lundi 24 mai 2021

Anne et Patrick Poirier, "Anima Mundi"

 Abbaye du Thoronet, Le Thoronet, Var

Jusqu'au 19 septembre 2021




« Notre projet offre au visiteur de ce haut lieu d’architecture et de spiritualité un certain nombre de travaux et d’installations disséminés à l’extérieur et à l’intérieur de l’abbaye. Nous voulons ces interventions discrètes, sans ostentation ni démesure, respectueuses de ce lieu d’âme et de mémoire. Elles font appel à la fois aux sens – ouïe, vue odorat -, à la mémoire ainsi qu’à l’esprit du visiteur, et s’inspirent du genius loci ». Anne et Patrick Poirier

Le lieu est au cœur de la démarche du couple d'artiste. Mais un lieu métaphorique, un espace dans lequel résonne le temps qui efface mais qui ressurgit dans le présent à travers les traces qu'il dépose. Aux confins de l'archéologie et de l'architecture, Anne et Patrick Poirier explorent l'espace de l'Abbaye du Thoronet, celle à laquelle Fernand Pouillon redonnait vie par le biais de son moine constructeur au XIIe siècle dans un roman « Les pierres sauvages ».

A l’imaginaire du passé, l'art ajoute la puissance de l'invisible. Le chef d’œuvre de l'architecture cistercienne se donne comme lieu de méditation et d'éternité. Le dépouillement, l'austère beauté des volumes, l'harmonie des lignes, rien ne devait distraire l'esprit du moine et les artistes sont parvenus à ne pas imposer leur marque sur l'édifice. Ils y ont parsemé des œuvres légères, insufflé des brides de mémoire, établi un parcours qui éveille nos sens et suggère des errances fictionnelles entre espace et temps. Anne et Patrick Poirier travaillent ensemble depuis 1968. Les ruines, le réel et sa disparition, l'utopie, ont toujours été, le plus souvent au travers des édifices religieux, les thèmes récurrents de leurs installations.

« Anima Mundi », l'âme du monde, tel est le titre de cette discrète déambulation parmi les « pierres sauvages » blotties au cœur du silence de la forêt varoise. Loin du présent et de la consommation matérielle, les artistes explorent le souffle de la réminiscence, les jeux et les rêves de la mémoire. Pour cela il y fallait de la délicatesse et une intelligence de l'impalpable et de l'invisible. Les œuvres s'épanouissent comme dans un respectueux retrait du site, comme une légère ponctuation à l'ombre des pierres. Ici une échelle de lumière, ici et là les circonvolutions d'un cerveau pour irriguer les sinuosités du temps. Ailleurs des gongs pour scander « Les vibrations de l'âme », un micocoulier paré de clochettes et de plumes pour dire les anges ou « La voix des vents ». Ou encore « La chambre des rêves et de l'oubli ». Et c'est bien une poésie gorgée d'émotions, de mots et de sonorités étranges qui traverse la nuit des temps pour parler du monde d'aujourd'hui dans l'éternité des pierres.

vendredi 21 mai 2021

Cécile Bart, "Je suis bleue"

 


Musée National Marc Chagall, Nice

Jusqu'au 20 août 2021




S'approprier une œuvre, vivre avec elle ne serait-ce qu'en un laps de temps aussi incertain que ce qu'il restera d'elle à travers les caprices de la perception, dans l'hésitation du sens qu'on lui attribuera... Cécile Bart met en scène cette déambulation à travers laquelle se construit le regard du spectateur face à la peinture. Dans les salles du Musée Chagall, elle absorbe les angles d' une architecture, sa transparence, sa lumière naturelle mais aussi les cimaises où se développent les récits du peintre entre terre et ciel - le ciel surtout, avec du bleu, des nuages, le cycle des hommes et des bêtes, et dehors le jardin, la trace d'un paradis. Mais elle s'empare aussi des vitraux, d' une mosaïque et de toute cette œuvre de Chagall, bouillonnante de couleurs, vibrante, dansante. Cécile Bart en saisit le rythme pour le restituer autrement par une série de dispositifs lumineux disséminés dans l'espace du musée.

Ce mouvement qui est aussi le nôtre est au cœur de la peinture. Dans une salle, un trajet labyrinthique et silencieux s'élabore à partir de vastes écrans colorés où se mêlent des extraits de films représentant des corps dansants, comme l'apesanteur de fantômes réfléchissant l'image des visiteurs qui circulent dans la transparence de ces écrans. Ici comme ailleurs, la trace de la couleur qui se dépose et celle du mouvement de la main imprègne l’œuvre. Car Cécile Bart célèbre la peinture au-delà du tableau. Elle capte les modulations de la lumière, s'insinue dans le tournoiement des figures bibliques de Chagall pour leur répondre en contrepoint, extraire les courbures et les lignes dans la légèreté et l'envol. « Je suis bleue », dit-elle en reprenant l'expression du peintre dans l'incarnation de la couleur et de la transparence du ciel.

L'artiste, par de vastes compositions à partir de voiles de Tergal délicatement teintées, recompose les méandres d'une création, capte les jeux de lumière, se saisit de l'ossature géométrique d'un lieu et d'une œuvre pour exprimer ce qu'elle recèle d'invisible. Elle peint les nuages ou plutôt à travers les nuages. Tout est tournoiement et mouvement et pourtant l'espace se dépouille de toute scorie, la couleur s'y dépose comme une poussière lumineuse. Cécile Bart rend hommage à Chagall, à la structure de son imaginaire qu'elle parvient à mettre en scène tout en restant à distance par le biais de l'abstraction. Et la lumière demeure ici le cœur battant d'une œuvre à découvrir.







mardi 11 mai 2021

CAP MODERNE, Roquebrune-Cap-Martin

 





Sur un étagement de restanques en surplomb de la Méditerranée, le site Cap Moderne se déploie dans l'un des lieux les plus saisissants de la Côte d'Azur. Quand Eileen Gray le découvre en 1926, elle entreprend avec son ami architecte Jean Badovici la construction de la Villa E-1027, un fleuron de l'architecture moderne. En parfaite osmose avec son environnement, l'édifice joue de l'horizontalité maritime et de la verticalité des contreforts qui l'accueillent. Mais surtout, il résonne par ses courbes, ses garde-corps et ses stores en toiles de bâche, avec l'univers nautique tel un paquebot hissant sa blancheur sur les vagues méditerranéenne. Il s'agissait alors de répondre aux exigences d'un lieu de villégiature, tout à la fois voué à la convivialité et à la solitude. Une fois la construction achevée en 1929, Eileen Gray, designer, dut adapter le mobilier à la surface relativement modeste de la villa. C'est ainsi qu'elle dessina toute une série de dispositifs pour le confort de ses usagers sans jamais contrecarrer l'exigence fonctionnelle. Elle inventa donc des solutions originales avec des meubles intégrés ou mobiles toujours à la recherche de nouvelles solutions esthétiques à partir des matériaux les plus inédits. Tout devait rester sobre et s'adapter à l'architecture du lieu. Pourtant à la fin du XXe siècle tout avait disparu et il fallut de longues recherches minutieuses pour restaurer le lieu à l'identique et retrouver ou reproduire chaque objet dans son exactitude.

En 1932, le couple se fissura et Jean Badovici occupa les lieux. Tandis qu'Eileen Gray s'opposait à tout élément décoratif en contrepoint de l'architecture, Jean Badovici accepta que l'un de ses visiteurs réguliers, Le Corbusier, réalisât sept peintures murales encore visibles dans l'intérieur de la villa. En 1948, Thomas Rebutato acheta un site voisin pour y faire construire un petit restaurant « L'étoile de mer » qui devint la cantine du Corbusier, lequel dessina un cabanon qui fut construit en annexe et qu'il occupa jusqu'en 1952. Entre 1951 et 1957, Le Corbusier réalisa à quelques mètres de là, sur pilotis, quelques Unités de camping qui furent exploités jusqu'en 1970 par la famille Rebutato.

L'ensemble du site « Cap Moderne », vient d'achever sa restauration et est désormais géré par le Centre des monuments nationaux.





lundi 10 mai 2021

Frédérique Nalbandian, "Hygie et Panacée"

 

Galerie Eva Vautier, Nice

Jusqu'au 12 juin 2021



Mettre en forme et en espace la fuite du temps comme les poètes romantiques le firent avec des mots, c'est s'affronter à l’éphémère, se heurter à l’invisible et au néant quand ceux-ci ne se pensent que par la matérialité d'une trace. Ou bien, dans une sculpture par la mémoire d'un moulage désormais disparu. Les œuvres de Frédérique Nalbandian invitent à pénétrer dans les modulations d'un processus, sa légèreté ou ses aspérités. Elles convoquent les matériaux qui épousent au mieux les prémices de la disparition comme les souvenirs d'une ancienne gestation tels que le plâtre pour une peau rêche et friable ou bien le savon comme pour en dissoudre les scories et les traces. Tous deux portent le souvenir de l'eau, d'un élément purificateur pour une promesse de guérison. Plâtre et savon donc, mais aussi des pigments, du verre ou de la cendre...

L’œuvre de l'artiste entre alors en résonance avec l'actualité d'une pandémie quand elle se réfère aux deux déesses sœurs de la Grèce, Hygie pour la santé et la propreté et Panacée pour les remèdes qu'elle suggère. La mémoire de la statuaire antique revient ici par le flottement de tissus saisis dans une gangue savonneuse avec les figures de Panacée quand celle d' Hygie s'enveloppe de la sensualité d'un corps et du drapé qui en caresse les courbes. La présence est tactile, elle invite à un cérémonial sensoriel si bien que l'artiste nous convie à tremper nos mains dans l'eau, à éprouver la douceur des vagues savonneuses puis à sécher nos mains avec un linge qui accompagnera l’œuvre. Pour évoquer le savon, Francis Ponge le désigna ainsi : « Pierre magique ! ». Et c'est bien dans les méandres de la chimie ou de l'alchimie que nous entraîne Frédérique Nalbandian.

L’œuvre se diffuse sur le sol mais aussi sur les murs par le dessin, la modestie d'une couleur ou bien la présence d'une composition sur un socle, l'allusion à un décorum désuet, la récurrence de l'image d'une rose, la fuite du temps encore – Ronsard - la beauté qui pâlit au soir de la vie mais aussi le souvenir qui perdure, les colonnes de marbre ou de savon qui ne supportent plus que le ciel, des entrelacs de plâtre comme des fleurs séchées. La poésie s'empare alors de l'espace et du temps, elle ruisselle de ses ondes purificatrices face aux stigmates et aux intempéries du monde. L'artiste les saisit avec déférence, délicatesse. L'objet s'énonce alors davantage dans sa suggestion ou son ombre que dans son exactitude comme si sa seule vérité résidait dans la mémoire qui l'immortalise. Nous en sommes la trace semble nous dire Frédérique Nalbandian quand l’œuvre nous accompagne dans sa fragilité mais que nous la percevons comme une guérison.