lundi 31 octobre 2022

«L’intime du vide»

 


Exposition collective, Le Dojo, Nice

Jusqu’au 2 décembre 2022


                                                François Paris, "Séduction paradoxale"

Se confronter à la page blanche d’une toile ou d’une feuille, c’est toujours pour l’artiste se mesurer à ce qui se trame en amont de la création et à ce qui prélude à l’image. De ce réservoir à désirs et à fantasmes, les réseaux inextricables de l’imaginaire exercent leur tension dans l’intimité du sujet pour s’en libérer par la force du dessin. «L’intime du vide» est cet exercice de recouvrement par lequel huit artistes proposent leur propre conception de la forme quand elle surgit au détour de cette nécessité d’exprimer une intériorité, d’«accoucher une image». Or celle-ci résulte non seulement d’un fond inconscient mais aussi d’une culture, d’une histoire et de codes auxquels l’artiste tour à tour obéit ou se confronte.

Le dessin est ce lieu originel sur lequel se dépose cette charge mentale. Le noir et le blanc en absorbe au plus près la trace qu’elle soit dans le développement des lignes ou des courbes, dans des effets d’effacement ou par l’épaisseur du fusain. C’est dans le velouté sombre de celui-ci et dans l’insertion de l’empreinte des corps que Yannick Cosso répond à son interrogation: «L’espace de la feuille de papier serait-il plus intime que celui qui entoure ton corps?» A l’inverse ce sera la frontalité trouble d’un visage qui surgira des dessins de François Paris tandis que ceux de Steve Di Geronimo s’apparentent à la fois à un objet et à une cible. Réalisés avec une extrême méticulosité, ce sont alors des visions déroutantes tant elles paraissent plus vraies que dans leur existence réelle. Mais ne serait-ce pas un vide sidéral qui en résulterait?

La couleur est aussi ce qui irrigue le pouvoir du dessin. Pour Béatrice Lussol, elle se répand, comme extraite du corps dans ses fluides et ses plis. C’est alors un paysage organique et sexuel qui se construit à partir d’une intériorité physique qui s’empare du vide dans l’écoulement des sillons d’aquarelle. Dans une même douceur dangereuse, transparente et acidulée, Makiko Furuichi distille sa poésie du conte et de l’absurde tandis que Ingrid Maria Sinibaldi impose les cernes volontaires du dessin avec humour pour traduire la violence du réel. C’est avec détachement que Céline Marin collecte des images pour les rassembler dans un surréalisme joyeux. La narration peut alors s’inscrire dans le fil du dessin. Mais le récit peut aussi lui échapper et c’est ce que raconte Maxime Parodi dans l’intrigue de ses mises en scène. Si la nature a horreur du vide, l’artiste au contraire aime s’y perdre ou bien y trouve les ressources d’une liberté jubilatoire.

Philippe Ramette

 


Galerie Xippas, Paris

Jusqu’au 3 décembre 2022



En contre-pied de l’image de l’artiste, Philippe Ramette aime à se présenter parfaitement vêtu et engoncé dans une honorabilité qu’il se plaît à déjouer malicieusement. Dans un récent tirage photographique, «Allégorie de la création», il domine dans toute l’emphase du culte de la personnalité un paysage qu’il est censé fertiliser par la grâce d’un arrosoir doré posé sur sa tête comme le képi d’un général. L’autodérision s’accommode alors du burlesque et dans la noblesse du bronze, l’artiste, à travers onze sculptures, en décline les gestes.

 Dans la tradition des monuments en hommage aux personnalités officielles tels que ceux qu’il a réalisés à Nantes, il se présente lui-même arborant le prestige de la célébrité mais toujours sous les atours de l’absurde. Le déséquilibre physique mis en scène dans ses sculptures ôte pourtant à celles-ci toute velléité de grandeur et introduit une critique sur l’idée même de statue monumentale. Tel un Buster Keaton démontant la mécanique de ses gags, Philippe Ramette joue du socle comme réceptacle de la notoriété et du personnage qu’il supporte. Chaque œuvre apporte sa part de claudication, son pas de travers et son pince sans rire par la désarticulation du socle ou de la figure. Le déséquilibre est alors l’inscription d’un désordre mental qui se généralise dans une réflexion sur l’art et la société.

Le titre des œuvres fournit une explication ironique à ce que la figure illustre. Ainsi dans «Éloge du déséquilibre», le personnage s’appuie-t-il sur le mur quand dans «Proposition d’un monument de ceux qui se trompent toujours de direction», c’est l’artiste qui en désignera une. Mais celui-ci peut se dissoudre et, dans «Pas perdu», il n’en reste que l’empreinte de sa chaussure imprimée dans le bronze. Les mots s’associent alors à un monde désarticulé dont l’artiste ne cesse d’accentuer avec humour les fractures. L’une des sculptures montre Philippe Ramette portant son socle sur son dos. Tout se résume ainsi à cette métaphore de celui qui déménage dans un univers absurde que l’artiste supporte et désigne. Ça s’appelle l’intelligence.

vendredi 28 octobre 2022

Agnès Thurnauer, «On se retrouve chez toi»

 

Musée Matisse, Nice

Jusqu’à février 2023



Toute perception d’une œuvre d’art implique un jugement au terme duquel il y aurait cette nuance de l’esprit et de la lettre - la stricte matérialité de celle-ci mais aussi ce qui l’excède par l’effet d’une production par le corps, le mental et le sensible. Dans une démarche conceptuelle, Agnès Thurnauer explore ces fluidités, les équivalences ou les contradictions inhérentes au livre ou au tableau pour les mettre en scène et les approfondir à partir de la souveraineté du mot et de sa relation au visuel. Ce qui pourrait n’être qu’un exercice intellectuel se révèle au contraire comme un superbe cheminement parmi les tours et détours du texte, de la forme et de la couleur.

Agnès Thurnauer n’isole jamais la lecture et l’écriture de sa pratique artistique. A la suite d’une visite au Musée Matisse, elle adresse cinquante lettres au peintre qui font l’objet d’un livre intitulé «Cher Henri,». Conçu comme une percée dans le temps, cet ouvrage est alors la clé d’une rencontre avec l’œuvre de Matisse et sa relation à la littérature. Cette correspondance résonne aussi dans un sens baudelairien à moins qu’elle ne diffuse dans les allées et les salles du musée les réminiscences des voyelles colorées de Rimbaud. Car au-delà de cette ascèse des mots c’est bien la poésie, l’incendie de la couleur et le trouble de la sensibilité qui s’emparent de cette identité qui se construit entre Matisse et Agnès Thurnauer. Pour en saisir les blancs et les interstices, les œuvres sont autant de fenêtres ouvertes sur de nouveaux paysages mentaux. Parfois des sculptures fonctionnelles ponctuent le sol et le corps peut alors s’y reposer. Ailleurs des couples de peintures sont comme les pages d’un livre ouvert où l’horizontalité du geste de lire se confronte à la stricte verticalité du tableau.

L’artiste nous entraîne ainsi dans un passionnant voyage à travers le langage. Peinture, aluminium ou verre, tout résonne dans l’héritage de Matisse et sa pensée - les livres qu’il avait illustrés mais aussi ses gouaches découpées comme des lettres, les vitraux lumineux ou l’empreinte du corps dans la stridence du noir quand il dessine une descente de croix. Agnès Thurnauer conduit un récit dans lequel chaque page énonce une découverte. Les changements d’échelle, les mots qui s’emparent de l’image, les renversements de perspective sont autant de trouées vers une expérience du regard en prise directe avec l’intelligence. Pourtant rien d’austère ici dans le rythme toujours changeant des formes et des couleurs. Si l’artiste parle à Matisse, on a le sentiment que celui-ci lui répond. Alors les mots et les tableaux s’égrènent en autant de notes qui redonnent vie au peintre lequel, en retour, semble rendre hommage à l’œuvre d’Agnès Thurnauer.



jeudi 27 octobre 2022

Sam Szafran, «L’obsession d’un peintre»

 

Musée de l’Orangerie, Paris

Jusqu’au 16 janvier 203



C’est l’histoire d’une enfance détruite et d’un gamin livré à la rue et à la misère. Sam Szafran a 11 ans quand la deuxième guerre mondiale s’achève. D’origine juive polonaise, il aura vu une partie de sa famille anéantie dans les camps de concentration et le voila ballotté d’un lieu à l’autre dans un réel impossible. Ce n’est que par sa passion du dessin et la transformation de la réalité qu’il permet que Sam Szafran trouvera son salut. Rejeté par les écoles d’art, il s’obstinera pourtant dans l’ascèse des lignes, la perfection de l’aquarelle et du pastel, la création d’un autre monde. Mais quand on survit à un tel naufrage, on se contente de la réalité la plus triviale, la plus immédiate, l’atelier où l’on travaille, des escaliers et des feuillages. Dans une époque où l’abstraction triomphe, Szafran veut se mesurer à la seule réalité physique du monde.

C’est pourtant par la démesure qu’il recompose celle-ci. Par des déséquilibres vertigineux et des perspectives folles, un acharnement minutieux dans la finesse du trait et son immersion dans la couleur, voici un chaos magnifié ou un paradis perdu - un rêve éveillé au lendemain du cauchemar. Dans ce décor, rares sont les présences humaines si ce n’est parfois, une présence lointaine et silencieuse. L’espace se sature par le désordre des objets de l’atelier quand, dans le labyrinthe des jeux de miroir, sols et plafonds se dérobent et s’entrecroisent tandis que le fusain exerce sa déchirure méticuleuse et implacable du monde.

«Il faut regarder en oblique», disait-il. De cette blessure, Sam Szafran procède tel un funambule sur son fil. Il dévide celui-ci sans relâche, jusqu’à construire avec une extrême précision des réseaux inextricables pour faire surgir la possibilité d’un nouveau regard sur le monde. Telle est cette quête obstinée lorsque dans la transparence des feuillages qu’il sculpte avec délicatesse pour en extraire une lumière parcimonieuse, une respiration sourde émane de la toile. Loin d’une humanité triomphante, l’humilité du geste se noue à la démesure du monde. Si ces vastes ensembles végétaux s’apparentent à une jungle, des perles de lumière s’en échappent comme pour assurer la promesse d’une vie et conjurer ses ombres.

Peu représenté dans les musées français mais ardemment défendu par de nombreux collectionneurs, Sam Szafran, trois ans après sa mort, se voit enfin honoré d’une grandiose exposition à l’Orangerie. Ce n’est que justice.




mardi 25 octobre 2022

Claude Monet - Joan Mitchell

 


Fondation Louis Vuitton, Paris

Jusqu’au 27 février 2023





Joan Mitchell ne peint pas la nature, à peine même la regarde-t-elle. «Ma peinture est abstraite, disait-elle, mais c’est un paysage». Et celui-ci est un cadre dans lequel une image s’imprime. Comme pour Riopelle avec lequel elle entretint une longue et tumultueuse liaison, c’est davantage l’idée de nature avec ses filaments de formes et de couleurs qui imprègne la toile. Si les premières œuvres à l’instar du peintre canadien témoignent d’une facture serrée et d’un aspect tourbillonnant, elle s’aventurera de plus en plus vers une quête de la lumière pour extraire de la nature l’ essence même de l’abstraction.

C’est à Chicago que naît Joan Mitchell en 1925, un an avant la mort de Claude Monet. Une filiation entre le maître de l’impressionnisme et la représentante de l’expressionnisme abstrait se dévoile par cette volonté de capter la lumière. Pour Joan Mitchell, celle-ci surgit de la fulgurance du geste et de la déflagration des zones colorées sur un fond blanc comme réserve pour en extraire la quintessence. C’est là que se joue l’affrontement des courbes, des jets et des traits pareils à des hachures de soleil. Alors la toile s’embrase en même temps qu’elle renvoie le souvenir d’une aube ou d’un soleil couchant. La peinture s’incarne dans la trace de cet instant de germination qui s’empare de la nature quand elle se dépose sur la surface du tableau. D’ailleurs souvent celui-ci se répartit en zones strictement compartimentées comme pour souligner les étapes complémentaires d’un même processus.

Claude Monet quant à lui hérite de la peinture de chevalet et de l’impressionnisme. Il s’agit bien de représenter mais toujours dans le champ des variations lumineuses. Mais très vite le monde végétal et l’univers aquatique se confondent aux vibrations atmosphériques. Les contours des feuillages et les cernes des nymphéas se dissolvent au point d’abolir toute présence. Quand pour Joan Mitchell il s’agit bien de fixer des souvenirs et des sensations par un geste aérien, Monet, par sa fascination des reflets, se délivre peu à peu de la figuration par la fluidité de touches courtes et la confusion chromatique.

C’est à Vétheuil, en bord de Seine, là ou vécut Monet, que Joan Mitchell s’installera définitivement en 1968. En contemplant le fleuve, elle parlera de «l’heure des bleus», entre le jour et la nuit. C’est à l’écoute de ce dialogue subtil et riche en murmures que la Fondation Louis Vuitton nous convie. Un dialogue qui se poursuit superbement dans la musicalité des couleurs et le silence de l’espace.



Walter Sickert, «Peindre et transgresser»

 

Petit Palais, Paris

Jusqu’au 29 janvier 2023



C’est toujours par effraction qu’on pénètre dans une œuvre de Walter Sickert si bien que le ton volontiers provocateur de l’artiste vient contaminer celui qui la regarde en le transformant en voyeur. Bien sûr, il y a cette réputation sulfureuse de l’artiste mais aussi son agilité à se soustraire au cadre académique et surtout cette insolence dépouillée de tout érotisme dans le dévoilement des atours et des secrets de l’intime. La peinture est ici l’instrument de la transgression.

Né en 1860 en Angleterre, Walter Sickert débute sa carrière comme acteur de théâtre et il conservera toujours sa fascination pour la scène et la multiplicité des rôles dans le jeu dramatique. Puis, élève de Whistler, il emprunte à celui-ci ses tonalités sombres et ses cadrages resserrés dans les scènes de genre qu’il détourne de la peinture de salon. Mais c’est surtout Degas qui l’influencera aussi bien par son intérêt pour le spectacle et le cirque que pour sa façon de traiter à vif la trivialité de la vie quotidienne.

L’exposition du Petit Palais présente selon un fil chronologique 15O œuvres comme autant d’étapes pour provoquer et brouiller les pistes. Mais rassurons-nous, Walter Sickert n’est certainement pas le Jack l’Éventreur comme l’ont avancé certain. Encore que ce soupçon ne lui eût probablement guère déplu. C’est donc par des scènes de music-hall qu’il entame sa carrière de peintre avec la lumière des projecteurs, les teintes acidulées du décor et par des cadrages vertigineux. Puis il voyage, notamment à Venise, à Dieppe, à Paris où il résidera souvent. Et, pour plus d’argent et de notoriété, il se lance dans le portrait au début des années 9O. Dans des couleurs sourdes et des coups de brosses rapides, le visage est mis à nu par l’artiste. La rapidité d’exécution prévaut aussi pour des scènes de nus où l’on retrouve le relâchement de Degas, l’intimité de la toilette et les poses naturelles. Et comme pour choquer la bonne société anglaise, une fascination assumée pour les débits de boissons et les lieux de prostitution…

Plus tard Walter Sickert s’orientera vers le paysage car il reste profondément un expérimentateur de l’image. Résolument moderne, il travaille à partir de photographies et même d’images préexistantes extraites de journaux ou d’illustrations. Projetées pour être transposées sur la toile, elle permettent aussi d’inscrire le trouble du double et de la distanciation. Préfigurant ainsi des artistes tels que Warhol ou Richter, il laisse une trace très personnelle dans une peinture sombre et une réalité grimaçante.




lundi 24 octobre 2022

Füssli, «Entre rêve et fantastique»

 


Musée Jacquemart-André, Paris

Jusqu’au 23 janvier 2023



Peintre de l’étrange, Johann Heinrich Füssli fut lui-même un érudit fort contrastée, en prise avec de multiples paradoxes dans sa réalité comme dans son imaginaire. Né à Zurich en 1864 dans une famille d’artistes, il poursuit néanmoins des études de théologie et devient Pasteur. Ayant dénoncé un scandale, il est alors déchu de sa charge et doit s’exiler en parcourant la France, l’Italie et surtout l’Angleterre où il s’établira définitivement en 1778.

A Londres, féru de théâtre et de littérature, Füssli se passionne pour Shakespeare, Dante, Milton ou Homère. La violence du clair-obscur, les mises en scène grandioses et les jeux d’acteurs s’impriment sur de vastes compositions qui lui assureront le succès. Académicien et Professeur à la Royal Academy, Füssli échappe sur bien des plans aux différentes lectures qu’on peut faire sur son œuvre.

Dans une palette parfois dépourvue d’éclat, il parvient pourtant à traduire des espaces saisissants rappelant le rococo italien du XVIIIe siècle. Mais à la scénographie religieuse, il substitue du grotesque ou de l’érotisme dans des compositions oniriques chargées de gnomes, de sorcières et d’extravagance. La femme omniprésente évolue dans des poses théâtrales le plus souvent pour assouvir un fantasme de domination. Dans un monde nocturne, les réseaux de l’imaginaire se croisent dans des thèmes macabres ou des rencontres sulfureuses et Füssli ne rechigne d’ailleurs jamais à choquer son public. Il aime s’imposer tant par sa personnalité que par la profusion et l’exubérance de ses œuvres.

Vraie ou fausse folie, qu’importe! Il n’en reste pas moins que son œuvre amorce le romantisme noir qui prévaudra alors en Angleterre. Il écrira: «Je sens que des pouvoirs m’ont été donnés par le Divin». Dans ce jeu de prémonitions, de fantasme et parfois de grandiloquence, c’est aussi l’inconscient qui laboure la surface de la toile. Entre terreur et délice, des monstres surgissent et rugissent dans la volupté ou la douleur. L’anatomie est parfois approximative mais la fulgurance du rêve l’emporte. Le surréalisme n’est plus loin.




Edvard Munch, «Un poème de vie, d’amour et de mort»


Musée d’Orsay, Paris

Jusqu’au 22 janvier 2023



«Le cri» est un tableau universellement connu tant il résonne en chacun de nous. Ce cri dont Edvard Munch développe les ondes sonores en couleurs de feu qui se déploient dans l’espace, déchire une œuvre traversée par le thème de la mort et de l’amour. Né en 1864 en Norvège, Munch perdra très tôt sa mère puis sa sœur et sa peinture restera marquée par cette hantise de la maladie, de la solitude et de la mort. Aussi ne cessera-t-il de décliner de manière obsessionnelle des scènes dramatiques souvent reprises selon plusieurs versions, telles «Les jeunes filles sur le pont» que l’artiste représentera d’abord par une gravure sur bois en 1918 puis par une huile sur toile en 1927. Ces deux œuvres parmi une centaine d’autres présentées lors de cette exposition, témoignent d’une même angoisse qui se lit dans le corps même de la peinture. Les formes sont molles, presque flottantes. Les visages se dérobent en se ployant vers le sol ou vers la flaque morte d’un fleuve. Les yeux sont éteints ou bien seule de la braise couve au fond de leur cendre.

Pour tous ces êtres réduits à des formes spectrales il ne reste plus qu’une vie qu’il faut traîner et qui se dessine en traits hachurés ou en violentes taches de couleurs. L’anxiété s’empare alors de l’espace tout en s’imprégnant de l’idée de nature. Les paysages sont peints à l’aune de sentiments parfois inspirés d’une philosophie vitaliste dont la coloration infuse les modèles. Stridente, flasque ou livide, la couleur se dilue dans le ciel ou dans l’eau dans les seules teintes du désespoir. Il y a chez Munch cette lumière impossible qui se révèle seulement par des éclairs de ténèbres qui illuminent les êtres. Images de la solitude, ces tableaux sont parfois des autoportraits par lesquels l’artiste s’interroge dans un face à face tendu et ce n’est que dans ces tableaux que le regard se fait pénétrant.

Homme seul, principalement autodidacte mais trouvant ses racines dans l’impressionnisme et le symbolisme, Edvard Munch sera surtout un précurseur pour l’expressionnisme allemand. Pensée comme un cycle allégorique à partir de la naissance de l’amour, sa floraison, sa disparition puis la mort, la Frise de la Vie serait selon les commissaires de cette exposition, cette série qui donne sens à l’ensemble. Regarder une toile de Munch c’est se perdre dans des courbes houleuses et des lignes flottantes sur lesquelles l’œil n’est jamais en repos tant il pénètre les sombres méandres d’une âme souffrante.





mercredi 12 octobre 2022

Vincent Munier, «Les 3 Pôles»

 


Musée de la Photographie Charles Nègre, Nice

Jusqu’au 15 janvier 2023



L’éternel émerveillé


Plus qu’à une description de la nature, c’est bien à sa célébration que nous convie Vincent Munier. Retrait méditatif, patience en amont du temps, immersion dans le silence de la roche ou de la glace, c’est dans dans cette fusion subtile avec les éléments extrêmes que le photographe se glisse dans la peau insoupçonnée du monde. Par une démarche minimaliste et dans l’écho des estampes japonaises, il restitue un espace intérieur où la trace, aux lisières du visible, imprime la présence du vivant là où nous échouons à le rencontrer. L’animal sauvage, rétif à l’homme, en osmose avec une nature encore vierge, est au cœur d’un récit que le photographe murmure comme pour en préserver le secret.

Si la faune s’inscrit durablement depuis plus de vingt ans dans son œuvre de photographe, de cinéaste et d’écrivain, Vincent Munier n’est pas précisément un photographe animalier. Qu’il traque la présence diffuse de la panthère des neiges ou d’un ours polaire, c’est toujours pour extraire de l’image ce souffle d’un mystère qui nous relie à notre condition et aux grands espaces. La vie dans toute sa fragilité et l’animal dans son propre territoire disent en creux ce que nous ignorons de l’univers. A pas de loup, par une écriture sensible, dans le retrait et le silence, la photographie absorbe la beauté du monde. Pourtant elle crie notre ambition folle à vouloir le dominer et à le détruire. Et dans ces images se lit un engagement profond pour la réconciliation de l’humain et du règne animal par la grâce d’un langage universel.

Sur les hauts plateaux du Tibet qu’il surnomme le troisième pôle, Vincent Munier, par des tirages particulièrement soignés, excelle à donner forme à ce qui échappe au corps de l’animal. Celui-ci s’écrit dans le flou, la brume, une traînée de vent à moins qu’il ne parle d’un feu ténébreux comme dans «Les sabots du vent», ou d’une violence primitive dans le face à face des «.Bœufs musqués». Ici l’explorateur n’est plus un conquérant mais l’humble témoin d’une révélation qu’il parvient à nous faire partager en l’effleurant, sans jamais réduire l’animal à son étrangeté. Celui-ci tend d’ailleurs à se dissoudre, il n’est souvent qu’une silhouette fichée contre le ciel ou une inscription figée dans la pierre. Lui aussi n’est que murmure. On surnomme parfois Vincent Munier comme «L’éternel émerveillé». Peut-être parce qu’il déchire le rideau du temps pour dire l’éternité et que le primitif de l’animal nous rattache à des rivages que nous aurions perdus. Cela s’appelle l’émerveillement et Vincent Meunier nous en restitue toute la puissance dans une révolte sourde.



dimanche 9 octobre 2022

L’École de Paris (1900-1939)

 

Musée d’Art Moderne de Céret

Jusqu’au 13 novembre 2022



                                                        Moïse Kisling

Rénové et enrichi d’une nouvelle aile, le Musée d’art moderne de Céret renaît après trois ans de travaux. Picasso séjourna à Céret entre 1911 et 1913 et ses compositions cubistes firent connaître la ville. Dans son sillage, Braque, Herbin et Juan Gris la consacrent alors comme une «Mecque du cubisme» Dans un autre registre, au lendemain de la première guerre mondiale, Soutine y réalisera près de 200 tableaux et il sera suivi par Krémègne qui y résidera jusqu’à sa mort. Entre 1928 et 1929 on y retrouvera Chagall puis bien d’autres artistes tels que Masson, et plus tard, Raoul Dufy ou Marquet qui s’y réfugieront en 1940. C’est en 1950, essentiellement à l’initiative du peintre Pierre Brune, que le musée ouvrira ses portes.

Après une exposition inaugurale de Jaume Plensa en mars dernier, le Musée présente en collaboration avec le Centre Pompidou, une sélection d’œuvres majeures de l’École de Paris entre 1900 et 1939. Attirés par la ville qu’on considérait alors comme la «capitale des arts», nombre d’artistes étrangers, d’abord à Montmartre puis après 1910 dans le quartier de Montparnasse, viennent s’y installer. L’exposition relate cette aventure cubiste autour de Picasso, Survage ou Marcoussis mais aussi de tout ce qui s’est déroulé autour du fauvisme et de la couleur avec Kees Van Dongen, Sonia Delaunay ou Kupka. Quant au portrait, il revient ici à Modigliani d’en exprimer tout le trouble émotionnel quand Kisling le hisse au rang d’une icône chargée de magnétisme. Les portraits de Soutine, tels que «Le Groom» et «Le grand enfant de cœur» déversent toute la puissance du rouge et du noir dans les torsions de la chair expressionniste.

Impossible de rendre compte de façon exhaustive de tout ce cosmopolitisme qui apporta à Paris ce sursaut de créativité, non seulement en peinture mais aussi dans la photographie. Sous l’objectif de Brassaï, de Germaine Krull ou de François Kollar, c’est une ville traversée de poésie qui sert de décor à toute cette effervescence artistique. Cette exposition passionnante par sa diversité et la qualité des œuvres présentées nous permet de comprendre comment des styles parfois opposés ont permis à des artistes venant d’horizons différents d’insuffler dans l’art un surplus d’humanité. A l’aube des avant-gardes, L’École de Paris fut aussi ce point de rencontre à l’égal de ce qui se réalisa dans cette ville de Céret qui lui rend aujourd’hui hommage.







samedi 8 octobre 2022

RONI HORN, «Sweet is the swamp with its secrets»

 


Hauser & Wirth, Monaco

Jusqu’au 17 décembre 2022



«La douceur est un marécage avec ses secrets» est ce vers traduit d’Emily Dickinson, poétesse qui vécut recluse dans sa maison du Massaschusetts. Cette vie intérieure intense est aussi celle que Roni Horn ne cesse de débusquer dans la dualité de l’intériorité et des fragments du monde les plus anodins. Autant dire qu’on ne contemple pas seulement avec les yeux l’œuvre d’une telle artiste mais plutôt avec les paupières closes et leur charge méditative. Sans doute aurait-elle pu écrire: «Regardez dix fois le même tableau mais vous ne verrez jamais le même». En effet Roni Horn met le réel en question de par sa nature changeante de même que l’œuvre d’art elle-même résulte d’un effet de perception aussi bien physique que mental qui varie selon qui la contemple.

Parler au monde comme dans un miroir est affaire de poésie. Entendre l’écho des choses exige attention et délicatesse. Et le souffle du minimalisme excelle à restituer le pouvoir de l’insignifiance sur la beauté du monde. Roni Horn se saisit de tous les médias mais toujours avec une telle humilité qu’on pourrait croire en la banalité de ce qu’elle montre. Les objets ou les photographies, installés parfois dans un parfait décalage avec l’espace de la galerie, placent le spectateur dans une relation de perplexité avec des œuvres qui jouent par paires ou par séries – portraits dénués de psychologie, oiseaux flous ou bâtons d’aluminium avec des phrases gravées. Aussi faut-il de nouveau fermer les yeux puis les rouvrir et regarder en soi-même ce temps qui a passé, ce visage qui n’est plus tout à fait le même, ce flou qui préfigure l’oubli. Roni Horn nous parle d’une réalité fugitive, des interstices entre la mémoire et le devenir. Elle est autant l’artiste du temps que de l’espace et elle nous entraîne, par la puissance de l’intime, à penser la différence et le double, le trouble sexuel ou l’interpénétration de la vie et de la mort.

En parallèle à ces œuvres, six extraits de Persona, le film que réalisa Ingmar Bergman en 1966, égrènent des notes semblables comme pour affleurer musicalement la fragilité des choses et le monde intérieur qui émerge dans le réel tel un marécage dans sa brume. Et c’est dans un noir et blanc que deux visages de femmes avec la modulation de leurs voix parlent d’une identité fluctuante, du désir entre attraction et répulsion… La poésie ne dit que cela: Ce que l’on voit, ce n’est que la peau des choses. Et le réel ne s’appréhende que par l’imaginaire. Ce qui anime le monde, c’est à l’artiste de le proclamer, d’en imaginer les secrets. Roni Horn nous en délivre des petits fragments qu’elle recueille depuis une quarantaine d’années, le plus souvent dans la nature et en Islande où elle réside parfois. Elle nous montre sous le masque de l’indifférence que tout est différent et que l’eau qui coule n’est jamais la même.



vendredi 7 octobre 2022

«Après l’école», 2e Biennale artpress des jeunes artistes»

 


Montpellier MO.CO Panacée, Musée Fabre, Espace Dominique Bagouet

Jusqu’au 8 janvier 2023


                                                 Sam Krack


Entre les racines ou les ruines de la mémoire et les incertitudes du lendemain, l’art essaime ses traces sur notre présent comme autant de pas sur une terre inconnue. Comment ceux-ci se déposent-ils et comment ils s’impriment, tel est ce défi auquel doivent répondre les artistes de la jeune génération qui, au sortir de l’école, se confrontent à la nécessité d’innover tout en s’emparant des enjeux et des inquiétudes du monde contemporain.

Ce qui s’impose alors ce n’est plus la monumentalité ou la certitude des matières et des formes mais plutôt la fragilité qui se lit dans le trouble des frontières. Celles-ci s’expriment par le choix des médias, dans l’humilité du propos et toujours dans la symbiose des éléments. mais aussi du passage du réel à l’imaginaire, dans ce que notre monde clame et ce qu’il recèle de silence. C’est dans ce brouillage de la peinture, de l’image internet et du réel le plus trivial de la marchandise que Sam Krack propose une déclinaison de rideaux peints mais laissant apparaître leur réalité sur la tranche du tableau. Trivialité du thème pour une peinture de grande solitude. La peinture revient d’ailleurs avec force dans cette Biennale soit parce qu’elle est hantée par les germes de sa disparition soit comme support ou illustration d’un traumatisme. Matthieu Hemmer l’incorpore à une installation où rien ne s’élucide mais dans le seul constat que le lien qui nous relie à notre quotidien ne cesse de s’effriter et que l’art d’aujourd’hui en porte le douloureux  témoignage. Dans ses aquarelles, Ugo Lange défait la trame de nos identités biologiques quand l’animal et le végétal s’incorporent à l’humain.

L’incidence du numérique et de la culture internet est frappante. L’installation de Jérémy Griffaud, «Enlarge Yourself » parle de cet afflux d’images comme autant d’échappées sur la fiction la plus débridée par ses artifices de formes et de couleurs. Entre rêve psychédélique et récit d’un monde où le réel se cogne à la brutalité de notre consommation quotidienne, voici un univers qui surgit sur les vestiges du chaos dans une danse carnavalesque et dans un bonheur grimaçant.

La photo et la vidéo témoignent de l’inscription de l’image, dans toute son ambiguïté, dans tous les instants de la vie. Le jeune artiste est aujourd’hui d’emblée confronté à ces images par leur multiplicité asphyxiante ou, au contraire, par leur puissance de témoignage. La vidéo «Le baiser» de Vehanush Topchyan quant à elle joue sur les gammes de l’évanescence et de la disparition. Autant dire que cette Biennale s’inscrit dans la fragilité d’un monde au seuil d’un basculement, là où réalité et fiction se toisent dans un même regard inquiet. Mais ce jeune regard propose des œuvres lucides qui ne s’embarrassent d’aucun tabou. L’art jaillit ici en toute liberté et c’est là la grande réussite de cette 2e Biennale d’artpress.