mercredi 13 mai 2015

Aurélien Mauplot, Subisland.


Villa abandonnée (Villa Cameline), Nice

Ce lieu abandonné où le temps laisse son empreinte, avec ses fioritures fanées, ses murs lézardés, ses plâtres patinés, ses tours et ses détours, offre un décor parfait pour le voyage.
Comme pour  le Petit Poucet semant ses miettes afin de retrouver son chemin, le voyage est l’expérience  de la disparition et de l’effacement. Les traces recouvrent d’autres traces, labourent l’espace, érodent le temps. Et comme pour Ulysse, la figure tutélaire du voyageur, le voyage n’est pas seulement un horizon mais aussi la nostalgie d’un point d’origine, Une Ithaque en même temps qu’une Utopie.

Parce qu’il n’est pas figurable, le voyage est une perte dans sa quête impossible . Initiatique, il énonce une traversée au-delà de la vie et du visible: C’est Dante et Béatrice. C'est Ulysse lorsqu’il parvient chez les Cimmériens « aux limites du profond Océan » où « les rayons du soleil ne percent jamais ».

Ce n’est pourtant  pas le Royaume d’Hadès que nous présente Aurélien Mauplot mais on peut penser que, loin des mythes,  il nous en livre les contours physiques entre documents de toutes sortes, cartographies, livres -et,bien sûr, Jules Verne dont la fiction explora déjà les profondeurs sous-marines, l’espace et toutes les modalités de l’aventure à travers le voyage.

Ici l’artiste se confronte plutôt  à la réalité des échantillons, des vestiges mais aussi à leur fragilité, à l’incertitude qu’ils recèlent. Explorer c’est se mesurer à l’inconnu, pénétrer dans un univers fictif quand il s’agit de plonger dans les profondeurs abyssales.
Expérience des limites et de l’invisible, l’imaginaire n’est pas un rêve mais davantage l’hypothèse d’un regard à construire à partir de connaissances, de prélèvements, de photographies… Dans cette mise en scène, les récits se télescopent, les perspectives se renversent, les plafonds deviennent aquatiques, les sons se colorent, les teintes se brouillent. Nous devenons explorateurs de ce que nous croyions connaître sans l’avoir jamais perçu.
Un artiste qui nous montre un chemin dans la nuit du monde nous convie à cette autre expérience de l'art.





lundi 4 mai 2015

La Paix des Anges, Xu Yang. Musée Chéret




         Peindre la mer c’est risquer une plongée dans la couleur : Du bleu, n’importe lequel pourvu que ce ne soit pas du bleu Klein. Quoique… Ou du gris, ou toute  autre couleur. Mais, en toute certitude ,une masse qui en exprime l’immensité  et la profondeur en contradiction avec le dessin, l’idée de la géométrie, de la ligne, de la limite.

       Pourtant l’artiste chinois, Xu Yang, figure la densité maritime tel un fleuve qui se déplie sur un rouleau de 16 mètres dans une salle du musée Chéret*. Des vagues uniformes se modulent sans horizon en petites courbes régulières comme un prologue à la découverte de l’empereur Quienlong d’une région du sud de la Chine. Nous sommes au XVIIIe siècle. Mais nous le verrons, nous sommes aujourd’hui. Et à Nice.
        Nous contemplons cette œuvre et le temps s’y délie à la mesure d’un espace qui s’étire dans une série de scènes d’une précision extrême, d’un graphisme pur où la sobriété du geste se dispute à l’élégance. Cependant le récit semble se dilater, le dessin se fondre dans l’abstraction tant il y a abondance de traits, de courbes et de sujets représentés. D’autant plus que tout se développe dans une fausse linéarité, dans une brume de couleurs douces  qui s’achève sur ces vers calligraphiés : « Les vagues déferlent et roulent à l’infini ».

       Nous voici alors plongés dans un espace qui déborde de l’œuvre, dans une installation si « contemporaine » par contraste au lieu où elle s’inscrit et au temps qu’elle énonce. Ce long rouleau de papier marouflé de soie, dans son hésitation entre la ligne et la couleur, son échouement (ou son éclosion) sur le poème, sa fausse linéarité textuelle, est bien  une œuvre contemporaine d’un autre espace, d’un autre temps.

       Autant dire alors qu’elle se désigne comme fiction, qu’elle pénètre par effraction dans l’équivoque de notre présent, avec ses codes, sa mémoire, son esthétique ; qu’elle est ici écriture mais qu’ailleurs elle serait …

       On va le voir, elle serait dans un autre récit… qui serait peut-être le même : En chemin vers le musée Chéret, je m’émerveillais sur un petit amoncellement de palmes coupées et desséchées, échouées dans la poussière le long d’un mur. Jauni par le temps, le feuillage acéré découpait la lumière sur un fond pâle. Les tiges durcies avaient pris la brillance fauve du cuir et, là, gisaient des sortes d’ossements végétaux, des ailes déployées sur un monde délaissé. C’étaient tout à la fois les ailes d’un Icare brûlé à la flamme du soleil et celles d’un ange déchu sur un exil de terre sombre.

       Comment un artiste aurait-il pu s’en saisir, le peindre, le dessiner, l’écrire ? Et comment ce récit était-il possible quand, de l’ange, l’imaginaire fluctuait de ce tas de cendre au terme d’un élagage hasardeux vers cette forme oblongue telle une barque qui se dissolvait en se mouvant dans l’espace ?

       Et, maintenant, en présence de l’œuvre de Xu Yang, je revoyais ces barques dans l’équivoque d’un graphisme doux et de sa fugacité de traits secs. Je retrouvais ce rouleau des rues qui m’avaient entraîné là, dans la superposition des espaces et la confusion des temps. Et comme on m’avait averti que certaines salles étaient fermées en prévision d’une exposition Dufy pour l’été artistique niçois consacré à la Baie des Anges, je repensais… à ces ailes, à ces anges, à la béance...

       Un artiste contemporain aurait peut-être développé sur un somptueux white cube un long rouleau de papier de soie. Pour parachever le clin d’œil à l’univers de Xu Yang, sans doute aurait-il, à l’encre de Chine, figuré la mer par une infinité de lunules dont l’immobilité aurait été la négation des vagues représentées. Et si l’artiste se voulait corrosif,  il n’aurait pas hésité à dérouler, à cet effet, un immense rouleau de papier toilette …  Sur le sol, il aurait étalé ces palmes, celles de l’ange, en figurant une barque. J’imagine qu’il aurait ponctué quelque part, une sorte de soleil. Peut-être pour évoquer d’autres barques, ailleurs, celles des rives du Nil qui, d’un côté mènent à la vie, et de l’autre à la mort…
       L’ange, quant à lui, n’est pas représenté. Ou seulement par un souffle. Ne subsistent de lui que les palmes des ailes. L’ange n’est pas représentable. Il est la représentation de l’immatériel. C’est-à-dire la représentation du vide. L'impossible. Le soleil noir. L’histoire de l’art c’est la chute de l’ange. Les catastrophes aériennes aujourd’hui en sont-elles  la métaphore pour tant nous émouvoir? Anges d'acier et de science-fiction.

       Comme dans une multitude de peintures d'autrefois, les palmes sont toujours celles du martyr. C’est peut-être alors et aussi  l’image même du  martyr de la peinture. Car ici la peinture aura déserté les lieux pour mieux les hanter.

       A cet artiste aussi, tout aussi improbable que celui qui l’imagine, on lui aurait demandé de figurer la Baie des Anges. Il est peut-être en train de le faire quand il médite sur la Paix des Anges: Une aile lumineuse apporte son ombre aveuglante sur la cambrure de la baie . Et au bout de son rouleau, il écrit: « Les vagues déferlent et roulent à l’infini. » 

*musée Chéret : Xu Yang, « Le voyage d’inspection de l’Empereur Quienlong dans le sud de la Chine.