samedi 26 novembre 2022

Benoît Barbagli, «Tout autour, l’eau»

 


Galerie Eva Vautier, Nice

Jusqu’au 14 janvier 2023



Et que le corps exulte! De cette exhortation à un élan révolutionnaire par la réconciliation de l’individu et du collectif comme celle de l’homme et de la nature, Benoît Barbagli esquisse une œuvre lumineuse et particulière tant elle propose une relation sensible entre l’esthétique et une exigence éthique.

Au cœur des éléments, l’humain se confond aux puissances de la terre, du ciel et du feu mais c’est dans l’eau, pareille à un liquide amniotique, qu’émergera cette série de photographies et de sculptures pensées à partir de performances et d’une réflexion sur l’anthropocène.

Si dans d’autres œuvres, l’artiste partage avec les éléments le pouvoir d’inscrire sur la toile la trace de l’eau et du vent par la grâce du charbon ou de la cendre, ici l’humain participe d’une célébration collective d’où l’idée d’une joie retrouvée triomphant entre bouquets de fleurs et trompettes glorieuses dans une nudité conquérante pour une autre immersion dans l’univers. Dans L’utopie du corps, Michel Foucault écrivait: «Mon corps est comme la Cité du Soleil, il n’a pas de lieu, mais c’est de lui que sortent et rayonnent tous les lieux possibles, réels et utopiques». Par des mouvements d’apparition et de disparition, de flux et de reflux, d’élévations et de chute, l’artiste nous entraîne dans ce monde solaire par une chorégraphie aquatique qui célèbre cette fusion libératrice. Mais l’artiste lui-même tend alors à se dissoudre. Collaborant avec le collectif PALAM, il est tout à la fois sujet et objet, en prise avec d’autres corps qui se fondent dans un même rituel de fusion et d’effusion hédoniste.

Cette ode à la joie résonne comme une volonté de renouer dans une parfaite harmonie, sans hiérarchie aucune, vers une relation égalitaire entre la nature et l’humanité. C’est ainsi que Benoît Barbagli suggère dans une écriture somptueuse tous les jeux de métamorphoses qui s’opèrent d’un sujet à l’autre. Et, de l’artiste lui-même aux autres ou à la vague, on ne saura jamais si la communion s’opère dans les plis du hasard ou par une décision programmée. Alors autant entendre cette œuvre comme une danse, une transe en prise avec le temps et l’espace. Et peut-être, comme dans l’écho d’une scénographie antique, l’écouter quand du héros et du coryphée, un chant s’élève pour célébrer la présence de l’homme dans l’univers et en traduire les plaies. Dans le sillage de cette utopie nécessaire, les identités se dissolvent pour s’ouvrir à d’autres regards.




lundi 14 novembre 2022

Louis Pons, «J’aurai la peau des choses»

 


Espace Lympia, Nice

Jusqu’au 26 février 2023



En collaboration avec le Musée Cantini de Marseille où l’exposition sera présentée plus tard, l’Espace Lympia propose une rétrospective de l’œuvre de Louis Pons, artiste prolifique né en 1927 et qui, en marge du surréalisme et de l’art brut, échappe à toute définition. Celui qui déclara dessiner «pour tuer le temps» se livra à une multitude de petits métiers en même temps qu’à des caricatures dans la presse humoristique. D’une liberté absolue, il restera jusqu’à sa mort en 2021 un artiste singulier, braconnier de l’image, traquant en elle tout ce qui en déborde, dévoilant sa puissance à absorber le réel tout en lui faisant rendre gorge. L’œuvre se dérobe à toute séduction, elle fouille les entrailles du monde pour en exhumer sa part de vérité dans le seul chaos du réel et de l’imaginaire.

Avant de s’installer à Paris en 1973, Louis Pons arpente les villages de la Côte d’Azur et de sa Provence natale. Il marche, dessine, c’est à dire qu’il cisaille à coups de traits les lignes d’un paysage de plaies et de bosses. Dans le Var, il vit plusieurs années à Sillans-la-Cascade. Là, à coups de serpe et de faux, par la grâce de l’encre de Chine, il hache les herbes folles d’un cadre champêtre pour tisser les lignes d’une vie rurale saisie entre des chaos rocheux et l’eau qui s’en empare. Sans cesse il dessine et il écrit: «Comment dessiner un œuf? Premièrement, dessiner un coq. Deuxièmement dessiner une poule. S’armer de patience et attendre.»

Dessiner c’est alors ramasser des brides de réel dans un monde cabossé. Aussi, atteint de troubles visuels, Louis Pons se consacrera-t-il bientôt à des assemblages et des tableaux en relief avec du rebut, des débris de machines agricoles, des ossements d’animaux, du bois ou de la corde. De ce bric-à-brac, il compose la carte d’un univers personnel fait de monstres et de sourires, de blessures et de caresses. Louis Pons nous entraîne dans ses chemins creux où la lumière se dispute à l’humus pour faire jaillir des visions fulgurantes sur ce que nous nous sommes et sur nos rêves. Tour à tour tendre et morbide, l’œuvre déroute et fascine tant par les matières que l’artiste expérimente que par ses incursions entre ethnologie et entomologie. Humains et insectes se fondent dans le règne végétal et minéral. Là où tout n’est plus que dessin, sculpture ou bas relief. Là où le monde se refuse à nous, là où il demeure invisible, l’artiste ne cesse de le pourchasser et de proclamer: «J’aurai la peau des choses».




jeudi 10 novembre 2022

«Devenir fleur»

 


                  MAMAC, Nice

Jusqu’au 30 avril 2023


                                                          Nils-Udo, Mille Narcisses

Voir la fleur autrement, la penser au-delà de son économie ou de sa fonction décorative, telle est la proposition de cette ultime exposition sur le thème des fleurs pour cette cinquième Biennale des arts à Nice.


Qu’elle s’impose dans sa matérialité glorieuse ou qu’elle s’inscrive dans une métaphore de la fragilité et de l’éphémère, la fleur, depuis l’aube des temps n’a cessé de dire l’humanité. Et le langage des fleurs, s’il s’arrime à nos joies ou à nos peines, impose sa propre syntaxe par laquelle se formulent ou se décomposent les images de ce que nous sommes. Les fleurs nous invitent à les entendre et, qu’elles étalent leurs pétales sombres ou lumineux, ce sera toujours l’éclosion de la vie dans la relation de l’humain et du monde végétal qui l'emportera.

«Devenir fleur» est cette exposition du MAMAC qui arrache le végétal au symbolique pour l’envisager comme un organisme vivant qui renverrait une image de nous-mêmes mais qui surtout nous permettrait de  nous approprier un autre langage, le sien, celui qui  nous révélerait une autre présence au monde. Tour à tour poétique et politique, la fleur nous engage ainsi à nous transformer et nous convie à une osmose harmonieuse avec l’univers. Une trentaine d’artistes de tous les continents nous entraînent dans un cheminement sensible à travers les murmures de la nature et de nos gestes qui la mutilent ou la réparent.

Ce parcours initiatique se développe en trois moments. «Être fleur» nous invite à changer notre perception, à penser à partir de l’autre dans une relation d’humilité. C’est dans notre regard sur la fleur réinventée par l’artiste, que cet échange se réalise. Une communion faite à partir de cueillettes lentes  et de réagencements comme pour le superbe tapis végétal de Marinette Cueco ou bien les subtiles enlacements des guirlandes de Chiara Camoni. Et la main et la fleur fusionnent enfin dans un organe commun sur les photographies de Nona Inescu.

«Jardin des métamorphoses» s’ouvre comme un nouveau territoire mental à partir de rêves et d’hybridations. L’irréalité se mesure à la pulsation des formes et des couleurs quand celles-ci s’arrachent de la nature pour la défier ou la magnifier. De nouveaux paysages se créent quand les jardins se limitent à des constructions humaines. Ce sont alors leurs rituels qui s’imposent. Un environnement de Blanca Bondi nous plonge vers des espaces oniriques où des excroissances végétales défient la lumière et déploient des cercles liquides comme dans un ciel. Des films, des installations, des sculptures ou de superbes dessins de Penone s’en approchent au plus près quand des arborescences naissent au creux des yeux comme autant d’œuvres pour expérimenter d’autres façons de voir et de penser.

C’est dans cette conscience nouvelle que se joue la dernière étape de ce parcours. «La botanique du pouvoir» représente ce regard par lequel les effets de domination se heurtent à l’indétermination des substances, des intérêts et des rôles, à l’exploration, à la colonisation et à tous les déplacements sur lesquels les sociétés se brisent ou se recomposent. L’idée de blessure et de réparation, la fragilité mais aussi la capacité de résilience pour nos écosystèmes sont autant de liens qui rattachent l’humain à la flore et effleurent une écriture du partage. C’est ainsi que Kapwani Kiwanga nous offre des bouquets de  délicates fleurs en papier sur des socles en larmes ou gouttes de pluie dans un jaune surnaturel. Être fleur, s’enrober dans sa beauté à moins que celle-ci ne s’empare de nous pour nous conduire toujours vers de nouveaux rêves de réconciliation... Ne le dites plus seulement avec des fleurs, écoutez leur parole! 




samedi 5 novembre 2022

Catherine De Clippel, «Photographier les vodous»

 


Centre de la photographie de Mougins

Jusqu’au 5 février 2023



Il y eut à la fin du XIXe siècle cette vogue de la photographie spirite avec ses fluides et ses spectres comme si, dans ses balbutiements, l’objet de la photographie ne consistait pas tant à clouer le réel dans une représentation figée mais plutôt d’en extraire "la part maudite" pour reprendre les mots de Georges Bataille. De la chambre noire au négatif d’où surgira l’image après qu’elle aura subi l’action d’un «révélateur», c’est alors toute une histoire qui se construit autour de la matérialité de l’image ou de ses fantômes. A la fois cinéaste et photographe exposée dans d’importantes institutions internationales, Catherine De Clippel pourrait s’apparenter à une photographie de l’informe si, au contraire, elle ne s’était associée avec des anthropologues pour, à travers le vodou, explorer les notions de contemporanéité et ce qui peut en résulter dans le concept même de la représentation d’un monde.

Dans l’ouest du continent africain, parmi d’autres rituels animistes, le vodou demeure une pratique contemporaine en décalage avec la positivité du monde occidental. Il nous rattache à ces flux de la raison et des sensations si chères à Aimé Césaire, par l’inscription d’une réponse collective face au malheur et de la magie blanche ou noire au cœur du quotidien. Reprenant ainsi ce qui fascina les surréalistes et des écrivains tels que Bataille et Michel Leiris, Catherine De Clippel sonde les rituels et les représentations de ce vodou dont la traduction est «l’inconnaissable».

Dans ses photographies s’impriment ces forces contraires avec des dieux qui protègent ou attaquent, dans un monde flottant de formes indistinctes et de matières répugnantes. Il ne s’agit pas pourtant pour elle de s’en tenir à une vision documentaire mais de faire surgir dans le corps même de la photo les notions de seuil et de trace. Aussi les images sont-elles au plus près de ce que la pratique du vaudou peut aujourd’hui nous enseigner. Dans un noir et blanc parfois indistinct, les photos sont livrées brutalement aux murs ou bien adossées les unes aux autres dans l’espace, sans cadre, comme de simples hypothèses dans leurs relevés de signes terreux, de récipients troubles, de ligatures, de vie et de mort.

La représentation de l’au-delà dans les failles du temps et dans la matérialité d’un autre espace se conjugue au souvenir des arts premiers - telle est cette quête à laquelle la photographe nous convie comme pour une méditation sur la nature même de l’objet photographique. De la chambre noire à la lanterne magique, l’on s’obstina à vouloir capturer la réalité. Pourtant la photographie à l’instar de tous les arts, ne livre-t-elle pas dans le monde d’aujourd’hui sa propre part «d’au-delà»? Ce que désigne le vaudou par ce mélange de fascination, d’attraction et de répulsion qu’il exerce sur nous c’est aussi le pouvoir des images qui ne cesse de hanter nos jours ou nos nuits.