mercredi 30 juin 2021

Otobong Nkanga, "When looking Across the sea, Do you dream?"

 



Villa Arson, Nice

Jusqu'au 19 septembre 2021


Étrange paradoxe de parcourir une œuvre aussi multiforme tout en ressentant la présence d'un univers très personnel dans lequel l'artiste feint de nous égarer à travers l'espace labyrinthique de la Villa Arson sans autre fil directeur que ces dessins, ces tapisseries ou les photos documentaires qu'elle sème sur son parcours . D'origine nigériane, Otobong Nkanga nous parle de l'Afrique et de la femme africaine mais par les détours les plus inattendus tels que l'économie, la géologie, la poésie écrite ou sonore, ou l'artisanat. De ce brouillage apparent, une trame se constitue par une multitude de fragments qui s'agencent dans un réseau dont la structure se diffuse d'une salle à l'autre par de vastes compositions. Il ne s'agit plus alors d'élaborer un récit mais d'exposer les ramifications de ce qui relie la Terre, l'Histoire et les Hommes. Et l'artiste, à partir d'assemblages pareils à des coupes géologiques, laisse apparaître toutes les strates de l'interprétation. Rien de linéaire donc pour un horizon qu'on ne peut qu'imaginer dans son titre : « When looking Across the sea, Do you dream ? »

Les productions humaines sont ici soumises au filtre du minéral et du végétal. Les tapisseries artisanales où se lisent la mémoire de l'Afrique révèlent aussi la connectivité numérique. Et l'artiste met en scène ces réseaux signifiants qui irriguent l'univers, du microcosme à l'infini, avec, par exemple,  des noix de Kola pour leur pouvoir coloré et leur charge symbolique dans les légendes. Ailleurs il y aura des racines qui se confondent aux fruits et aux fleurs. Et la brillance du mica qui se heurte à celle du savon noir. Pourtant cet enchevêtrement sémantique et visuel prend sens dans une cosmogonie qui parle aussi bien du temps que de l'exploitation minière à partir de graines ou de sable. Les œuvres se répondent dans un écho transformé. Exécutées avec une parfaite maîtrise, elles rebondissent sans cesse sur de nouvelles thématiques dont nous retrouverons la trace sur d'autres supports. Elles tendent à figurer une cartographie de nos civilisations quand celles-ci sont toutes soumises aux caprices du vivant jusque dans le règne minéral. Tout ici évoque des cycles, le jeu des atomes et tout ce qui est en creux, invisible, impensé, avec la déperdition, l'effacement et la circulation du sens dont la conscience se matérialise dans l'art qu'il soit plastique ou performatif. Otobong Nkanga crée une forme de cérémonial visuel pour explorer ces liens invisibles entre le passé et l'avenir, redonner corps à ces membres disloqués semblables à des rouages de « machines célibataires ». Oui, quand nous regardons à travers la mer, nous rêvons.


2e Biennale Internationale de Saint-Paul de Vence

 

Gonzalo Lebrija, "Cubo torcido"


Jusqu'au 2 octobre 2021


Par son aspect monumental, la sculpture peut se heurter aux modulations d'un paysage ou contrarier les vieilles pierres d'un village, aussi exige-t-elle des artistes beaucoup d'humilité et un sens aigu de la poésie pour se fondre dans un lieu tel que Saint-Paul de Vence. Dans sa première édition en 2018, la Biennale s'appuyait sur des artistes déjà confirmés et chacun d'eux jouait sa propre partition en imposant fièrement son travail sur les remparts et dans les ruelles du village. Désormais, place à la jeune création pour des sculptures moins invasives et une orchestration plus subtile par les matières convoquées, la distribution des œuvres dans l'espace urbain et le choix de celles-ci sous le commissariat de Catherine Issert et la présidence d'Olivier Kaeppelin.

Avec plus de modestie, cette seconde Biennale confirme son incrustation dans un lieu où la force de l'art émane de chaque pierre comme de la qualité de son ciel. Dix-huit jeunes artistes insufflent ici de nouvelles perspectives en proposant des œuvres plus sensibles, plus en relation avec leur temps. Des installations se déploient avec délicatesse pour célébrer l'espace d'une chapelle, adoucir la rigueur d'une tour ou déjouer la puissance d’une architecture. La nature, les mythes, l'artisanat, la modestie des matériaux s'associent alors dans une circulation à l'encontre de l'esprit de verticalité qui préside d'ordinaire à une telle manifestation.

Quand l'artiste allemand Stephan Rink dresse ses figures de pierres calcaires c'est pour un rappel à l'art roman avec ses monstres qui le hantent dans un contexte populaire. Les colonnes brisées de Linda Sanchez se couchent sur le sol dans la blessure de leurs veines pigmentées tandis que Juliette Minchin joue de l'acier et de la cire pour une subtile scénographie où la peau du corps se confronte à la trame d'une architecture religieuse. Dans cette pièce, « Omphalos », l'artiste ajoute une dimension sacrée qui conduit à une méditation sur la mémoire comme traduction du site où elle se dépose. L'émotion peut aussi naître de la nature même du matériau comme chez Kokou Ferdinand Makivia, artiste du Togo qui parvient à donner vie à la matière en conjuguant le cuivre et un rondin d'arbre. Comme une onde organique qui se diffuserait de la terre vers le ciel, l’œuvre se présente comme l'instant d'une coulée qui se fragmente et s'interrompt. Elle consacre un arrêt dans le temps. Pour l'ensemble de ces jeunes artistes, l'énergie l'emporte sur la puissance de l’œuvre. Comme si celle-ci devait porter une force vitale, nourrie d'une mémoire, mais aussi d'un récit en construction et d'un horizon auquel il fallait donner forme.


Œuvres de Awena Cozannet,Martine Feipel & Jean Bechameil, Stéphane Guirand, Gonzalo Lebrija, Quentin Lefranc, Charles Le Hyaric, Kokou Ferdinand Makouvia, Juliette Minchin, Aurélie Pétrel, Florian Pugnaire & David Raffini, Stefan Rink, Kevin Rouillard, Linda Sanchez, Pierre-Alexandre Savriacouty, Elodie Seguin, Charlotte vander Borght, Delphine Wibaux et Scenocosme.

mardi 29 juin 2021

Louis Féraud, « L'artiste au dé d'or »

 

Centre d'Art La Falaise, Cotignac

Jusqu'au 24 octobre 2021





On célèbre le couturier, on ignore pourtant le peintre. Mais en parcourant cette exposition, on s'aperçoit que de l'un à l'autre, le doigt de l'artiste impose sans cesse l’exubérance de la couleur et dévoile les formes d'une sensualité dans l'imaginaire. Louis Féraud emprunte à sa Camargue natale les teintes chaudes d'une lumière crue et les courbes d'un paysage modelé par les bourrasques de vent. Pourtant ce n'est pas la nature qui l'inspire mais la femme, elle, seulement elle. Et à la sensualité de la peau, il lui fallait ajouter celle du vêtement et de la parure qui la revêtira.

Cette présentation somptueuse du travail de Louis Féraud donne toute la mesure de sa puissance créatrice. La mise en scène est joyeuse, on est aspiré par un torrent de couleurs pour des compositions aussi improbables que triomphantes. L'artiste ne s'interdit rien. Quand il peint, il s'empare de la chaleur des coloris de Matisse et de ses découpes, il revisite les méandres d'une peinture heureuse dont le souvenir irriguera ses pièces de haute couture. La femme, toujours la femme et son habit de lumière, les sinuosités qui se heurtent aux angles, la délicatesse des tissus, l'obsession du détail sans jamais contrarier l'explosion des formes.

Il y a de la magie dans ces doigts-là. Ils dessinent les contours minutieux d'un rêve éveillé, d'un bonheur simple tissé de fleurs, de fourrures, de nacres et de perles. Des robes et des foulards, des bijoux et toujours un enchevêtrement subtil de matières ensoleillées pour glorifier le corps féminin. Il rayonne ici par l'hommage que sa fille, Kiki, rend à son père. Une grammaire et un lexique coloré pour écrire cette certitude de la beauté et il faut se laisser alors envoûter par les mots qui décrivent certains habits dans le catalogue de l'exposition : « Fourreau long portefeuille, décolleté bain de soleil bordé de cabochons de strass » ou « Robe longue et veste de mousseline de soie blanche brodée de fines perles, de mini baguettes cristaux, avec application de satin. La veste à manches gigot est courte, laissant apparaître la ceinture de satin drapée de la robe qui s'ouvre aux genoux en large corolle ». Louis Féraud habille le monde avec l'or de la lumière et des mots qui le caressent.





samedi 26 juin 2021

« Structures of radical will », Fondation CAB, Saint Paul de Vence

 

Jusqu'au 7 novembre 2021




Dès l'entrée, le ton est donné. Des lignes rouges délimitent un espace dans lequel le visiteur doit physiquement s'insérer pour en percevoir la parfaite exactitude puisque telle est la démarche de l'artiste Felice Varini. La perception, c'est à dire la présence active d'un corps non matérialisé, est bien ce qui se joue entre le choix du  minimalisme et de l'art conceptuel dans la Fondation CAB à Bruxelles, depuis 2012. Le corps résulte alors d'une interaction, celle de l’œuvre et de la pensée mais, surtout, de ce qui se construit entre l'artiste qui la conçoit et celui qui la contemple et -au-delà- entre le sujet et le corps social.

Ce rejet de la figure, cette distanciation vis à vis de la matière, cette autonomie radicale de l’œuvre, s'expérimentent aujourd'hui à Saint Paul de Vence à travers les salles et les jardins de cette nouvelle Fondation CAB à quelque encablures de la Fondation Maeght. « La légèreté de l'être » est ce premier regard sur une collection qui rassemble les incontournables de ces mouvements : Robert Mangold, Carl Andre, Dan Flavin Laurence Weiner, On Kawara, John Armeleder et, pour la France Buren sans oublier la Suisse avec Toroni. Nous sommes en territoire connu pourtant l'intérêt se déporte aussi vers d'autres créations qui leur font écho quand on cherche à s'étonner de ce qui serait de l'ordre de l'incidence ou de l'incident. Et l'attention se concentre alors vers des artistes plus rares tels Philippe DecrauzatHeimo Zobernig ou Ariane Loze.

« Structures of radical wills », par son titre, renvoie à des références historiques et théoriques pour ces mouvements qui ont bouleversé l'art de la seconde moitié du XXe siècle et à la critique qu'elles ont elles-mêmes pu susciter. Cette exposition temporaire, corollaire à la précédente, poursuit avec brio ce jeu de cache cache entre le sujet et la neutralité. La notion d’environnement est plus prégnante  et semble se confondre, parfois ironiquement, avec les travaux de  Morellet dans ses implications sociales et politiques. A la virulence d'André Cadere, répondent des œuvres plus énigmatiques ou légères telles les réseaux de métal ciselé de Daniel Steegmann Mangrané qui se déploient comme une nébuleuse pour nous rappeler qu'ici, toujours, tout est affaire de perception. Les artistes réactivent cet événement historique majeur pour un mouvement qui, à partir de productions plus récentes, propose une relecture et de nouvelles perspectives pour ce qui révolutionna le monde de l'art.





dimanche 20 juin 2021

Sebastião Salgado, « Déclarations »

 


Musée de la Photographie Charles Nègre, Nice






L’œuvre photographique de Sebastião Salgado accroche le regard tant elle use de tous les procédés pour frapper la conscience du spectateur : l'intensité dramatique du noir et blanc, l'exploitation d'un format imposant et des procédés de mise en scène et de cadrage des plus percutants. Au-delà de ce que certains condamnèrent comme, par exemple Susan Sontag qui dénonçait l'esthétisation de la misère et « l'inauthenticité du beau » chez le photographe, il faut retenir la sincérité de son engagement humaniste. Sebastião Salgado, l'un des représentants les plus célèbres du photojournalisme, illustre dans cette exposition certains articles de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme. A mi-chemin entre l'argentique et le numérique, les clichés présentés sont des compositions savamment étudiées, très éloignées de la spontanéité et de l'image choc du reportage de presse. De ses multiples voyages à travers le monde, le photographe rassemble avec une grande humanité 31 images réalisées dans 20 pays. Défense des plus faibles et des oubliés, protestation contre la pauvreté, l'injustice ou la torture sont au cœur de son combat. Sensible à toutes les menaces qui pèsent sur l'humanité, Sebastião Salgado s'implique aussi pour la défense de l'environnement et la présentation du film « Le sel de la terre » coréalisé avec Wim Wenders et Juliano Ribeiro Salgado, témoigne des relations intimes entre l'homme et la terre. L’œuvre est d'une brûlante actualité et ne peut nous laisser insensible.

vendredi 18 juin 2021

Hubert Le Gall, "Une fantaisie grecque"

 

Villa Kérylos, Beaulieu sur mer

Jusqu'au 26 septembre 2021





Entre l'abrupt d'une falaise et l'horizontalité de la mer se dresse la Villa Kérylos tel un défi à l'espace et au temps, et sans doute à la raison quand l'archéologue Théodore Reinach la fit bâtir au début du XXe siècle dans l'idéalisation d'une Folie de la Grèce antique. Cette construction toute en décrochages et en angles, tel un promontoire sur la Méditerranée, est un songe immobile auquel le scénariste et designer Hubert Le Gall redonne souffle aujourd'hui par la magie d'une trentaine d’œuvres toutes en courbes - sculptures et objets de mobilier créés sur mesure - dans le fantasme d'un voyage hors du temps, quand les éléments se heurtent aux Dieux et aux Hommes.

Par un détournement subtil de leur usage, les objets qu'il crée sont autant d'invitations au rêve et nous entraînent dans leur sillage à des jeux d'illusions, à des envolées poétiques pour une Odyssée tour à tour sombre et joyeuse. Une sculpture de bronze patiné, « Le cratère du temps » accueille le visiteur. Plus loin, une installation de laiton et de plumes « Le murmure des âmes » nous fait vagabonder dans un parcours onirique, d'une salle à l'autre, dans la majesté d'un péristyle, les parfums d'un jardin saisi dans les embruns de la mer. Tout est en sinuosité et les formes végétales empruntées à l'art nouveau s'enroulent comme des vagues pour dire cette permanence de la Méditerranée qui nous raconte les voyages, les mythes et les guerres mais aussi l'art quand, dans les créations d'Hubert Le Gall, on retrouve l'univers surréaliste de Dali, son humour discret ou bien la force tellurique du signe propre à Miro.

La Villa Kérylos est alors une fête pour l'esprit, un ravissement pour l’œil qui s'amuse de ces jeux de matières quand le fer forgé s’affronte au cuir, au verre ou à la tapisserie. Le baroque et la préciosité se jouent ici de toute convention. L'art est un monstre qui dévore les lieux avec gourmandise et Hubert le Gall déploie les formes du plaisir dans un bestiaire poétique qui électrise l'espace. Pasiphaé, Zéphir et Chloris et toutes les ombres lumineuses du passé et de la mythologie s'emparent bientôt de nous pour un merveilleux voyage.

A la mort de Théodore Reinach en 1928, la Villa Kérylos fut léguée à l'Institut de France et est désormais gérée par le Centre des Monuments Nationaux.




mercredi 9 juin 2021

Jean-Baptiste Ganne, « Schalzbildung »

 

Espace à Vendre, Nice

Jusqu'au 31 juillet 2021





Par la reprise du mot allemand qui signifie « thésaurisation », Jean-Baptiste Ganne reprend le terme exact qu'utilisa Karl Marx dans le Capital. C'est ici une manière de relier le mot au visible et l’œuvre à la notion de valeur. L'artiste s'attache à « la représentation de la politique et à la politique de la représentation », c'est à dire à une critique de l'image quand celle-ci est asservie au système de production fondé sur l'usure. Image et langage s'articulent aussi dans une dialectique que Jean-Baptiste Ganne met en scène selon deux vastes compositions. L'une « Windhandel », ou « Le commerce du vent » est constituée d'une série de dessins au graphite dans un format A5 qui renvoient à l'euphorie monétaire et à la bulle financière du commerce des bulbes de tulipes au XVIIe siècle en Hollande. L'écroulement du marché qui s'en suivit fut considéré comme un moment fondateur de la logique capitaliste dont l'artiste décompose le processus de façon plastique en créant une collision entre l'ancien - l'apparence d'une gravure d'époque et la typographie des mots qui l'accompagnent – et le nouveau : le travail à partir du numérique, la distorsion d'une même échelle entre la tulipe et la représentation de scènes d'émeutes contemporaines en lien avec la contestation du capitalisme.

La deuxième série est constituée de 48 photographies réalisées entre 1998 et 2003 sous un titre ironique, « Le Capital illustré ». Chacune d'elle est la séquence relatant par effet d'éloignement une conséquence de l'histoire et cristallise un moment de pensée. Un titre, par exemple, « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret » est une séquence langagière à l'égal de l'image qui lui donne forme. Le spectacle est tautologique, écrivait Guy Debord dont la critique irrigue cette œuvre. Il écrivait encore encore : « Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images », ou bien « Le spectacle soumet les hommes vivants dans la mesure où l'économie les a totalement soumis ». Dans un art de la parodie et des glissements sémantiques, Jean-Baptiste Ganne joue du sens et déjoue l'image quand la galerie d'exposition s’appelle justement «L'espace à vendre  »

.Dans le même temps, la galerie présente des sérigraphies de l'atelier Tchikebe parmi lesquelles des œuvres de Villeglé, Peinado, Tania Mouraud et le travail prometteur d'une jeune artiste, Eglé Vismante.




 

Tatjana Sonjov, "Histoires sous-peintes"

 Conciergerie Gounod, Nice

Jusqu'au 19 juin 2021




Mémoire et oubli s'adossent mutuellement mais, de l'un à l'autre, comme pour le vide ou le plein, il en résulte l'immédiateté d'une conscience et toute culture se construit sur le labour de ce champ-là. Des musées et des bibliothèques, lieux de mémoire et de partage, on y lit aussi l'arbitraire d'un choix et d'une hiérarchie de valeurs. De ce qu'on collectionne, l'objet se déforme ou s'efface dans le temps. Il en subsistera portant une trace qui se métamorphosera en une forme nouvelle et l'art a pour vertu d'en explorer les contours et de les soumettre aux exigences du temps.

Mémoire et oubli mais aussi l'éternité et l'éphémère. L'artiste se transforme alors en archéologue du présent. De l'objet, il en considère l'empreinte, celle d'un premier souffle ou bien le témoignage d'une disparition. Cataloguer les « petits riens », c'est révéler l'âme invisible du monde, arracher des parcelles de sensible à l'amas anonyme des choses, fixer pour un temps ce qui deviendra transformation.

Tatjana Sonjov nous parle de cette identité qui se construit et qui se perd. Elle part à la découverte de ce qui est abandonné pour traiter la peinture dans le cérémonial du souvenir. Radiateurs et grilles d'aération arrachés à des habitations en friche en dessinent l'architecture. Il n'en subsiste que ces traces que l'artiste dans un premier temps photographie avant de les confier à la précarité d'une vie nouvelle. Utilisant des techniques anciennes, elle redonne noblesse à ce qui fut un espace intime, un lieu de chaleur et de vie.

Ses « histoires sous-peintes » restituent le souffle de l'existence. Elles racontent aussi l'histoire de la peinture qui se conjugue à celle de son effacement. Alors autant ne pas sauter d'un objet à l'autre mais plutôt se concentrer sur un seul espace, sur la simplicité nue d'une série de grilles d'aération avec leurs anciennes peaux de tapisserie, leurs pellicules de peintures blafardes et leur environnement de ruines. Les gravats signent la présence d'un monde désaffecté qui supplie qu'on lui accorde une autre chance. Sur les jachères de ce monde, de la pensée finira bien par éclore. C'est en cela que les œuvres de Tatiana Sonjov parviennent à s'incruster dans notre mémoire. Par leur humble présence, elles nous accompagnent comme dans un murmure. Souvenons-nous de Rimbaud : « Ô buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires,/ Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis/ Quand s'ouvrent lentement tes grandes portes noires. »


lundi 7 juin 2021

" Stop painting ", Une proposition de Peter Fischli

 


Palazzo Ca 'Corner


, Venise

Fondation Prada

Jusqu'au 21 novembre 2021



Le cadavre bouge encore et, mieux, à chaque fois qu'on pariait sur sa disparition, la peinture se réinventa et revint avec plus de vigueur sur la scène artistique. Au-delà de son titre provocateur « Stop Painting », l’artiste suisse Peter Fischli, commissaire de l'exposition, recense cinq événements qui ont marqué le rejet de la peinture depuis l'invention de la photographie avec cette sentence prononcée par le peintre Paul Delaroche vers 1840 : « A partir d’aujourd’hui, la peinture est morte ». Inutile de s’étendre sur la postérité d'une telle déclaration quand on sait les multiples renaissances de la peinture de l'impressionnisme jusqu'à ses récentes implications dans le monde numérique.

Le projet de Peter Fischli consiste à proposer des œuvres qui, par leur singularité, ont contribué à renouveler l'art pictural tout en se définissant dans la critique de celui-ci. Il expose les ruptures radicales à l'origine de ce rejet après la photographie : Le ready-made et le collage, la mise en cause de l'auteur en particulier autour de 1968, la critique de la peinture comme marchandise et la crise de la critique. Autant de causes qui expliquent les divers soubresauts de la peinture à travers un choix de 110 œuvres et 80 artistes. Cette sélection met en évidence des propositions souvent contraires, par exemple quand on se confronte à des œuvres de Martin Barré ou de Ben Vautier, Mais la contestation de la peinture ne se limite pas à des enjeux théoriques, elle repose sur des rapports sociaux que le peintre allemand Immendorf illustre dans une œuvre de 1973 par cette question : « De quel côté es-tu, collègue ? ».

L'exposition volontairement polémique foisonne d'idées, parfois contradictoires, toujours dans la volonté d'élargir le spectre de l'art par le biais de la peinture ou en se confrontant à elle. Et la critique de la peinture repose tout autant sur son environnement technique, social, écologique, ou sa relation au langage que d'une réflexion de l'artiste sur sa pratique comme beaucoup d'entre eux le démontrent ici. Peter Fischli écrit : « Le fantôme récurrent racontant l'histoire de la fin de la peinture était-il un problème fantôme ? Et si oui, les fantômes peuvent-ils être réels » Chacun apportera sa réponse.

« Ulysse, voyage dans une Méditerranée de légendes »

 

                                                   Eric Bourret


Hôtel Départemental des Expositions du Var, Draguignan

Jusqu'au 22 août 2021



Un nouveau lieu au cœur de la ville, une réussite architecturale et un écrin lumineux pour une exposition inaugurale qui entraîne le visiteur dans une Méditerranée de légendes avec la figure du héros, Ulysse. Le fil du récit se développe sur plusieurs étages, dans des salles finement colorées comme autant d'îles sur lesquelles le héros échoue et se heurte à la furie des Dieux et des hommes ou à la folie dévorante des Sirènes ou de Circée.

Tout s'organise autour de dix épisodes majeurs de l'Odyssée homérique à partir de la figure du Cyclope jusqu'à la scène finale du retour à Ithaque. Si le parcours témoigne d'une volonté de raconter et d’illustrer les aventures d'Ulysse, il se développe surtout comme un périple dans le temps et sur l'espace mouvant de la Méditerranée. Une épopée faite de miracles et d’embûches pour un mythe qui défie le temps et revient à nous sous la forme de toutes ces traces et témoignages homériques qui se sont égrainés de la Grèce antique jusqu'aux productions de notre imaginaire contemporain.

C'est ainsi que le visiteur voguera de Charybde en Scylla, parmi des objets archéologiques, des peintures anciennes, des tableaux naïfs de Bauchant ou des œuvres contemporaines pour actualiser cette lecture de l'Odyssée. Et cet ensemble d’œuvres, empruntées parfois à des collections prestigieuses et rassemblées dans une scénographie particulièrement soignée, parvient à tisser la trame d'une épopée qui traverse le temps et dont chaque fil renvoie aux énigmes de notre présent, à nos terreurs ou à nos rêves. Histoires d'exil, de naufrages, de meurtres et de salut. Des fragments de sarcophages, des cratères anciens, des céramiques d'Urbino, des tableaux de Jordaens, de Gustave Moreau, de Füssli, Mossa ou de Félicien Rops côtoient des créations contemporaines avec un ensemble photographique d'Eric Bourret, une superbe vidéo d'Ange Leccia ou une composition de Tadashi Kamawata pour dire poétiquement le naufrage, l'archipel des débris dans l’éternité de la mer. C'est sur cette note contemporaine que le voyage s'achève avec une scène qui consacre tout le final tragique d'or et de sang de l'épopée, cette installation sublime d'Anne et Patrick Poirier : une voile tendue et la couleur du sang séché. Tout autour, des flèches dorées, le fil qui relie la voile du voyage à la tapisserie d'une mer éblouie, des rames et une barque d'or dans la force éclatante du soleil, le massacre final, la folie des hommes mais aussi la beauté du monde.



samedi 5 juin 2021

« Un toit pour le silence », Un projet de Hala Warde

 


Pavillon libanais de la 17e Biennale d'Architecture, Venise




                       Le long des Zattere déserts, on découvre un lieu blotti dans les Magazzini del Sale, un lieu sculpté dans l'ombre et la lumière, une architecture où résonne l'histoire du Liban depuis ses oliviers millénaires jusqu'à ses dernières blessures dans l'empreinte d'une déflagration qui dévasta le cœur de Beyrouth le 4 août 2020.

Ici ni murs, ni portes ni fenêtres mais plutôt un lieu protecteur, ouvert au recueillement, un nid de douceur, un toit pour le silence. L'architecte Hala Wardé l'a conçu comme une partition musicale où se mêleraient architecture, poésie, peinture et images photographiques ou filmiques pour répondre aux questions qu'il formule ainsi : « Pourquoi ne pas penser les lieux par rapport à leur potentiel de vide plutôt que de plein ? Comment lutter contre la peur du vide en architecture ? Comment imaginer des formes qui génèrent des lieux de silence et de recueillement ? »

Pour un toit, il faut ici surtout penser à un ciel ou aux feuillages d'oliviers millénaires pour dire la permanence du temps et répondre au thème de cette Biennale : « Comment vivrons-nous ensemble ? » Car vivre c'est penser cette altérité de soi au monde, se mesurer au plein et au vide et ce projet nous entraîne dans un parcours magique parmi des oliviers, piliers du temps, photographiés dans la lumière du jour par Fouad Elkoury puis filmés par Alain Fleischer dans le sommeil de la nuit. On y trouve les « antiformes » que créa l'urbaniste-philosophe Paul Virilio ou bien les « Métamorphoses », cette traînée de verre qui serpente lumineusement sur un sol nocturne, verres brisés de l'explosion du port de Beyrouth, vallée de larmes ou douceur d'une eau apaisante. Au centre de cet espace, l’œuvre d'Etel Adnan apparaît telle une découpe de lumière pour irriguer le réseau poétique d'un « toit de silence ». Voici un miracle d'humilité et de recueillement dans un lieu qui nous parle autant qu'il se contemple. Mais ici les paroles sont silencieuses. Elles restituent le froissement des feuillages, le murmure du temps, le frémissement des cœurs. Exposition nomade, le projet sera présenté ultérieurement à l'Abbaye de Jumièges et au Palais de Tokyo à Paris.




vendredi 4 juin 2021

Bruce Nauman, "Contrapposto Studies"



 Fondation Pinault

Punta della Dogana, Venise

Jusqu'au 9 janvier 2022

S'il fallait définir ce qu'est l'art contemporain, sans doute l’œuvre de Bruce Nauman nous permettrait au moins d'en saisir les enjeux tant cet artiste américain né en 1941 a su s'affranchir des mouvements et des courants artistiques pour privilégier le processus, la performance et son impact sur le public sans jamais privilégier l'effet esthétique. Autant dire que l'artiste est inclassable, en marge des mouvements conceptuels ou minimaux et tenant un discours autre que celui de l'art corporel quand il assimile la présence du corps à sa fonction mécanique à l'intérieur d' un corpus socialisé.

L'exposition présentée par la Fondation Pinault à la Pointe de la Douane à Venise met en scène une série de pièces anciennes qui contextualisent des œuvres plus récentes toutes en relation avec le « contrapposto ». Le corps est donc bien cette matrice fondamentale que l'artiste explore, désarticule ou reconstruit à travers des vidéos, films, hologrammes et technologie 3D. Dans ces « études de contrapposto », Bruce Nauman s'empare des fondements de la sculpture classique puisque le contrapposto c'est bien cet effet de déhanchement, cet équilibre précaire et factice qui s'opère en particulier dans le maniérisme quand le poids du corps repose sur une seule jambe pour accentuer le mouvement de l'épaule. A ce corps morcelé répond la fragmentation du langage que l'artiste explore le plus souvent à travers des expérimentations sonores. Mais le langage s'élabore ici par le biais de la rhétorique classique. Contrapposto, oxymore ou chiasmes sont autant de figures de style qui mettent alors en jeu la contradiction, l'ellipse, l'espacement, l'équilibre, l'harmonie et tout l'appareil illusionniste.

Dans ses productions, Bruce Nauman dévoile les artifices de toutes ces conventions qui nous façonnent. Montaigne écrivait : « Je ne peins pas l'être, je peins le passage ».(Essais, III,2) Ainsi aurait pu prétendre Nauman quand par l'impossibilité de peindre ou de sculpter le mouvement dans sa réalité, il nous montre avec humour que tout cela n'est qu'affaire d'une grammaire et d'un code qui nous gouverne. Les dispositifs visuels se déploient dans l'espace avec des montages vidéos et 3D se rattachant au corps de l'artiste, à son lieu de travail, l'atelier, et à la bande son créée par l'image. La gestuelle répétitive du corps est maltraitée par le montage qui réduit l'humain à un pantin désarticulé. Dans son environnement nocturne, l'humour est grinçant, la farce est sombre mais la leçon est faite.




Georg Baselitz, « Vedova accendi la luce »

 



Fondation Emilo et Annabianca Vedova, Venise

Jusqu'au 31 octobre 2021


Trop méconnue en France, l’œuvre picturale d'Emilo Vedova (1919-2006) fut pourtant d'une importance capitale dans l'histoire de l'art de la seconde moitié du XXe siècle. Inspirées par l’expressionnisme abstrait, ses vastes compositions rivalisent avec celles de Franz Kline ou avec les corps déconstruits de De Kooning. A quelques encablures de la Punta della Dogana à Venise où le peintre vécut, se trouve la Fondation Vedova dans un ancien entrepôt de sel revisité par l'architecte Renzo Piano et qui poursuit les valeurs d'engagement de l'artiste avec sa volonté de promouvoir la peinture dans sa relation à l'espace, au temps et à l'histoire.

Travaillant dans les années 60 à Berlin, Vedova se lia d'amitié avec Georg Baselitz, peintre tourmenté dont l’œuvre est alors souvent jugée scandaleuse. Ce dernier deviendra avec Kiefer le chef de file du néo-expressionnisme allemand et sera célèbré pour ses tableaux « haut-en-bas », ses grands formats aux couleurs franches et ses larges coups de brosse. Dans cette exposition qui est un hommage au peintre vénitien disparu, Baselitz dispose toute une série de toiles de même format et reposant sur un même canevas. Sur chacune d'elles, on devine un même personnage assis mais l'ensemble est comme défiguré par la fulgurance du geste et la violence de la couleur. Chaque toile décline son vocabulaire chromatique et se limite parfois à un somptueux noir et blanc qui n'est pas sans rappeler certaines compositions de Vedova. Bien sûr, comme toujours, la figure est inversée, tête en bas, si bien que chaque tableau revêt l'apparence d' une toile abstraite qui, littéralement, met en pièces la figuration. Abstraction et figuration s’annulent alors mutuellement pour une envolée lyrique digne du Véronèse et pour une ode à la peinture dans sa genèse comme dans son éclosion par une débauche de fragments colorés.

Ailleurs à Venise, c'est une autre exposition de Baselitz,  « Archinto » qui se tient au Palazzo Grimani en regard avec sa collection d'objets archéologiques. Là les œuvres de Baselitz jouent sur d'autres registres en s'ouvrant à la sculpture et au bas relief. (Jusqu'au 27 novembre 2021)




jeudi 3 juin 2021

Massimo Campigli et les Etrusques, " Un bonheur païen "

 ACP-Palazzo Franchetti, Venise

Jusqu'au 30 septembre 2021




Durant son adolescence, Massimo Campigli se découvrit fils naturel et, autodidacte, il mena une jeunesse aventureuse aussi bien en Italie que dans les tranchées de la première guerre mondiale, les convulsions de la révolution soviétique de 1917 ou à Paris quand il fut correspondant de presse jusqu'en 1927. La peinture fut sans doute pour lui l'objet d'une quête obstinée dans cette recherche d'une origine fondamentale, d'un récit immuable figé dans l'éternité du temps. Lorsqu'il découvrit l'art étrusque à Rome en 1928, Campigli eut la révélation de ce qu'il qualifia alors d'un « art païen ». L'exposition vénitienne met en parallèle quelques 35 œuvres de l'artiste et une cinquantaine de pièces archéologiques - sarcophages, figurines ou bijoux – témoignant de cette civilisation étrusque et d'un bonheur retrouvé.

La peinture de Campigli ne cesse d'explorer ce fond mystérieux d'un passé lointain où se logerait quelque vérité enfouie dans la nuit du temps. La peinture est silencieuse. Elle effleure la réalité du monde. D'une œuvre à l'autre, elle fait remonter à sa surface l'obsession d'une origine, la trace de silhouettes cristallisées dans des couleurs assourdies, par des tons ocres et des terres brûlées. Les figures sont comme figées dans l'épaisseur du temps telles des vestiges d'un paradis perdu que seule la peinture pourrait dévoiler à travers ce « bonheur païen ». On y perçoit l'écho des fouilles archéologiques et celui des fresques crétoises ou des portaits funéraires de Fayoum. Il y a aussi le souvenir de Montparnasse quand le peintre découvrit Picasso, Léger ou Chirico et l'Italie de la peinture métaphysique et du Novecento. Le monde de Campigli est celui de la perfection du rêve et des figures énigmatiques réduites à leur apparence essentielle. La frontalité est de mise, la ligne est rigoureuse, la symétrie organise cet univers délicat réduit à l'écho de bustes féminins, d'objets esquissés et de figures animales échappées d'un fond primitif. Ici la peinture traverse sereinement le temps, elle ne s’embarrasse pas des illusions de la perspective, elle immortalise et explore avec solennité les contours de l'éternité.