, acquises au hasard de migrations familiales, d'exils personnels ou de rencontres déracinées (…) Comment (se) parle-t-on en plus d'une langue, en plus d'un alphabet ? » A ce fort questionnement, toutes les réponses sont possibles à la vue de l'exposition, d'autant plus que tout repose sur des signes arabes et des phrases en anglais. Mais heureusement ce qui est traduisible est disponible sur une feuille à l'accueil : On y trouvera donc d'hermétiques citations de Derrida, une autre de Sara Ahmed « Une oreille féministe capte les sons qui restent bloqués par le refus collectif d'entendre » ou bien encore celle de Omar Berrada ; « C'est avec ton corps que tu traduis, pas avec ton esprit ».
Fort de ces éclairages, le visiteur peut donc visiter les lieux dans lesquels les « œuvres » sont imbriquées à tel point qu'on saisit mal ce que chacune est censée exprimer. Mais sans doute « dialoguent-elles » et entrent-elles en résonance avec l'espace qui les accueille. Et ces œuvres sont des sons, des vidéos, des lettres, des journaux, de l'artisanat et une multitude de signes arabes dispersées un peu partout et qui raviront ceux qui sauront les décrypter. Les visiteurs éprouveront-ils dans ce parcours autant de plaisir que les curatrices ? Il faut le souhaiter et s'ils en sortent fortifiés, «L'Art » aura rempli sa mission.






dimanche 8 mars 2020

Le vent se lève





MAC VAL, Musée d'art contemporain du Val-de-Marne
Vitry-sur-Seine
A partir du 7 mars 2020
Le vent se lève

MAC VAL, Musée d'art contemporain du Val-de-Marne
Vitry-sur-Seine
A partir du 7 mars 2020


Le gigantisme d'une œuvre de Tatiana Trouvé, « Desire lines » impose d'emblée sa présence. Mais surtout il orchestre l'ensemble de l'exposition tant par les sujets qu'elle aborde que par les ramifications de ces fils qui guident métaphoriquement le visiteur et à partir desquels tout un parcours sensible se construit. L'artiste archive ici les 212 chemins de Central Park et les transfère sur des cordes selon leur métrage sur autant de bobines. Chacune d'elles mentionne les références à une marche qui a marqué l'histoire des idées et des hommes. Chaque pièce présentée répond ainsi à une « démarche » engagée et incite à suivre ce fil imaginaire.
« Le vent se lève... Il faut tenter de vivre » écrivait Paul Valéry. Ce sont cette autre vie possible et ce souffle nouveau qui traversent les salles du MAC VAL. Cinquante-deux artistes de plusieurs générations témoignent des relations ambiguës entre les Hommes et la Terre à travers un parcours qui s'inscrit dans le temps de la marche, celui d'une austère méditation ou d'une flânerie rêveuse. Ou bien par le rythme, la superposition de fragments, comme dans les promenades de Nietzsche quand celui-ci suggérait qu'elles permettaient à la pensée de s'ouvrir continuellement à des perspectives nouvelles.
Les œuvres présentent ainsi les facettes toujours renouvelées de la nature à partir d'une multitude de supports et de points de vue. Bernard Moninot évoque « la mémoire du vent » par des prélèvements en traces lumineuses tandis qu'une toile de Dubuffet recourt à la pâte de papier mâché pour inscrire la puissance de la terre. Pourtant l'humain revient comme en écho avec les éléments. Une action de Gina Pane de 1970 témoigne d'une fusion avec la terre et dans « We are legion », Clément Cogitore convoque l'air, l'eau, la terre et le feu dans un cérémonial sauvage, un « déjeuner sur l'herbe» revu sous le prisme de la dérision et de la révolte. Nicolas Floc'h photographie de façon sculpturale les fonds sous-marins, les confins du visible et de l'invisible, le trouble d'une architecture et d'une ruine dans des structures artificielles immergées. L'alchimie végétale de Michel Blazy impose sa couleur tandis que les images de Jean-Luc Moulène surgissent entre récit et documentaire comme des instants de déambulation et d'arrêt.

Chaque artiste dévoile ainsi sa relation personnelle, physique et mentale avec son environnement. L'exposition déroule ce fil fragile qui nous relie au monde et elle parvient à nous égarer, avec inquiétude ou bonheur, dans ces petits chemins de l'art qui s'enfoncent parfois dans la forêt mystérieuse du réel.


Pierre Malphettes, "L'arbre et le lierre"

Sur la terre des dieux


Marc Chagall et le monde grec
Musée Marc Chagall, Nice
Jusqu'au 27 avril 2020


Dans l'espace lumineux d'une œuvre de Chagall, la terre se confond au ciel et à la mer dans un tourbillon de couleurs. Et les hommes partagent le règne des dieux, des animaux, des anges et des sirènes de telle sorte que le peintre n'aurait pu s'épargner d'illustrer cette Grèce qu'il rencontra en 1952 pour illustrer « Daphnis et Chloé ».
L’univers de Chagall est ainsi constitué de cette fusion de l'homme et du divin, de la nature et des mythes anciens. Et de la Bible à la Grèce, c'est le souffle d'un même chant qui se développe sur les rives de la Méditerranée. Aussi le Musée Chagall de Nice est-il le lieu privilégié pour une rencontre entre l'artiste et le monde hellénique  dans toute la puissance des forces contrariées et solaires de la poésie antique. L'exposition donne lieu à une explosion de lumière et d'images quand, sur des dizaines de lithographies, de livres ou de céramiques, Marc Chagall illustre cette vie sensuelle et tourmentée, quand les nymphes se jouent des enfers et des hommes et que le souffle tumultueux de l'Odyssée se heurte à la douceur bucolique d'une pastorale.
Lorsqu'il évoque une « mer vineuse », Homère charge la Méditerranée d'ivresse et de sang. L'artiste, comme le poète, est ce magicien qui métamorphose la légèreté d'un bleu dans un rouge tragique. Chagall, comme Ulysse, vécut le déracinement et l'exil, l'obstination inquiète et le triomphe de la sensualité et du désir dans une même quête spirituelle. Il faut alors se laisser porter, dans la beauté sereine du lieu, par cette élévation musicale, par ce rythme coloré des flots de la Méditerranée : Cette exposition nous invite au plus merveilleux des voyages.