Quand même ne se formule t-il pas encore, il est rare qu'une œuvre
plastique ne procède pas d'un récit. Et de l’apparence que
celui-ci se donne, ou de la trame qui laisse pressentir le nerf qui
l'ordonne, un récit est somme toute ce fil rouge que l'on suit et
qui souvent s’imprègne d'un drame. Ce nerf qui irradie
l'histoire, l'artiste peut le saisir à sa source, dans son
balbutiement, sa quasi transparence. Et peut-être prend-il alors
l'amplitude d'un espace, d'une nervure comme ici quand il s'accorde
à l'origine d'une feuille, desséchée, travaillée, évidée
jusqu'à l'os de son bois. Mais cette feuille-là, cette simple
chute, elle nous dira pourtant qu'elle est l'écho des plus grands
drames que l'homme pouvait connaître.
Emma
Picard nous raconte comment les poilus de la première guerre
mondiale évidaient des feuilles pour y insérer des messages
intimes. Elle renouvelle maintenant ce geste en tissant des jeux de
feuillages qui se défient du vide, de leur squelette et de leur
ombre. L'artiste se tient humblement en réserve et laisse à la
nature et au temps le soin de poursuivre ce qu’elle a librement
conçu. Aussi l’œuvre se déploie-t-elle dans toute sa légèreté ;
elle accède à une liberté qui ne dépend de personne si ce n'est,
par exemple, du travail des abeilles qui déposent leur cire dans
des claies où les feuilles se crispent peu à peu, étalent leur
réseau de rides patiemment recouvertes par les lettres
fantomatiques d'un nom qui agissent comme un rappel, un cri silencieux. La force
de cette œuvre réside dans ce retrait de l'artiste, dans cette
nature réduite au langage minimal d'un signe qui pourtant fait
résonner en nous cette mémoire que nous ne savons pas toujours regarder ou entendre. L'artiste peut réaliser des robes de feuillages, des
empreintes serrées, des treillages lumineux ; tout est légèreté
et pourtant...
Au-delà
de cette ode à la nature qui s'exprime par le jeu de simples
colorants et de processus naturels, c'est surtout le triste miroir
de l'humain que l'artiste représente en creux. Son absence
d'humanité. Ou plutôt, dans cette dentelle végétale cousue par
des femmes syriennes, faut-il aussi imaginer les accrocs,
expérimenter les griffures, recevoir les échardes. Cette peau
diaphane et si belle qu'Emma Picard nous laisse entrevoir, c'est
pourtant la cartographie d'une blessure. Toujours et encore le sang
des poètes.
Hôtel Windsor, Nice