Il
n'y aura ni d'avant ni d'après mais cette seule durée à travers
laquelle, imperceptiblement, on peut mesurer les transformations qui,
au gré des événements, s'opèrent aussi bien dans le réel que
dans sa dimension symbolique. Ainsi tout était déjà là avant que
nous le perçûmes. Incendies gigantesques et autres déluges
préfiguraient cette épidémie pour nous ramener brutalement à ces
terreurs archaïques desquelles les illusions des miracles du progrès
nous avaient détournés. Le monde d'avant, celui très lointain de
l'histoire ancienne, revenait soudain dans notre présent et la
réalité du temps se rappelait à nous en nous révélant qu'on ne
transforme pas la transformation mais que celle-ci est l'essence
même de la vie.
L'art,
nous l'avions oublié, parle de cela. Il nous renvoie à travers
l'imaginaire, à un corpus symbolique pour illustrer ce réel qui,
autrement, ne serait qu'un temps vide. Et dans un monde profane, il
tend à se charger de ce que les religions pouvaient dire du monde.
L'art en est aussi une interprétation et il n'est pas étonnant que
ses acteurs se révèlent de plus en plus selon un modèle religieux.
Certains curateurs - ou curatrices - en sont les grands prêtres
quand les artistes se trouvent parfois réduits à la fonction
d'officiants. Qu'en est-il alors de leur créativité quand il faut
qu'ils se modèlent à leur liturgie ? L'artiste peut-il
accepter d'être un dévot, celui du veau d'or, du capitalisme, d'une
croyance ou d'une quelconque idéologie ? Poser ces questions
est aujourd'hui nécessaire car, plus que jamais, l'art est menacé
de se laisser absorber par ces rites sacrificiels et ces cérémonies
expiatoires qui suivirent les grands fléaux de l'humanité.
L'art d'aujourd'hui est déjà largement imprégné de
ce « grand pardon », ici pour les injustices faites aux
femmes, là pour les blessures causées à la planète ou, ailleurs,
pour la cruauté du colonialisme. La pandémie du coronavirus
ravivera d'autant plus la tentation religieuse qui consiste à
réglementer nos peurs, à légiférer nos vies, à rajouter des
prières dans la grand messe du spectacle « culturel ».
Car la culture n'est souvent qu'un culte quand on voudrait qu'elle
soit une ouverture au monde. L'artiste criera-t-il sa liberté ou
bien acceptera-t-il d'être un membre du clergé, d'appartenir à ses
multiples sectes ? Sera-t-il un flagellant ou bien un démiurge
arrimé à sa liberté ? On peut souhaiter que cette crise
puisse agir comme un révélateur pour que l'artiste ne dise pas ce
que le monde veut lui faire dire mais, au contraire, qu'il exprime ce
qu'il veut dire du monde.
Les
artistes se sont installés dans un présent perpétuel. L'art
« contemporain » figure souvent ce présent indépassable
dans son éternité sanctifiée. Il est sans racine, il se modèle
sur un rhizome pour reprendre l'idée de Deleuze. Il est le lieu de
cet éphémère auquel se collent toutes les aspérités du vivant,
comme si l’œuvre d'art devait conjurer la violence du monde de
façon sacrificielle, comme si elle devait s'effacer constamment pour
laisser place à une autre violence qui serait pourtant toujours identique à elle-même. L'essence même du rite réside dans la répétition. Et l'art
doit, à l’inverse, s'inscrire dans cet espace et ce temps que
l'artiste construit et laboure entre réel, utopie et rêverie.
L'esthétique résulte de ce travail qui s'accomplit hors de toute
éthique. Laissons la morale aux prêtres ou aux moralistes et la
médecine aux médecins. Et l'art aux artistes.