vendredi 29 mars 2024

herman de vries, «Ma poésie est le monde»

Espace d'Art Concret, Mouans-Sartoux

Jusqu'au 5 janvier 2025



Tel un livre, le monde s’ouvre à nous. Chacun de ses atomes se déploie comme un mot que nous interprétons dans une symphonie dont nous peinons à déchiffrer toutes les ramifications. Ce mystère que nous échouons à élucider s’appelle la poésie. En extraire la substance, telle est la quête d’ erman de vries qui (l’absence de majuscule est revendiquée), entre mots, pages blanches, toiles vierges et fragments de terre ne cesse, depuis des décennies, d’égrener toutes ces poussières d’invisible qui nous relient pourtant à la réalité du monde.

Né au Pays-Bas en 1931, l’artiste agit selon la méthode minutieuse du voyageur, du botaniste et du scientifique. Imprégné des philosophies orientales, le plein et le vide inaugurent cette méditation sur les fibres les plus ténus qui nous rattachent au monde et se raccordent à notre conscience. Aussi l’exposition s’ouvre-t-elle sur des tableaux d'un blanc absolu quand d’autres agissent avec les seules découpes de reliefs  blancs sur ce fond pour faire émerger l’ombre et la lumière. Selon les principes du Groupe Zéro dont il fut proche à la fin des années 50, «La lumière et la plénitude se répondent continuellement».

S’éloignant progressivement de l’abstraction, herman de vries collecte herbes, graines, terres ou pollens qu’il assemble sans hiérarchie aucune dans une trame poétique dans laquelle la couleur infuse pour délivrer des modulations de signes dans un délicat chant du monde. Une calligraphie polyphonique saisit l’espace pour en faire jaillir les tressaillements à l’aube du silence. Tout n’est alors que dépouillement, effleurement et retrait dans une nudité assumée quand elle se dépose sur des livres, des dessins, des documents ou des installations comme de simples dépôts de sens. A l’artiste démiurge, herman de vries oppose la relation la plus concrète de l'homme avec la nature dont lui-même ne se revendique que comme principe éphémère et aléatoire saisi dans le perpétuel mouvement du zéro et de l’infini. Cet hédonisme tranquille, cet hymne à la joie, semble faire écho à cette belle maxime de Madame de Staël, «La gloire est le deuil éclatant du bonheur».

Être, tel est le socle de cette œuvre multiple qui exsude de toutes les pores du papier les traces de ses origines et se confond avec tous les rudiments d’écriture. La poésie se condense ainsi dans les mots humains comme dans la pierre ou une herbe séchée. Elle est le monde, fluide dans l’épaisseur du temps, simple murmure dans le bruit de l'univers. Celui-ci s’y blottit tout en se développant selon le précepte d’Héraclite, «Tout coule» ou bien comme l’écrivait Wittgenstein, «Ce dont on ne peut parler, il faut le taire pour seulement «montrer».

Le voyageur se confond ici au philosophe emporté par le vent des choses. Ce qui, en poésie, désigne le souffle. Qu’on s’abandonne à lui et l’émerveillement qu’il distille nous procure alors, au gré de cette belle exposition, la vision d’un bonheur que nous ne savons pas voir et que l'artiste nous incite à découvrir.




mercredi 27 mars 2024

Stéphane Lovighi-Bourgogne, «Rétrospective»

 


Centre d’Art La Falaise, Cotignac (Var)

Jusqu’au 25 mai 2024



Il est des peintures auxquelles on se heurte avec l’effet d’une vitre que l’on traverse ou d’un miroir brisé qui renverrait l’image multipliée d’un monde blessé. Ainsi en va-t-il pour bien des artistes de l’art brut ou de l’expressionnisme et c’est dans cette lignée que Stéphane Lovighi-Bourgogne, né à Dijon en 1968, nous conduit à travers un itinéraire très personnel dans les sinuosités d’une peinture fiévreuse irriguée d’une lumière sombre.

Autodidacte, son dessin s’enroule pourtant dans des spires magiques avec le souvenir de Goya et la violence dorée de la corrida. La peinture, elle, se drape de teintes terreuses pour faire jaillir ici une flèche de sang, là la grimace d’un clown à tête de flic. Car Stéphane Lovighi- Bourgogne est l’artiste de l’irrévérence. Amour et cruauté, érotisme débridé et désespoir sarcastique, tout se brasse et se consume dans un enfer paradisiaque quand il peint les baisers de la colère et le brasier de la mélancolie.

«Ma seule façon d’aimer les gens, c’est de les peindre», déclare-t-il. Et c’est ainsi qu’il peint. Dans un geste rugueux et le souvenir du cubisme, avec des angles et des déboîtements, des corps raides et sans âme. Mais aussi dans l’ombre du symbolisme avec ses animaux hiératiques issus d’un rêve d’où se hisse le cauchemar d’un regard, d’un arbre stylisé ou d’un corps déchiré. Impossible de qualifier une telle peinture qui, à chaque instant échappe à toute définition et pourtant nous hante par la puissance d’un style très personnel et d’une image toujours inscrite dans l’idée d’un paradoxe. L’artiste excelle dans la juxtaposition d’éléments inconciliables - un cheval blessé, un avion ou une femme-papillon. Des épées en bois, des jouets et des armes factices pour un carnaval apocalyptique où le rouge d’un nez de clown traverse la toile. Ailleurs, il déchire littéralement le tableau avant de le recoudre pour en exhiber les cicatrices. La vie est ici une nuit sans fin que seule la peinture peut traduire dans son tremblement quand seul le sang en jaillit. Et la lumière fut.

Cette histoire de la peinture se confond à la sienne quand elle est ce miroir inquiet de soi-même au-delà de la douleur et du rire. Il y eut ces autoportraits de Rembrandt comme une méditation sur le temps et ces mascarades grinçantes d’Ensor et d’autres compositions bancales qui déchirèrent le voile décoratif de l’art. Il y a aussi dans cette rétrospective des portraits, des natures mortes, des scènes mythologiques et des faunes comme égarés dans le bric à brac de l’art. Tout est passé au crible de cette peinture sans concession par une matière lourde ou d’une légèreté diaphane qui tour à tour souille le réel ou l’éblouit.











dimanche 17 mars 2024

«Sans titre», Henri Matisse et Djamel Tatah

 


Musée Matisse, Nice

Jusqu’au 27 mai 2024



A partir d’influences, de dialogues ou de rejets radicaux, chaque artiste se mesure au miroir de l’autre mais, au-delà d’une confrontation sensible ou argumentée, la rencontre peut se moduler au gré du hasard d’un dessin ou d’une toile, du noir et blanc ou de la couleur. D’un peintre à un autre, les points communs se découvrent même si chacun construit son propre vocabulaire et c’est par une trentaine de tableaux que Djamel Tatah interprète son regard sur les seules gravures et sculptures d’Henri Matisse.

De celui-ci on connaît la proéminence du corps stylisé dans ses courbes et ses entrelacs en relation avec un fond décoratif souvent réduit à des droites ou des croisillons. Quant à Djamel Tatah, ce fond résulte d’une essence purement picturale par le jeu de l’huile et de l’encaustique qui lui confère un éclat nocturne à l’image d’une œuvre profondément paradoxale. L’apparence majestueuse du monochrome renforce la solitude du personnage qui émerge - figure hiératique au-delà de toute histoire. Les plis du vêtement comme les délicates veines d’un bleu nacrent à peine les vagues qui seules animent le corps d’une femme ou d’un homme. Les bras ballants, les yeux vides, la chair triste, ces personnages se répètent mécaniquement, par séries, d’une toile à l’autre, vers une nouvelle séquence pour un même état de la solitude et de l’abandon au monde.

Pourtant malgré ce vide intérieur et cet exil de l’humanité, la vie fuse par la seule grâce de la peinture. Djamel Tatah réduit ses effets à une grammaire minimaliste. Souvent de plain pied avec le spectateur, le corps humain anonyme devient cette ombre muette de nous-même et qui nous hante. Souvent hissé dans une verticalité boudeuse qui verrouille l’espace, il peut se replier dans une horizontalité songeuse ou dans les modulations et les orbes d’une aspiration au-delà du tableau, vers une élévation dépourvue d’anges et de ciel. Ce n’est alors que le silence qui creuse la nuit comme prélude à cette autre lumière qui surgirait pour faire changer le monde.

Pourtant tout bruisse de ces peaux mortes, de ces visages blêmes et de ces regards délavés. Toute la présence de ces êtres repliés dans une intériorité sans soleil éclate par l’étendue superbe du champ chromatique. L’abstraction domine et on y retrouve le zip lumineux de Newman quand il divisait la toile, la cisaillait de son éclair pour en extraire son ruissellement. Djamel Tatah revisite les vastes aplats colorés de la peinture américaine pour y introduire le seul signe d’une figuration. Celle-ci qui pour Matisse se réduisait à la simplification de la ligne et des gouaches découpées...

 Ne pas exposer ce Matisse de la couleur pour prendre le parti du noir et blanc dans cette exposition «sans titre», c’est nous permettre, à travers le regard de Djamel Tatah, de découvrir la fabrication du dessin, le seul jeu du trait et du vide qui configure l’espace. L’artiste nous dit que le dessin c’est de la pensée. En effet, contemplons tous ces êtres errants. Leur mise à distance nous enveloppe pourtant comme une image de nous-mêmes. Images de la relégation et comme clouées sur un espace auquel les humains seraient étrangers. Les voici tous perdus dans leurs pensées. C’est peut-être cela, Vivre.




                                     

mercredi 13 mars 2024

Barbara Navi, «Ces portes de corne et d’ivoire»

 


Suquet des Artistes, Cannes

Jusqu’au 28 avril 2024



Difficile de saisir une image sans recourir aux mots. Et si l’on s’en tient à son étymologie, dès le XIIe siècle l’image, après avoir revêtu par son origine latine l’idée de fantôme, désigne une vision acquise au cours d’un rêve et s’oppose ainsi à la «figura» qui énoncerait la réalité. La peinture de Barbara Navi relève de cette origine et de ces effluves de mémoire quand ils s’incorporent à l’imaginaire. Et l’on pense alors aux vers de Rimbaud, «...tu sais bien des histoires,/ Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis/ Quand s’ouvrent lentement tes grandes portes noires».

C’est une lumière plus argentée qui se diffuse par «ces portes de corne et d’ivoire» qu’entrouvre l’artiste. Sur la toile, la couleur se dépose par fragments et des lames de blanc déchirent des gammes chromatiques desquelles surgissent des bribes de mémoire, des songes confondus à des réminiscences picturales. On y croise des revenants de la peinture ancienne, des personnages de Courbet, des attitudes de Rubens et des tours de Babel. Et comme émergeant du sommeil, voici que le temps s’empare de l’espace, se contracte ou se déchire pour imposer des bribes de récit dans une nuit incertaine.

L’œuvre de Barbara Navi est cette buée qui se dépose sur le réel. Un souffle inquiet semble se coaguler sur une huile très diluée avec ses flux et ses reflux pour faire émerger des strates de récit, des reliquats de visages et des collisions de sens. Les paysages ensommeillés semblent traversés d’éclairs dans un ciel floconneux et le réel se confond alors à un théâtre dont l’artiste ouvrirait les rideaux pour dévoiler la scène d’une dramaturgie qui répondrait à ce qui se joue en coulisses. Barbara Navi nous conduit en funambule sur les rives de cet entre-deux hors du temps. Il n’y a là nulle perspective mais seulement le phrasé d’un récit qui se fraye, une apocalypse qui nous hante et un feu éteint qui dilate les couleurs du monde. Rêve ou réalité, enfer ou paradis, tout suinte ou s’écrit sur la peau d’une peinture qui transpire d’un désir de recomposer la vie.

Plus que d’image ou de l'illustration d’un univers fantastique, il s’agit ici d' une révélation de la peinture, dans sa trame, dans ses effacements comme dans ses vagues qui déferlent obsessionnellement sur notre histoire. Barbara Navi en retrace les soubresauts, les cris enfouis ou les caresses. Sommeil, mort ou soleil éteint, tout se conjugue dans la vie et ses lumières parmi lesquelles nous errons entre nos ombres. En ouvrant ses portes, la peinture se hisse alors sur les cimes de la poésie et nous entraîne sur les rives de Cythère, entre monts et merveilles dans les interstices du temps.




dimanche 3 mars 2024

Jessica Backhaus «Nous irons jusqu’au Soleil»

 


Centre de la Photographie de Mougins

Jusqu’au 2 juin 2024



Toute visibilité n’est que lumière. Avant même que des formes ne s’ébauchent, la lumière impose son arc de couleurs dont la source se confond à la chaleur du soleil. Revenir à cette origine, puiser en elle sa seule matérialité ou définir comment elle façonne l’image, telle est l’approche photographique de l’artiste allemande Jessica Backhaus. En reprenant comme titre pour son exposition celui que donna Sonia Delaunay à son livre «Nous irons jusqu’au soleil», la photographe reprend cette idée fondamentale d’une suprématie de la couleur tout à la fois sujet et objet pour la peinture comme pour la photographie.

En soi, la couleur demeure pourtant une fabrication. Elle ne se diffuse et ne se comprend que par un prisme culturel qui en filtre toutes les ramifications psychologiques ou mythologiques comme Michel Pastoureau n’a cessé de le démontrer. Pourtant si la couleur est codifiée, elle demeure néanmoins une fiction qui raconte une autre histoire que le réel. Dans une première partie, «Cut out», Jessica Backhaus relate cette histoire sans référence aucune à l’objet pour se concentrer sur la chaleur qui viendra moduler ses effets sur le papier photographique. Elle en explore la variété des supports pour les imprégner de vibrations issues de la seule chaleur solaire. Dans une pure abstraction, les formes se chevauchent alors ou se dissolvent dans un théâtre d’ombres ou de lumières pour une chorégraphie parfaite et un hymne à la couleur qui prend ici un relief inédit. La photographe en saisit toute l’essence comme une méditation sur l’objet même de notre regard. Que désirons-nous voir? L’objet en lui-même ou bien notre propre désir d’image comme seul objet?

Dans des travaux plus récents, Jessica Backman s’intéresse à ces objets que la lumière sculpte. «The nature of things», pour cette seconde partie de l’exposition, révèle une poésie du quotidien à l’instant où le regard se transforme par l’irruption des choses saisies par le jaillissement de la lumière, les liserés d’ombre comme des ourlets d’ouate pour leurs contours ou, au contraire, des traits acérés, des lames qui lacèrent l’espace pour mettre la figuration à nu. Jessica Backman en parle comme des «Natures mortes» ou bien, comme on le dit en d’autres langues, des «Vies tranquilles». Ces figures là disent autre chose que ce qu’elles représentent, elles sont dans un sens littéral, des «prétextes». Non pas ici, prétextes d’allégories mais prétextes à définir tout objet comme socle résultant d’une vibration lumineuse.

La peinture n’est jamais loin de cette œuvre qui nous incite à la contemplation, c’est à dire à se défaire du seul regard pour éprouver les choses à partir du sensible et d’une autre durée. Comment alors ne pas penser à Rothko, à ce rien qui vacille mais qui bouleverse, à cette couleur qui déborde de l’univers et qui s’engouffre sur une toile? Ainsi nous parlent ces photographies dans lesquelles l’éclat d’un cactus résonne dans un ciel nocturne. Ou encore la porosité d’un savon qui éponge l’espace ou des grains de sable, des traînées de pluie pour suggérer par un trompe l’œil parfait, la matérialité du monde. Celle-ci toujours en proie à la lumière et à son écriture par la seule souplesse des lignes et des courbes dans leur rayonnement souverain.