mardi 31 mai 2016

Caroline Rivalan, "Dissipation"

            Villa Cameline, Nice



                Tout récit se développe à partir d’un fil. Que celui-ci nous conduise vers une figuration en nouant des séquences, c’est-à-dire des découpes, des stases, des territoires,  ou qu’au contraire, il se brise pour désigner en creux des contours imaginaires, c’est bien une fiction qui se construit alors. Lorsqu’on se meut parmi les œuvres de Caroline Rivalan, nous sommes comme reliés à ce fil auquel nous nous agrippons mais qui en même temps se dérobe. Et ce récit, il nous revient de le construire ou d’en refuser le jeu des  apparences. Ou encore d'explorer un autre chemin, de réécrire ce qui en serait à la fois son organisation et sa justification.

                            Nous voici dès lors confrontés à l’un de ces paradoxes que l’art ne cesse de déployer et qui répondrait à cette sentence d’Helvétius : «  La vérité est un flambeau qui luit dans un brouillard sans le dissiper ». Dissipation, tel est en effet le maître mot de cette exposition. Dissipation, dans toute la polysémie « négative » du terme selon le sens de Georges Bataille : dépense, désordre, licence, libertinage, distraction, turbulence…  Et  tout cela résonne dans l’espace de la Villa Cameline, non pas sous la forme d’un chaos mais plutôt d’une trajectoire subtile que nous sommes conviés à suivre : un parcours  glissant, déroutant,  dans un permanent hiatus entre matérialité et représentation. L’artiste, dissipée, se joue de nous dans une mise en scène apparemment décousue quand la trame est facétieusement détricotée et étripée. Apparaît alors un entre-deux fragile, une construction hybride et précaire faite de dessins, de sculptures,  de tout un bric- à- brac créatif dans lequel les contraires n’entrent pas en conflit mais se toisent entre ironie et poésie. L’idée de ruine ou de disparition est chahutée par le mauvais goût assumé des allusions décoratives, la trivialité des matériaux, l’ostentation bourgeoise et l’ambiguïté du sens même d’un tel jeu.

                              En physique, la dissipation est ce phénomène selon lequel un système dynamique perd de l’énergie au cours du temps. Il s’agit donc de l’extinction d’une durée en même temps que la dissolution d'un espace.  Et le mot prend toute son intensité dans le sens  littéraire d’une débauche et d’une dilapidation de biens. C’est sans doute ceci qui est alors mis en œuvre par l'artiste : un espace improbable et morcelé, une zone intermédiaire où des objets incertains encadrent une narration tout aussi incertaine. Une mise en scène de la perte. Cet espace, nous l’arpentons, nous le découvrons délicieusement maléfique, joyeusement bordélique, subtilement philosophique…


                             En effet, il faut replacer tout ceci dans ce qu’Epicure écrivait dans sa Lettre à Pythocles : « Un monde est une enveloppe céleste qui entoure les astres, la terre et tout ce qui apparaît, qui s’est scindée de l’illimité et qui se termine en une zone rare ou dense, dont la DISSIPATION bouleversera tout ce qu’elle contient. » Et un peu plus loin, le philosophe ajoute : « Il est aisé de comprendre qu’il y a une infinité de mondes (…) et qu’un monde de cette espèce peut se former soit au sein d’un monde, soit au sein d’un intermonde, mot qui nous sert à désigner un intervalle entre des mondes. » 
                                C’est peut être cet "intervalle" que préfigure l’artiste, qui en imagine les contours et la matérialité trouble. On appelle aussi cela de la poésie.




lundi 16 mai 2016

Jean Von Luger, "dust over dust"

                

Galerie Helenbeck, Nice


                     La surface sur laquelle la peinture se répand ou se projette n’est ni neutre ni insignifiante; elle est sensible, elle absorbe couleur et lumière, elle module le miroitement du blanc et du noir: le gris s’y dépose, s’y blottit ou s’y hérisse tel une peau vivante dont nous éprouvons les frissons.
                 Cette enveloppe sensuelle qui  diffuse son intensité sensible,  ne repose cependant sur aucune relation de corps à corps avec la toile. D’ailleurs celle-ci n’encadre aucune finalité et n’a d’autre ambition que d’être la découpe d’un instant; ni frontière ni pause dans l’acte de peindre, elle n’est que l’empreinte d’un laps de temps qui se mesure à  une totalité spatiale. Entre la toile, la peinture et l’artiste s’opère ainsi une triangulation énigmatique, suspicieuse et silencieuse.
                  Aussi la peinture de Jean Von Luger est-elle beaucoup plus complexe quand elle prétend, en apparence,  se livrer au premier regard.  L’artiste impose sa distance  vis-à-vis du support. S’il travaille avec la bombe des graffeurs c’est pour maintenir un éloignement comme pour permettre à la toile de trouver sa respiration. Loin de l’expressivité voire de la violence du street art, nous voici conquis par la douceur, le velouté d’une vaporisation subtile qui maintient une forme de neutralité entre l’artiste et la toile. "De la poussière sur la poussière": Ne se déposent ici que d'infimes fragments d'un vide rêvé... Une peinture mallarméenne!

                 Ici l’artiste ne décline aucune note émotive de même qu’aucune tentation narrative ne parcourt l’œuvre. Celle-ci demeure rétive à tout pathos, à tout discours, fut-il même celui de la plus sèche abstraction. Aucun fantôme de signe ne surgit ici dans l’intervalle inutile d’une représentation. Nous  ne sommes désormais livrés qu'à la pure volupté d’un environnement sensible.
                Jean Van Luger réalise cette performance d’une poésie sans mot et sans chose.  Il nous abandonne à ce langage  poudroyant de points et de taches,  à l’intérieur de cette zone grise qu’il contemple et dans laquelle il nous entraîne à travers ses plis et ses reflets comme autant de méandres qui nous conduiraient à la découverte de la peinture.




        

Frédéric Nakache, "Brutales curiosa"

Galerie le 22, Nice


                        Une coïncidence peut ne pas résulter de la  seule rencontre fortuite d'éléments qui, à priori, ne devrait avoir lieu. Le "hasard objectif" d'André Breton trouvait sa source dans Najda en 1929 et "les pétrifiantes coïncidences" de sa rencontre avec la jeune fille. Une notion que Breton définira plus tard comme "forme de manifestation de la nécessité" et Eluard comme "une physique de la poésie". 
                          Cette idée d'incidences  qui se rencontrent ou plutôt, se  mesurent entre elles pourrait être la clé de voûte du travail de Frédéric Nakache, en ceci que le souci d'architecture se confronte à des objets qui s’interrogent mutuellement, dialoguent de façon univoque et se heurtent. Claude Lévi-Strauss dans "La pensée sauvage" utilisait le concept de bricolage pour dépasser le "hasard objectif" du surréalisme en écrivant: "Le propre de la pensée mythique, comme du bricolage sur le plan pratique, est d'élaborer des ensembles structurés, non pas directement avec d'autres ensembles structurés, mais en utilisant des résidus et des débris d'événements."
                         C'est de cela que traite Frédéric Nakache, de structures et de mythes. Et, on le verra, de désir et de sexe. Et de mort. C'est à dire de "résidus et de débris d'événements".  Et qu'il me soit donc permis de mettre ici en collision l'oeuvre reproduite plus haut désignant  un perroquet et un élément emblématique de la "nature morte", la grenade, avec deux tableaux, "La femme au perroquet" peints par Courbet puis par Manet: 



                      La figure chez Nakache disparaît désormais dans la mise en scène des signes, des ombres et de la seule structure d'un dispositif pictural qui s'énonce par le biais de la photographie qui l'amène à son terme et l'annule.  L'histoire de la peinture, et de façon plus évidente, les pièges de la représentation traversent l'oeuvre de l'artiste. Son travail photographique joue sur des effets de trompe-l’œil, de jeux d'échelle faussés, de constructions en porte à faux, de paronomase et de frictions substantielles -structures métalliques et rappels de récurrences picturales - qui se brutalisent logiquement et esthétiquement.
                        Dans l'œuvre  de Manet,  on retrouve, avec la citation du citron pelé, ce lien avec la nature morte qui, à son origine est une manière de peindre illusionniste. On connaît l'histoire de Zeuxis qu'évoque Pline l'Ancien: Les raisins qu'il avait peints étaient si fidèlement rendus que les oiseaux venaient les picorer... Cette histoire du trompe-l’œil et du spectateur trompé hante l'art à partir du XIVe siècle et se complétera avec les recherches de Vasari  sur la perspective et l'architecture.
                        Frédéric Nakache confronte l'architecture brutaliste,  avec ses découpes anguleuses, l'exhibition des matériaux et des équipements structurels, à une symbolique issue de la nature morte. Autant dire que le grand écart est vertigineux! Traditionnellement le perroquet est le symbole de la pureté et de l'innocence (On remarquera le superbe doigt d'honneur de Courbet à l'académisme!). De la même manière, dans "Le cantique des cantiques" la grenade, de par l'harmonie de ses formes et sa couleur passion, évoque le feu de l'amour et la sensualité...
               "Brutales curiosa" est l'énonciation de cette aporie entre la rugosité d'éléments architecturaux sublimés par l’extrême précision du détail et les rendus dorés ou argentés d'éléments métalliques qui déroutent  et déplacent la citation purement architecturale dans le code pictural. Un jeu donc de co-incidences qui fait du travail de l'artiste un métalangage quand, contrairement à tant d'artistes qui ne cessent "d'interroger", Frédéric Nakache, non sans humour, ne questionne rien d'autre que notre propre questionnement sur ce que définirait une oeuvre d'art.
                               Il y fallait donc l'inexpressivité radicale, la froideur et les collisions sémantiques. L'écho de l'histoire de l'art réduite à quelques signes emblématiques. L'écho des natures mortes associées aux vanités, à une méditation sur la vie et sur la mort. Entre ces deux pôles, voici le "curiosa", le sexe associé à la grenade, à la conque, donc à Vénus... L'herméneutique médiévale soutient que les choses, entre autres, sont dotées d'un sens anagogique, c'est à dire d'un sens que seul l'exégète peut déchiffrer. Pour Leibnitz cette "induction anagogique" est par ailleurs le principe qui permet de remonter à une cause première. Il y a tout cela dans le travail de Frédéric Nakache, la vie, la mort, le désir, l'aveuglement et le dévoilement. La cause première c'est l'art et l'énigme que ce seul mot recèle. Nous en avons pourtant ici, en image, une définition.

© michel gathier


                      

                                              Nature morte et dame au perroquet, Snyders.

vendredi 13 mai 2016

Anny Pelouze, "silences"

                               

 Galerie Depardieu, Nice



                                   De toutes parts le vacarme surgit du monde dans la prolifération des images, des conflits, des revendications qui , soit méprisent l’art ou le prennent à la gorge, soit l’ignorent . A moins que l’art ne se les approprie et ne les transforme. Énigme du pouvoir de l’artiste…
                                   Il arrive pourtant que l’œuvre d’art traverse nonchalamment  ces espaces inquiets comme en quête d’un autre monde . Aucune nostalgie d’un paradis perdu  mais plutôt l’exigence d une exploration rigoureuse de ce point aveugle qui se donnerait comme horizon pour l’artiste qui s’y soumet, qui se charge de son souffle quand il  désire nous le transmettre. C'est ce souffle qui s’expose ici.
                                   Anny Pelouze s’adonne au silence. Celui-ci  dessine un  espace aussi bien mental que physique. On l’arpente dans le désert, on l’expérimente dans les matières qu’on laboure aussi bien qu’ on en extrait délicatement les zones de fragilité. Et de ces pérégrinations réelles ou imaginaires, naissent des photographies ou des travaux qui s’imprègnent des lisières du visible, de la gestation sourde du signe et des traces de la mémoire de cultures autres, lointaines, accessibles peut-être, inconnues toujours.
                                  Papier japon, papier de soie, de la gaze ou un  lin léger à la trame transparente , se superposent. Voici qu’alors les nervures tremblent, que sur les bords d’infimes lisérés dessinent de l‘or ou de la  nuit qui cernent brume et blancheur: L’espace flotte, emporté par un vent invisible dont nous partageons la lente respiration où s’éteignent les résidus des choses pour l’éclosion  d’une géométrie sourde, de cercles et de lignes à peine esquissés.
                                 Désert ou jardin zen, voici l’entre deux de cette expérience et  des brides de pages de « l’empire des signes » de Roland Barthes résonnent  dans cette œuvre. Ainsi en écho à ce titre « silences » faut-il lire ces pages de « Sans paroles »:

    « La masse d’une langue inconnue constitue une protection délicieuse, enveloppe l’étranger (…) d’une pellicule sonore qui arrête à ses oreilles toutes les aliénations de la langue maternelle.  (…) La langue inconnue, dont je saisis pourtant la respiration, l‘aération émotive, en un mot la pure signifiance, forme autour de moi, au fur et à mesure que je me déplace, un léger vertige, m‘entraîne dans son vide artificiel, qui ne s‘accomplit que pour moi».

                A la fin de son livre, Barthes évoque le corridor de Shikidai:                                                                                                          " Incentré, l’espace est aussi réversible: vous pouvez retourner le corridor de Shikidai et rien ne se passera, sinon une inversion sans conséquence du haut et du bas, de la droite et de la gauche: le contenu est congédié sans retour: que l’on passe, traverse ou s’asseye à même le plancher (ou le plafond, si vous retournez l’image), il n’y a rien à saisir."

                Il faut voir cet insaisissable, s’en pénétrer, vivre l’insupportable douceur du monde.




jeudi 5 mai 2016

Quentin Spohn, Restitution de résidence.

             
 Le Dojo, Nice



               

                         Un récit est supposé s’instaurer dès lors que des séquences se juxtaposent et s’enchainent vers un dénouement. L’art de la fresque, en particulier, s’est souvent construit de cette façon, additionnant les personnages en situation, d’une icône à l’autre, dans la linéarité d’un  schéma narratif. Souvent religieuse, volontiers héroïque, de la Renaissance à la révolution mexicaine, la fresque excelle dans le discours moralisateur, revendicateur et coercitif. Celui-ci se veut limpide, lumineux et justifie son actualité par le rappel d’anciens mythes ou de cosmogonies sur lesquels elle veut asseoir sa légitimité historique.
                                    Pourquoi donc parler de « fresque » et de l’engagement qu’elle implique quand on veut parler du travail de Quentin Spohn au Dojo de Nice ? On le verra ce travail-là s’inscrit radicalement à rebours de l’idéologie qu’elle serait censée véhiculer mais il en souligne pourtant  ses marqueurs formels : le rapport au mur, le développement des séquences visuelles comme vecteur d’une narration. Le contenu lui-même n’échappe pas  à l’idée de fresque quand l’artiste joue de cadrages et de signes qui rappellent des mythes lointains tels ceux en œuvre dans l’art précolombien.
                                      Pourtant Quentin Spohn, au-delà de l’exploit que représente un tel travail de dessin dans une surface si imposante, parvient à s’émanciper de la narration, de sa tentation romantique ou d’un quelconque messianisme. La relation au fantastique ou au surréalisme est présente comme seul repère formel. De même que l’artiste parvient à  s’affranchir  du temps en jouant sur  le passé, la science-fiction, les nouvelles technologies, les effets d’apparition et de disparition qui parasitent toute interprétation hors champ, c’est-à-dire dans un imaginaire autre que celui que l’image produit. Et s’il fallait parler d’ « héroïsme » ici ce serait pour la force du travail lui-même en ce qu’il se donne comme producteur de sens et non pas comme énonciation dans un espace totalisant qui serait  le calque d’une représentation du monde.
                                     Nous ne sommes pas, en dépit des apparences, dans la mémoire des enfers d’Homère ou de Dante, ni dans « La création du monde «  de Michel Ange. Nous sommes d’ailleurs projetés si loin de ces interactions entre le réel et l’imaginaire ! Sans doute ne faut-il voir ici aucune illustration mais plutôt,  par cette multiplicité de signes que l’artiste désigne et efface tour à  tour, un système de ponctuation visuelle, une scansion purement graphique dans laquelle la représentation se consume et s’éteint.

                                      Autant dire que ce travail agit au plus près de ce qu’il faut exiger de l’art : A dire le monde tout en revendiquant l’autonomie radicale de l’œuvre. C’est dans cet interstice tout autant mental que physique que ce travail à la pierre noire développe sa cohérence, ses fulgurances. Ici le magma originel se coagule dans les chiffres, le langage informatique procède du biologique, le corps pulsionnel se dispute au vertige de l’univers : Une épopée donc. Une épopée dont l’artiste serait l’ultime héros.