lundi 18 novembre 2019

Anne- Sophie Viallon, "Draw somewhere else"





Plus que tout autre récit, le conte assemble des images. Celles-ci plongent dans des conventions du passé pour en extraire une charge symbolique de portée collective. Aussi chaque image d'Anne-Sophie Viallon contient-elle une radiographie d'un état de mémoire, d'un filament de vie où circulent des rudiments d’histoire saisis à leur source, dans un souffle primitif avant même que l'énonciation impose sa trame.
Cette image décomposée, incomplète, abandonnée à son incertitude, déborde alors de son cadre, contamine l'espace qui la supporte. Est-elle dessin, aquarelle, tâche ou même tapisserie ? Et quel autre statut pour elle sinon que de révéler cet ancrage premier de tout langage dans l'essence même du visuel ? A l'origine de toute écriture, il faut retrouver un morceau du monde, un animal, observer la courbe d'une herbe, la fourche d'une branche, les contours d'un corps et cette géométrie où tout finit par se fondre. Mais pour un récit, à l’écriture il faut adjoindre des couleurs et là encore, celles de la nature, nous les transformons, et l'artiste s'empare d'elles et les façonne à partir de nos codes culturels, nos rites coutumiers.
Dans les œuvres d'Anne-Sophie Viallon le rose et le bleu traversent ainsi souvent l'image comme des tâches imbibées par cette assignation sexuée imposée comme un fer rouge sur une peau. L'image porte en elle-même les stigmates d'une déchirure qui est celle d'un arrachement au réel avant que toutes les conventions culturelles et sociales ne s'en emparent pour le formuler dans une traduction conforme. A cet univers subi, l'artiste oppose l'image dans sa crudité, les contours voilés des êtres et des choses, les fils qui taraudent la surface, ligaturent, ou bien s'élancent dans l'espace tels des fils de la vierge. Parfois ils percent le papier ou le tissus et l'on imagine le sang, parfois ils étranglent et l'on voit une syntaxe qui s'assèche, le récit qui vacille et s’essouffle. Le monde est alors cotonneux, il bave des teintes légères et sourdes, il se dépose en flocons de réalité qui fondent au fur et à mesure que l'on veut s'en saisir.
Les œuvres d'Anne-Sophie Viallon distillent ce parfum vénéneux d'une mémoire qui voudrait sonder dans le réel une vérité impossible. Là où l'on cherche la sécurité d'un récit construit, d'un sens, on ne trouvera que des traces lacunaires et de faibles lucarnes vers la lumière. Le monde est bercé par des fantômes de fleurs, il se blottit dans des bras introuvables, il porte le deuil d'une belle histoire qu'on voudrait se raconter. Les dessins en sont le reflet. Parfois jaillissant sur le mur comme les éléments d'un puzzle ou, ailleurs, engoncés dans l'encadrement d'un col de chemise découpé. L’œuvre est physique, elle ruisselle à la fois corps et paysage, elle est le souffle d'un jour qui naît ou qui s'achève. Saisir ce battement imperceptible de la vie, cet instant où le dessin en lui-même désigne ce tremblement...

Moving Art Gallery, 24 rue Paul Déroulède, Nice

Jusqu'au 18 janvier 2020 (Sur rendez-vous)


samedi 16 novembre 2019

Lars Fredrikson MAMAC Nice





Il advient parfois que la trajectoire d'un artiste oscillant de l'ombre à la célébrité, épouse la forme de son œuvre. Né en Suède en 1926, Lars Fredrikson fut un chercheur inlassable qui poursuivit sa quête du réel à travers des périodes de notoriété et des séquences d'oubli qui n'altérèrent en rien son obstination à décrypter la réalité sensible, à lui donner corps, à entrer par effraction dans le réel afin d' explorer ces diffractions par lesquelles celui-ci agit sur les phénomènes qu'il diffuse et, par extension, ce qu'ils impliquent sur nous-mêmes. Ainsi jusqu'à sa mort en 1997, Lars Fredrikson ne cessa d'expérimenter dans le spectre de l'art et de la technique tous ces champs, ces flux, par lesquels les pulsations lumineuses ou les ondes sonores - quand ce n'est pas par le biais du vide ou du silence – tissent le substrat d'une réalité dont il convient d'exhiber l'essence et de formuler l'invisible.
En 1960, Lars Fredrikson s'établit dans le sud de la France. Il possède déjà une formation de peintre dont rendent compte quelques belles toiles abstraites marquées par l'influence de la peinture américaine d'alors et de la calligraphie chinoise et japonaise. Inspirée par la philosophie extrême orientale, son œuvre reste cependant marquée par son éducation scientifique et, plus précisément, ses connaissances en électronique lorsque, avant son installation en France, il fut ingénieur radio dans la marine marchande. Dès lors, l'artiste joue de tous les dispositifs pour introduire l'interaction d'une décharge lumineuse ou d'un simple point comme pour élucider ce qui échappe à notre rationalité mais qui pourtant, agit sur notre corps. Car ce travail d'apparence austère s'exerce sur le sensible et notre relation intime à l’espace qui le façonne. Ainsi de vastes sculptures d'acier inox, martelées, pliées, gravées, mettent en immersion le visiteur saisi dans ses propres déformations dans une grammaire de traces, de particules ou d'incisions qui le déstabilise pour établir une autre relation à lui-même, à son environnement et à l’œuvre d'art.
Parfois à l'intersection de l'art cinétique et de Fluxus, Lars Fredrikson utilise des dispositifs illusionnistes, ou bien il s'inscrit dans la trame du vivant, du flux, de l'aléatoire. A la recherche d'un art total, il détourne à l'instar de Nam June Paik des téléviseurs. Il introduit le son dans l’œuvre mais contrairement à John Cage, il récuse toute notion de musicalité. Le son reste une pure matérialisation de la captation des phénomènes qui rythment l'univers mais auxquels nous demeurons aveugles.
Le réel s'affronte ici au virtuel par l'entrelacement des jets, des griffures ou des fulgurations. Le mouvement sonde le vide, formule des hypothèses. L'espace se trouble alors de cette immatérialité qu'il désigne. Plus de deux cent œuvres et documents - des collages, des gravures réalisées sous l'auspice d'Adrien Maeght dans sa Fondation, des encres déchirées par la lumière, des pulsations de fréquences balaient cet écran où le réel se débat. Parasitage et saturation entrent dans la danse, les nervures de la météorologie, les ondes radioamateurs se diffusent et sondent l'intériorité de l'espace et des êtres. Tout est rythme, passage, disparition et l’œuvre de Lars Fredrikson en figure l'empreinte mouvante.

Jusqu'au 22 mars 2020