mardi 31 janvier 2023

«Chagall et moi», Regards contemporains sur Marc Chagall

 


Musée National Marc Chagall, Nice

Jusqu’au 30 avril 2023



Originellement nommé «Musée National Message Biblique Marc Chagall», le musée a souhaité en 2008 valoriser l’ensemble de la création de l’artiste et sa dimension universelle en changeant de nom. Pour son cinquantième anniversaire, une série d’événements ponctuera l’année 2023 autour d’une grande variété d’acteurs du monde culturel. Voici donc le regard que porte l’écrivain Stéphane Lambert à travers un parcours, «Le monde transfiguré» par lequel l’intimité du peintre se conjugue aux mythologies qui tour à tour le hantent et le hissent au plus près d’une vie réconciliée après les épreuves de l’exil. Les œuvres présentées participent à la rêverie, à la métamorphose et à la joie quand le peintre s’incorpore symboliquement à la fête de la vie.

C’est une autre approche que suggèrent Mimosa Hoike et Asier Edeso, danseurs et chorégraphes, en pénétrant physiquement les images de Chagall par une floraison de mouvements qui rendent hommage à l’extraordinaire effervescence des formes et des couleurs dans l’œuvre du peintre.


Makiko Furuichi est une artiste d’origine japonaise née en 1987. Dans une salle face à la mosaïque de Chagall se reflétant dans un miroir d’eau, elle propose par de vastes fresques et des aquarelles sur papier, une interprétation du lieu tout en élargissant  le message spirituel et universel du peintre. L’architecture semble alors absorbée aussi bien par la couleur qui incendie ou apaise que par la végétation alentour que l’artiste diffuse par de larges courbes qui embrassent ici les ailes d’un corbeau, là le souvenir des arbres et toujours la présence d’un ciel et l’envol des figures prophétiques.

Il ne s’agit alors ni de copier ni même de dialoguer avec Chagall mais plutôt d’interpréter l’œuvre de celui-ci sur un mode poétique ou burlesque en adoucissant ou en grossissant la peinture comme le récit par la fluidité de l’aquarelle, l’expressivité caricaturale des visages et des gestes ou l’exaltation de l’imaginaire. Makiko Furuichi nous entraîne ainsi dans ses envolées souriantes et ses fantasmagories rieuses. Et sous la légèreté d’un pinceau plein de vie, c’est toute la vitalité de Chagall qui surgit, la force de ses miracles et le souffle d’un récit qui affleure l’image autant que la puissance de son mystère la pénètre. Un sourire malicieux l’accompagne quand Makiko Furuichi nous conduit sur ces autres rivages où la peinture de Chagall continue à vivre comme si elle échappait même à l’espace du musée.



mercredi 25 janvier 2023

Amy Sherald, «The World We Make»

 


Hauser & Wirth, Monaco

Jusqu'au 15 avril 2023




Il arrive que les corps soient habités davantage par l'Histoire que par un présent qui les aurait désertés. La peinture classique en proposait alors soit le portrait psychologique, soit une peinture héroïque qui délaissait le sujet pour énoncer un geste universel en prise avec l'idéal d'un futur. Renouant avec cet instant de l'histoire de l'art, Amy Sherald s'inscrit dans cette tradition du portrait social en le réactualisant dans le contexte de la communauté noire-américaine. Dans ses peintures monumentales, la grisaille de la peau traitée comme une couleur neutre et désincarnée à valeur universelle la dévêt de toute sensualité de même que les visages demeurent figés dans l'exil de toute mémoire.

C'est ici que le futur se dessine: «Le monde que nous construisons». Pour sa première exposition en Europe, l'artiste amplifie les attitudes et les poses artificielles, souligne les stéréotypes qui s'incrustent jusque dans les corps à tel point que ceux-ci résonnent comme des icônes intemporelles, chargées du poids du passé mais ouvertes à toutes les promesses de l'avenir. Amy Sherald excelle dans cette ambiguïté permanente à peindre le silence en même temps qu'elle suggère un cri qui ne s'énonce jamais. De même, dans une facture qui rappelle l’hyperréalisme, parvient-elle à exprimer une intériorité ouverte à tous les possibles. Chaque tableau devient une ode muette à la liberté. Chaque visage peut alors se charger d'une vie nouvelle.

Femme, noire et peintre, Amy Sherald peint en nous regardant dans les yeux. La mise en scène est simplifiée jusqu'à l'extrême, l'arrière-plan dans sa couleur brute accuse la tension intérieure des personnages. Le moindre détail agit comme un indice pour un récit qui se développe au sein d'un dépouillement qui pourtant nous bouleverse. Elle dit: «Mes yeux cherchent les personnes qui sont et qui ont en elles la lumière nécessaire pour imaginer un présent et un avenir rempli d'espoir». L'espace pictural s'investit alors de cette humanité latente qui traverse les mythologies de la culture américaine par la frontalité d'un tracteur, les découpes précises de motos qui se cabrent dans le ciel comme des sculptures équestres mais toujours pour circonscrire les lignes de l'intime. Entre celles-ci s'esquisse la force d'une évidence - celle de l'obstination et d'une fierté reconquise.

Car Amy Sherald ne cesse de nous parler de cette certitude à agir en nous-même et sur le monde, à nous glisser dans la peau de ses images. Car l'histoire, elle réside en ce que nous sommes: The world we make.





mercredi 18 janvier 2023

Hommage à Gianfranco Baruchello




Il est des artistes qui traversent leur temps sans que les regards de leurs contemporains ne parviennent à saisir la portée et le sens de leur œuvre. C'est sans doute là que réside la qualité de ceux qui anticipent une forme quand d'autres tarderont à seulement les imiter. Gianfranco Baruchello est un artiste rare. Et discret comme s'il s'était essayé à survoler son époque en rase motte et d'une manière indétectable. Malice et stratégie efficace qui se conjuguent à la création d'un espace émietté, d'une œuvre qui elle-même se dérobe à l'emprise d'un projet global pour se nourrir des mille et unes approches du mouvement, du vivant, de ses failles comme de ses multiples recompositions.

On comprendra mieux alors l’intérêt qu'il porta notamment aux écrits de Deleuze, par son refus d'un espace centré et unitaire, son rejet d'une pensée qui émergerait d'une histoire construite à partir d' une racine ou d'un socle pour, au contraire, capter toutes les incidences qui viendraient dilater l'espace, le fractionner par l’ajout d'une multitude de figures minuscules qui le criblent comme pour en faire éradiquer ou irradier le sens.

Baruchello est le poète d'une œuvre rieuse, ouverte sur le réel et pacifiée. S'il parle écologie, il ne le fait pas dans le misérabilisme des déchets, par un engagement factice et une récupération muséale. Il le fait par exemple de 1973 en 1983 en fondant au centre de l'Italie une ferme autonome aux activités multiples. Il sait alors comme personne articuler le réel à une fiction quand il crée une fausse société, Artifex, censée tout commercialiser. Et il joue alors de l'interactivité du producteur, de l'artiste et du consommateur. A l'image de son œuvre, Barucchello est un personnage mouvant et insaisissable. Né en 1924 à Livourne, il traverse l'ensemble des mouvements d'avant-garde de son époque. L'art est pour lui une manière de vivre, un témoignage, une expérience qui s'opère sur le monde. L'art doit être saisi dans la multiplicité de ses formes et par les contradictions les plus retorses de son contenu. L'artiste est le producteur d'une œuvre qu'il transcende par la pluralité des approches qu'elle suppose. Aussi est-il tout à la fois poète, peintre, cinéaste et tout simplement militant de la vie dans son sens le plus large.

Sa rencontre avec Matta en 1960 à Paris témoigne des influences du peintre et de sa liberté vis à vis du surréalisme. Une peinture aux volumes denses qui tranche avec la fragmentation de l'espace et l'émiettement de l'image qui deviendront plus tard la marque de fabrique de l'artiste. Car très vite il rencontre Marcel Duchamp et John Cage. Il s'ouvre alors à de multiples expériences visuelles et sonores à travers le cinéma et la fabrication d'images animées. L’œuvre de Baruchello se condense dans ce patchwork fascinant d'un face à face entre des brides de discours et de styles, des multitudes de récits qui se croisent, des figures qui surgissent aussi vite qu'elles disparaissent mais l'ensemble demeure toujours en suspens aux lisière de l'humour et de l'engagement.

Car ce qui retient peut-être le plus l'attention c'est sans doute cette distance visuelle et l'aspect extradiégétique du récit qui renvoie le spectateur à un ensemble de signes dont les pièces agiraient comme celles de ce jeu d’échecs si cher à Duchamp. Elles mettent en scène la présence du producteur et du spectateur tout autant que celle des figures multiples et contradictoires qui se confrontent à lui. Et tout se joue alors dans cette dynamique en amont et en aval d'un récit. C'est une œuvre libre, déterritorialisée, qui met en scène les contradictions de l'image, leur caractère aléatoire quand elles ne procèdent que des flux de la pensée. Une énergie brute l’irrigue et l'art n'est plus ici que la cartographie des pulsations, des associations d'idées avant que la pensée ne les recompose dans une quelconque téléologie. Les éléments sont distribués dans l'espace sans finalité et sans hiérarchie aucune. Ils se réduisent à des signes minuscules qui investissent le volume ou l'espace dans un récit déconstruit dont les signifiants seraient des hiéroglyphes dévitalisés, des mots-images comme des coquilles vides si nous peinions à en retranscrire l'énergie, la densité pure avant même qu'une ébauche de fiction ou qu'un reflet de la réalité ne l‘irrigue.

Il nous a quitté le 14 janvier 2023 à Rome.



lundi 16 janvier 2023

Jean Widmer, «Du concret au quotidien»

 


Espace de l'Art Concret, Mouans-Sartoux

Jusqu'au 9 avril 2023




Au-delà des institutions culturelles, des galeries ou des ateliers, l'art se développe aussi de façon plus subtile dans la vie de chacun par l'empreinte qu'il dépose sur notre quotidien. Le Bauhaus fut cet instant où la rigueur des formes alliée à des aplats de couleur pure allait bouleverser notre conception de l'art en l'intégrant à tous nos gestes et à l'ensemble de notre environnement. L'esthétique industrielle, la mode, le mobilier, la publicité, l'architecture s'imprégnèrent alors de courbes et de lignes épurées en relation directe avec notre vécu, notre confort et à toute fonction utilitaire par la seule force d'un langage universel.

C'est avec cet ancrage dans le réel que Jean Widmer, né en Suisse en 1929 où il étudia à L’École d'Art Appliqué de Zurich sous la direction de Johannes Itten, s'attacha à construire un ensemble fonctionnel qui, par sa rigueur mais aussi par la volonté d'une compréhension immédiate pour tous, résonne en chacun de nous au-delà de toute hiérarchie culturelle. Le graphisme et la relation instinctive entre la lettre et la chose comme elle exista dans l’Égypte ancienne, sont au cœur de ce projet et les pictogrammes, les logos ou les affiches qu'il conçut témoignent de cette volonté de dire le monde dans un vocabulaire commun.

L'exposition de l'E.A.C permet de découvrir toutes les facettes d'une œuvre qui dans sa cohérence esthétique en lien avec la typographie, aborde des sujets très divers. On y découvre des séries d'affiches réalisées dans leur relation stricte aux correspondances entre l'image et le texte grâce à la rigueur mathématique. La police de caractère du mot ainsi que le noir du texte agissent en fonction de la couleur et de son efficacité par son immersion dans la géométrie. Il y a aussi tous ces logos comme signes d'un lieu ou d'une fonctionnalité comme ce célèbre logo que Jean Widmer dessina pour le Centre Pompidou mais aussi pour d'autres établissements prestigieux. De façon plus ludique, il fut à l'origine de tous ces pictogrammes qui jalonnent nos autoroutes, toujours dans cette volonté de synthèse brute entre la réalité d'un paysage, d'un monument ou d'un animal en l'imprimant dans une forme qui s’inscrive comme un mot et que sa signification se perçoive en amont de toute conscience.

Au-delà de sa seule fonction utilitaire, quelques peintures et sculptures réalisées dans les années 90 témoignent de cette parfaite harmonie dans la découpe des formes et l'intensité de la couleur. Voici un art qui ne se soumet qu'à l'injonction d'une intelligence contrôlée.