vendredi 22 avril 2022

Benoît Barbagli, «Nouvelle vague»

 



Palazzo Saluzzo Paesana, Turin

Jusqu'au 28 mai 2022



Au cours du XVIIIe siècle, dans le sillage de l'art baroque, se développa en Italie une peinture glorieuse, triomphante, empreinte d'un hédonisme éblouissant. L’architecture et l'ensemble de la décoration du Palazzo Saluzzo Paesana de Turin diffusent ce souffle qui pourrait sembler en contradiction avec un esprit contemporain souvent en prise avec l'inquiétude et le minimalisme. C'est pourtant là que Benoît Barbagli présente une trentaine d’œuvres comme autant de réponses à l'angoisse écologique d'aujourd'hui par la force de l'action et de la célébration du vivant.

Le flux d'une vague nouvelle se fond alors dans le reflux du passé. Tout se mêle dans la chair du collectif et du temps. Et les ors et les apparats du Palais sont cette plage qui accueille les œuvres de Benoît Barbagli. Lui-même, tour à tour sujet et objet, photographe ou photographié, s'inscrit dans le partage et le mouvement au sein de la nature. Celle-ci est saisie comme l'écrin d'un hymne à la vie, à l'amour, à la renaissance. L'artiste restitue les instants de cette célébration où la fusion des éléments l'emporte sur la confusion des sentiments.

Air et feu, terre et eau sont cette matière qu'il capte et façonne à partir d'une expérience partagée avec d'autres artistes lors de performances physiques en haute montagne ou en mer. Les œuvres témoignent de ces rituels en prise avec l'âme secrète des roches et des nuages dans lesquels affleure la force de vivre et d'aimer. L'énergie que déploient les photographies ou les sculptures, émane de ces toiles peintes, directement en prise avec la violence des éléments ou dans la seule rectitude d'un rayon solaire. Il y faut un cérémonial, une communion primitive pour donner vigueur à ces corps-là qui écrivent l'espace en donnant sens à l'éternité du temps.

Le geste en lui-même se plie au mouvement des vagues, se trace dans une chute à partir d'un surplomb rocheux et se fixe par l'interaction de l'eau et du vent. Il se capte par la photographie, jubile dans la fière nudité du corps. Il se vêt de ce que la nature lui accorde. Dans une vidéo, on voit l'artiste laisser les éléments infuser les toiles dans un dripping sauvage et il s'en habille comme avec des ailes pour en composer des peintures en noir et blanc derrière lesquelles la couleur éblouit tel le son d'un gong. Le bouquet de fleurs est serré dans un poing et les corps s’enroulent dans les vagues comme corolles et pétales.

La production de l’œuvre relève d'une célébration collective avec la vie qui agit en retour sur elle. Ainsi Benoît Barbagli renoue-t-il avec un art en hommage aux forces primitives du monde, à une forme nouvelle d'art sacré mais toujours dans l'irrévérence de l'aventure et de la liberté.



mercredi 20 avril 2022

Anicka Yi, «Metaspore»

 



Pirelli Hangar Bicocca, Milan

Jusqu’au 24 juillet 2022


Qu’une artiste déclare «Je sculpte de l’air» et l’on subodore une œuvre qui échappera à toutes les frontières et conventions qui définissent le concept même de l’œuvre d’art. Anicka Yi est née en 1971 à Séoul et vit à New York. Elle nous rappelle que si l’art nous propose un regard sur le monde, celui-ci relève autant du mental que du visuel. Dessiner l’invisible, le traduire en formes est cette gageure de l’artiste comme un défi au bon sens et aux normes qui le régissent.

Il faut avouer que pénétrer dans cet univers nécessite patience et abandon de toute idée préconçue. Nous voici alors, à travers une vingtaine de pièces hybrides, sculptures aléatoires, vitrines lumineuses et assemblages divers qui se disputent à leur environnement, transportés dans un espace autre. Celui qui met en scène notre propre corps dans l’ensemble de ses sens et qui se trouve dérouté par des structures gonflables, des matières peu identifiables mais aussi des parfums et des dispositifs qui relèvent de la science-fiction. De cet apparent capharnaüm entre art, science et philosophie, surgit l’idée d’une germination liée à la déconstruction ou au pourrissement. Là où aussi le vivant se mesure à l’intelligence artificielle dans une épopée biologique dont nous serions la matière invisible. Tout ici n’est que paradoxe et labyrinthe et, de surprise en surprise, on se prend à y croire, à planer dans les écosystèmes, à éprouver le vide biologique, à expérimenter un autre monde où tout se lirait en termes de variation, de température, dans l’abolition de l’animal et du végétal…

Quelle prouesse que de parvenir ainsi à brouiller les codes pour initier de nouvelles perceptions! Encore faut-il en accepter le principe en s’arrimant à la folle créativité de l’artiste qui joue de tous les possibles et de tous les stratagèmes pour piéger la sagacité du visiteur. «Metaspore» est ce néologisme qu’Anicka Yi utilise par référence aux spores comme unités cellulaires qui se reproduisent par elles-mêmes. L’art est aussi ce métalangage du biologique. Poésie, science, matière et pensée, tout est lié dans le désordre ordonné de l’univers.

mardi 19 avril 2022

Elmgreen § Dragset, «Useless bodies?»

 



Fondation Prada, Milan

Jusqu’au 22 août 2022


Combien de fois n’a-t-on pas entendu dans le monde de l’art contemporain ce poncif: «L’artiste questionne»! Et comme le tandem scandinave Elmgreen § Dragset connaît tous les codes de cet art là dont il est le chouchou puisqu’il en est à la fois le contempteur et la figure de proue, il pose ici cette question grave: Corps inutiles?

On pourrait en débattre en plusieurs tomes et cela permet aux artistes, non bien-sûr de répondre à la question, mais d’y greffer toutes les thématiques spatiales, sociétales ou sociales, de mêler architecture, technologies, identité, intimité, espace public et tout le reste. De quoi investir plusieurs lieux de la Fondation Prada, de jouer de l’humour et de la gravité, de la provocation et du conventionnel, de la dévotion et de la condamnation et surtout du coq à l’âne. L’avantage de ce duo, c’est qu’il recycle tout, a réponse à tout et à son contraire, qu’il épate, irrite, dénonce et crache dans la soupe: L’art financier en raffole.

«Nos corps ne sont plus les principaux agents de notre existence», déclarent-ils. Au corps du travailleur s’est substitué celui du consommateur. A partir de ce constat, les artistes créent des environnements, opposent la statuaire antique aux figures hyperréalistes, jouent du rire et du morbide, parlent de cinéma, de pandémie, d’objets quotidiens et embrassent tant de sujets que le propos perd toute lisibilité. On parcourt cet espace à corps perdu. On se heurte à des fantômes, à des abstractions et, à chercher des nouveautés, on ne trouvera que des ersatz de sculptures de Maurizio Cattelan, des traces de minimal et de conceptuel. Tout est caricaturé dans une philosophie digne de Walt Disney. La prétention suscite l’ennui et en explorant le corps, notre duo d’artistes découvrent le déjà vu.

Alors, corps inutiles? Probablement pas. Exposition inutile? Certainement.







jeudi 7 avril 2022

Caroline Rivalan, «Persona muta»

 


Galerie Eva Vautier, Nice

Jusqu'au 4 juin 2022





Le petit théâtre de la cruauté


Derrière les mots subsiste toujours cette aphasie de l'image par ses brouillages ou ses superpositions de formes. Puis un texte tend à s'en emparer pour rationaliser ce fond pulsionnel, le fixer dans une norme scientifique comme le fit ce positivisme qui irrigua le XIXe siècle et dont Charcot, surtout par ses travaux sur l'hystérie ou l'épilepsie, fut une figure majeure. Au mutisme du corps, à l'enfermement psychologique et à la toute puissance de la raison, Antonin Artaud répondra avec force par son «théâtre de la cruauté», c'est à dire dans la seule souffrance d'exister. L'exposition de Caroline Rivalan ,«Persona muta», met en scène ces corps et ces visages de femmes qui s'expriment au-delà et en deçà des mots. Au bord de la folie. Et les images qu'elle propose répondent à cette volonté de reprendre la forme et les effets du théâtre qui, pour citer Artaud, «réveille nerfs et cœur» et «où des images physiques violentes broient et hypnotisent le spectateur».

Caroline Rivalan s'empare ainsi des balbutiements de la photographie et de l'image animée pour les mettre en scène. Elle fouille dans ce noir et blanc la fixité des regards et lui superpose le tremblement du geste et la codification d'un décor de papier peint floral duquel surgissent des figures. A partir de dispositifs ingénieux – vitrines conçues comme de petit théâtres, verres découpées ou collages, elle scénarise la violence des clichés de l'époque en parallèle à la brutalité du traitement imposé au corps. Celui-ci est réifié, réduit à une chair comme seule réalité de la femme. Aux expérimentations sinistres de Charcot à l’hôpital de la Salpétrière, Caroline Rivalan répond en convoquant des fantômes. Recourant parfois à la statuaire antique, elle exhibe l'origine du sujet féminin condamné à être un mythe, une image, mais une Médée dépositaire de cette magie qui peut guérir ou tuer. Ou la Méduse qui fascine ou pétrifie - figure de l'hypnose en écho aux méthodes de Charcot. Autant d'images qui remontent du temps jusqu'à celles de ces femmes soumises à des expérimentations toujours plus grotesques et aux appareillages et aux traitements qu'on leur fait subir. L'artiste révèle, à travers des dispositifs audacieux, la négation du sensible et de l'inconscient, entre ombre et lumière, là ou l'horreur se conjugue au ridicule. L'empreinte du surréalisme traverse l’œuvre. On songe en particulier à cette «anatomie du désir» dans les travaux d'Hans Bellmer. Mais ici le désir est dévitalisé, l'artiste en restitue les ressorts désarticulés dans le souvenir d'une souffrance hallucinée.

En toile de fond, toujours ce théâtre réduit à ce qui le constitue: Une scène, de la lumière pour écrire les ombres, un décor factice et des personnages. «Persona muta». Une pièce grimaçante et sans parole pour des femmes anonymes et sans voix. C'est pourtant un contemporain de Charcot, Jules Michelet, qui saura leur donner une présence en 1862. Dans «La Sorcière», entre documentaire et fiction, il s'insurge contre cette «hallucination» qui fit qu'au Moyen-âge des femmes se crurent possédées par le diable mais que la sorcellerie fut aussi cette arme du peuple et des femmes face à l'oppression cléricale. Entre la science et la littérature, Caroline Rivalan quant à elle, instille le souffle de l'art et des images dans l'obscurité du temps.