mardi 29 septembre 2020

« Géométries de l'invisible », Espace de l'Art Concret, Mouans-Sartoux

 

Jusqu'au 3 janvier 2021


                                                           Arthur Lambert, 2019


Quand la forme géométrique demeure la pierre angulaire d'une œuvre et qu'elle recourt à son expression la plus simple dans l'abstraction, l'Espace de l'Art Concret n'a de cesse de mettre en lumière toutes les expériences artistiques en relation avec cet idéal de pureté de la ligne et de la couleur. Et si ces dernières figurent l'ossature du visible, elles évoquent aussi leur corollaire, cette énigme de l'invisible. L'aventure est donc audacieuse quand il s'agit de mettre en forme ces « géométries de l'invisible » et pourtant la quarantaine d'artistes que l'exposition présente parviennent, par des détours parfois opposés et des approches souvent déroutantes, à apporter des solutions sensibles et colorées pour un tel défi. Il faut donc porter un regard sur l'autre versant des formes rationnelles, des cercles, des triangles et des carrés. Et dériver sur ces territoires marginaux, suspects à la rationalité et aux sciences, que sont l'ésotérisme et la spiritualité.

Le parcours débute sur l'ébauche d'une géométrie dans l'art préhistorique pour se poursuivre sur des géométries naturelles et le vortex. Dans ses œuvres, Teruhisa Suzuki s'intéresse à l'écoulement tourbillonnaire et à la dynamique du vortex quand, sur un autre registre, Mario Merz, dans un igloo d'éclats de verre, associe un arbre à la représentation de l'habitat et du cosmos. Mais la présence de l'invisible est aussi cette réalité qui se rattache à des territoires inconnus, ceux de l'énergétique, des ondes, des fréquences ou du magnétisme et, leur donner forme nécessite une autre expérience de la perception. Celle-ci engage un rapport nouveau au sensible que certains artistes découvrent à travers l'ésotérisme et notamment les symboles et signes de l'alchimie, de la Kabbale ou de la franc-maçonnerie. Aux œuvres lumineuses d'Arthur Lambert, dans une élévation transcendantale vers le sacré, répondent les mandalas d'Anika Mi comme unité cosmique de l'intérieur et de l'extérieur soutenus par une vidéo avec une partition musicale de Michel Rodolfi. L'aventure est surprenante et labyrinthique tant les propositions sont variées et parfois vertigineuses. La science pure côtoie l'imaginaire ; le vide d'Yves Klein se heurte à la dynamique visuelle de Vasarely tandis que les sphères du sculpteur-forgeron Vladimir Skoda nous renvoient toute l'énergie du cosmos. Il faut se laisser tenter par ce cheminement visuel vers l'invisible qui se transforme en un voyage initiatique entre art et magie.


lundi 21 septembre 2020

« L'odeur est la principale préoccupation du chien »

 

                                       Gérald Panighi
 

Gérald Panighi et Laurie Jacquetty,   Galerie Eva Vautier, Nice. Jusqu'au 30 octobre.


Il faudrait parfois considérer le monde comme l'expérimenterait un vieux chien errant, reniflant au sol les remugles d'une vie chaotique, flairant et déterrant au gré du hasard des fragments d'inutilité. Il faudrait être ce chien sculpté par Giacometti qu'on imaginerait fouiller dans les poubelles pour en extraire des déchets d’humanité. Chienne de vie, pourrait-on dire quand deux artistes nous renvoient des mots et des images sans concession sur les attentes et le vide du quotidien. Une vie ordinaire que Laurie Jacquetty perçoit à travers le journal d'un chien dans les pas de ses maîtres, dans le fil de la banalité des événements et par le regard décalé de l'animal. Mais ce que le chien déterre c'est aussi un journal sale avec la violence du fait divers, les odeurs fétides d'un théâtre de l'absurde et de la cruauté. Aux pages de ce journal, avec ses paroles tour à tour naïves, drôles et cassantes, ses dessins tremblés mais justes et légers, répondent quelques sculptures. Celles-ci, dans des réminiscences d'art brut, sont des abris de fortune, des épaves du quotidien faits d'écorces, de rebut et de matériaux éphémères. L’œuvre est sans concession et pourtant elle semble vouloir se mettre en retrait de ce qu'elle désigne. Elle interpelle subtilement par cet exil poétique, par cette observation distanciée qui neutralise la portée de tout discours. Et quelle force surgit alors de ce dispositif quand la sensibilité de l'artiste se mesure à l'absurde !

L'univers de Gérald Panighi est aussi celui du fait divers qui se cogne à la banalité des jours. A regarder ses dessins, le temps ne serait que plis, rides et salissures. Épinglés au mur, les papiers défraîchis témoignent de ces marques, taches de doigts ou d'essence de lin. Ils portent les stigmates du quotidien toujours sur un mode impersonnel. Tout est anodin, accidentel, et les images entrent en collision avec les mots. L’illustration issue de décalques et de transferts renvoie à l'anonymat, à des découpes de héros fatigués, d'insectes ou de plantes. Mais en creux, ces images crient un vide d'humanité. Elles résonnent avec des aphorismes en porte-à-faux avec leur illustration et s'inscrivent dans une typographie qui rappelle la police neutre et vieillie des anciennes machines à écrire. Les phrases surgissent telles des flashs de pensée ou des éclairs de solitude quand elles se heurtent à l’espace de la feuille de papier et ses larges zones de vide. Un dessin de Gérald Panighi ne s'oublie pas. Dépourvu d’anecdote, il relate dans un humour sombre l'instant de cette poursuite d'un sens introuvable, d'un au-delà des mots et des images. Mais l'odeur n'est-elle pas la principale préoccupation du chien ?


                                                   Laurie Jacquetty


vendredi 18 septembre 2020

Pentti Sammallahti, « Miniatures »

 



Musée de la photographie, Nice

Jusqu'au 24 janvier 2021


Souvent de dimensions imposantes et d'un aspect résolument spectaculaire, la photographie contemporaine tend à établir une confrontation avec le monde : elle s'impose, elle joue de ses techniques et trucages et, « il faut en mettre plein la vue ». Né en 1950, le photographe finlandais, Pentti Sammallahti renoue au contraire avec l'humilité première de la photographie, celle de saisir un fragment de réalité pour en extraire une essence spirituelle. Il ne s'agit plus d'un regard boulimique sur le monde ou d'un regard fugitif quand la pensée s'en absente et que l'image reste en suspens sur la rétine avant qu'elle ne s'éteigne.

 Penttti Sammallahti saisit des parcelles du monde comme autant de fragments de l'invisible et les quelque deux cent photographies de l'exposition racontent cet instant de l'indicible quand l'imaginaire s 'empare de pans entiers de la nature. Issue d'innombrables voyages, chaque image diffuse la révélation d'un miracle avec seulement les traces d' une présence humaine, d'un animal ou d'un arbre. Et il y a le ciel, la terre, comme une page vide à l’affût d'un récit ou d'un conte. Et cette buée qui s'y dépose pour troubler notre regard ou cette atmosphère minérale dans laquelle s'impose la qualité du silence. Tout l'art du photographe repose sur la modestie, la lenteur et le cliché devient cet instant de méditation qui s'ouvre sur une révélation.

 Pentti Sammallahti est un artisan. Ses « miniatures » - rappels des techniques médiévales- forcent notre regard à sonder chaque détail pour lui donner sens. Un oiseau à peine plus gros qu'une tête d'épingle pense déjà son envol. Le noir et le blanc suffisent à une écriture légère qu'aucun bruit ne doit écorcher. La splendeur des panoramiques, le tremblement ou l'épaisseur de la lumière, témoignent d'une présence diffuse que la qualité du tirage révèle. Le photographe sait tout faire. Il utilise les subtilités de l'argentique, il développe et compose chaque image dans de somptueux jeux de contraste. Dans ses cadrages, l'univers n'impose d'autre hiérarchie que par la mise à distance de ces présences en attente de l'événement qu'on voudra bien leur accorder. Hommes ou chiens, leurs ombres étincellent les pages de ce récit en sommeil. Dire la beauté du monde. Raconter le pays des merveilles. Montrer qu'il est là, devant nous.



dimanche 6 septembre 2020

Magali Daniaux § Cédric Pigot « Hello Humans ! »

 Le Narcissio, Nice
Jusqu'au 10 octobre 2020




Si le duo d'artistes, Magali Daniaux§ Cédric Pigot, nous accueille sur le ton familier d'un « Hello Humans !», ce ne sont pas tant leurs voix qui nous interpellent que leur œuvre à travers laquelle se disent les incertitudes du monde et se diffusent l'infini des hypothèses. Cette œuvre constituée de vidéos, de collages photographiques, d'installations sonores et d'un « Giacophone » - reconstruction d'une sculpture détruite de Giacometti imbriquée à un téléphone qui nous relie au pôle nord – se nourrit de nos débris de perception et de notre conscience lacunaire. Hybride, elle illustre un espace fluctuant quand l'univers se cogne aux représentations qu'on s'autorise et à la somme des conventions mentales qui lui sont soumises. L'imaginaire lui-même ne serait-il donc que cette prison de verre quand, dans le flux de la pensée, les images s’éteignent aussi vite que les mots s'épuisent ?

Les artistes mettent en scène ces interstices où se trament des hypothèses au détour des théories de l'information, de l'intelligence artificielle et pour lesquelles la communication devient le vecteur d'un lien entre nous-mêmes et le monde, et le monde avec un infra ou anti-monde. La fiction devient alors cette réalité qui vacille et se reformule. L'arbitraire du temps et de l'espace, la certitude du visible, la confiance en nos sens, tout se déchire pour de multiples potentialités auxquelles l'art propose des formes mouvantes, toujours en gestation, cristallisées entre des prélèvements de matière et l'impalpable des rêves et des fantasmes. Des poulpes de céramique parlent la mer, la biologie, l'organe incertain d'un corps ou d'une nébuleuse. L'art et la science s'accouplent dans une orgie joyeuse et crépusculaire. Les paysages de glace bruissent d'un feu qui ensemence les étoiles. La poésie irrigue cet infini que l'exposition architecture de façon sensible comme pour déjouer les illusions de nos sens. L'autre et l'autrement traversent les corps, ils en sont la figure éphémère et la pulsation. La vie ne serait que vestige et vertige de l'éternité. Terre, mer et ciel se fondent en nous à travers cette œuvre pour une expérience dans l'écho de ce qu'écrivait Antonin Artaud dans l'Ombilic des Limbes : « Je ne sens la vie qu'avec un retard qui me la rend désespérément virtuelle ».