dimanche 18 février 2024

Artemisia Gentilesci, «Corragio y passione»

 


Gênes, Palais ducal

Jusqu’au 1 avril 2024



Le beau n’est souvent qu’un mauvais voile qui dissimule la beauté. Celle-ci n’a que faire des normes, des idées reçues, de l’harmonie ou de la perfection des formes puisqu’elle se tapit dans l’invisible. La beauté se dérobe à l’instant où on espère l’atteindre, elle n’est qu’un horizon et pourtant elle demeure le nerf de l’âme. Au XVIIe siècle, l’idéalisation du beau en harmonie avec un récit édifiant rayonne dans la peinture française en particulier avec Nicolas Poussin. Pourtant en Italie, c’est une autre histoire qui s’inscrit par la déflagration du clair obscur et l’irruption du peuple, de la colère et des grimaces sous les pas du Caravage. Le sang se coagule alors sur la toile, les yeux révulsés vers le ciel ne contemplent plus que la violence d’une vie déchirée et les étoiles ne brillent plus dans la nuit.

L’art, la peinture ne participent plus alors de cette idéalisation de l’esprit en harmonie avec le monde. Au contraire ils surgissent d’une blessure, d’un cri du corps et de la vie. Artemisia Gentileschi est née à Rome en 1593. Fille d’un peintre, Orazzio, elle fait son apprentissage avec lui puis avec son précepteur, Agostino Tassi, qui la viole à 17 ans. S’ensuivra un procès qui durant une année s’apparentera pour elle à une torture psychologique et physique. Malgré tout son agresseur sera banni de la ville mais il restera pourtant à Rome. C’est donc Armetisia qui s’exila. D’abord à Florence, avant un retour à Rome pour aller vivre ensuite à Venise puis à Naples.

Une vie libre avec un mari dont elle se séparera, des amants et l’aventure d’une peinture comme plaie ouverte sur le monde. Le beau ne saurait s’extraire de cette dramaturgie baroque malgré la luminescence soyeuse des étoffes, la perfection des formes et la délicatesse des couleurs. Les contrastes de lumière sculptent les corps qui restent cependant confinés dans la scène primitive d’une blessure. Nul soleil n’illumine la douceur ou la violence des personnages saisis dans un corps à corps brutal ou dans un abandon serein. Nul paysage duquel ils pourraient s’évader. Pas même la promesse d’angelots, de couronnes florales et d’élévation vers le ciel si prisés dans cet art baroque. Ne restent que le cadre stricte de la toile et des scènes bibliques comme métaphores d’un récit qui serait le sien. Dans cette œuvre puissante par son ténébrisme, les scènes de décapitation abondent, le corps féminin est omniprésent, libre dan son dévoilement comme dans sa tendresse ou son feu.

Et la beauté? Elle hante l’obscurité comme un trou noir de l’invisible, celle qui reste le cœur même de toute œuvre d’art. L’aspect cathartique de nombre de ses peintures ne doit pas éclipser toutes les gammes d’une œuvre complexe entre pudeur et dévoilement qui ne cesse d’évoluer au cours de ses voyages. Armetisia Gentileschi connut la gloire de son vivant après avoir été longtemps oublié. La beauté se retranche aussi dans toutes ces modulations qui oscillent au gré d’une vie aussi belle que tourmentée.

Gênes est cette cité portuaire qui sert d’écrin parfait pour cette exposition très exhaustive et parfaitement mise en scène. Elle s’accorde parfaitement aux contrastes extrêmes d’une ville avec sa multitude de palais, ses fresques et ses bas reliefs qui surgissent à chaque coin de rue. Et surtout ces ruelles sombres et cette agitation populaire qui fait battre le cœur de la ville entre splendeurs décaties, mer et soleil. On se croirait tour à tour à Marseille ou à Venise et à chaque fois, la ville se redécouvre. Et si Artemisia Gentileschi a ignoré Gênes, nulle doute que l’artiste eût découvert sa beauté secrète, celle qui s’attache à ces rares villes qui ont une âme.






Henri Dauman, «The Manhattan Darkroom»

 

Musée de la Photographie Charles Nègre, Nice

Du 17 février au 26 mai 2024




Se mesurer au New York de la seconde moitié du XXe siècle, c’est se confronter à un contraste violent entre deux mondes que tout oppose mais rassemble pourtant dans une même effervescence, toujours avec cette énergie commune de vouloir transformer la vie. C’est en 1950, après une enfance chaotique qu’Henri Dauman émigre aux États-Unis à bord du paquebot Liberté. Et cette «Grosse pomme», il s’empresse de la croquer à peine dents, se rassasiant des sourires et des blessures d’un peuple en peine ébullition et saisi de mouvements contradictoires dans leurs aspirations aussi soudaines que la verticalité de la ville et l’alignement géométrique de ses rues.

Cette architecture et les lignes qu’elle diffuse dans le ciel de Manhattan, c’est ce «Looking up» en noir et blanc que propose d’abord le photographe avant de se concentrer sur le vivant et les êtres qu’il saisira au plus près de leurs regards, de leurs sourires ou de leurs incertitudes. Photographier c’est alors pénétrer l’intimité des stars d’alors, Jane Fonda, Jean Seberg, Delon, Brigitte Bardot et tant d’autres. Les visages percent l’objectif et dévoilent l’essentiel d’une histoire. Très vite, les grands magazines à l’apogée de leur prestige, Life, le New York Times et en France, Paris Match, s’emparent de ces images pour leur puissance instantanée et l’efficacité d’un cadrage se rapprochant des plans cinématographiques. Mais le photo reportage mondain a ses limites et Henri Dauman ambitionne aussi de prendre le pouls d’une population pauvre ou bien en proie aux discriminations. C’est alors l’émergence des mouvements de masse pour les droits civiques auxquels le photographe donne la parole dans des mises en scènes spectaculaires avec toujours cette même fascination pour les regards qui se substituent aux mots et aux cris.

En 1963, les obsèques de John Fitzgerald Kennedy seront pour lui l’objet d’une image iconique dont s’inspirera Andy Wahrol mais elles inaugurent aussi l’apparition de la couleur. New York déborde alors de créativité. Le bouillonnement artistique après l’expressionnisme de l’après-guerre est intense. Tout se joue désormais entre l’Art Minimal et le Pop Art. Henri Dauman multiplie les prises de vues aux couleurs acides, celles de la consommation à outrance, de la provocation et de l’esthétique de supermarché. C’est l’art du faux qu’il photographie - les sodas, les hot-dogs et les soupes Campbell dans les univers de Wahrol, Rosenquist ou Oldenbourg. A l’inverse, les formes du Minimal Art revendiquent neutralité et dépouillement et Dauman parvient à en saisir l’essence dans ses clichés sur les ateliers de Frank Stella ou de Robert Morris. Cet entre deux de l’exubérance et d’une rencontre silencieuse seront au cœur de ce récit que conduit avec brio le photographe dans l’effervescence de Manhattan. Mais l’énergie d’un peuple se lit dans tous ces rêves qui s’incrustent dans le seul regard et ceux-là Henri Dauman est parvenu à les capter pour nous les faire revivre dans cette exposition de quelques 170 photographies gravées désormais dans nos mémoires.



mercredi 7 février 2024

Gérard Serée, Peintures et livres d’artistes.

 

Médiathèque d’Antibes

Du 7 mars au31 mai 2024



Un art de la transgression


L’apparition du signe tel qu’il s’inscrivit il y a 2000 ans sur les parois de Lascaux témoigne d’une humanité qui s’extrait de la seule pulsion de vie et de l’utilitarisme. L’outil apparut en effet bien longtemps avant que la trace des rudiments d’un langage ne se déposât tel un défi à l’animalité désormais confinée dans les anfractuosités de la roche dans un acte sacrificiel. De cela Antonin Artaud nous en parlait autrefois en précisant que l’interdit qui assurait les conditions de la vie précéda toujours cette transgression et que l’art jamais ne se départit de cette aube originelle qui aujourd’hui s’appelle peut-être liberté.

Cette liberté se découvre dans l’œuvre de Gérard Serée par cette immédiateté du souffle, ce nerf et ce muscle qui irriguent chaque trait et chaque épaisseur d’une peinture ou d’une gravure. Sans fioriture ni pathos, dépourvues de toute narration, les toiles dévident l’essentiel d’un geste primordial et d’une couleur qui s’arrache à la peinture de paysage quand il ne faut dire ici que le mouvement essentiel du vivant entre feu et cendre. Peindre c’est alors restituer au plus proche l’empreinte de la main quand elle rejoint l’esprit qui la précède. C’est en définir les contours et dénouer les fils d’une pensée dans laquelle s’inscrivent les tours et détours d’une histoire de l’art, de celle qui demeure aujourd’hui entre abstraction et figuration. Dans cet interstice, ni indice de forme, de géométrie ou de flou, ni lyrisme ou vaine citation. Délibérément hors contexte, l’œuvre se donne comme prémisse de ce que la peinture fut et et se présente à nu dans toute son essence.

Gérard Serée aime se référer à la danse, au rythme et à ce souffle qui se diffuse dans l’espace. Peinture d’accords et de désaccords pour un corps à corps qui s’inscrit dans le jeter du geste comme cette exposition le révèle en une quinzaine de vastes toiles. D’abord fluides et diluées dans l’espace, les formes désormais se concrétisent et se confrontent dans des gammes chromatiques plus affirmées à travers un florilège de jaune et d’un rouge qui épouse toutes les nuances entre sang et fleurs pour se confondre dans la pure matérialité de la toile.

La peinture, dans ses courbes et le cisaillement de ses traits, préfigure le balbutiement d’une écriture avant que le sens de celle-ci ne surgisse. Comme un instant de grâce, c’est alors un rayonnement de poésie pure, un point d’horizon sur lequel les mots se chercheraient dans les cavités lointaines de leur origine. Comme si les mots se confondaient aux corps pour fouiller l’univers.

Alors bien sûr, dans une centaine de livres, Gérard Serée s’est mesuré aux poètes - Garcia Lorca, Tristan Corbière et bien d’autres. Il lui fallait faire rejaillir cette face invisible du langage dans les veines de l’huile ou de l’acrylique comme elles hantèrent jadis sur les parois primitives les contours des animaux percés de flèches dans l’angoisse et la joie de la nuit et du soleil. Cette œuvre se découvre strate après strate, dans la patience de l’archéologue tout en s’offrant dans le tumulte jubilatoire d’une danse endiablée. L’art, la poésie, la beauté, la magie...

Matières premières, the belgian connection

 


Centre international d’Art Contemporain de Carros

Jusqu’au 16 juin 2024




Carros, un pas de côté vers la Belgique

Voici ce qui ressemble à une belle histoire belge entre humour et dérision, mais pourtant une histoire qui nous parle d’aujourd’hui. Et quel paradoxe pour le «Plat Pays» de faire glisser sur une mauvaise pente Baudelaire quand il écrivit: «Le belge éclate de rire pour faire croire qu’il a compris». A nous maintenant de comprendre, au deuxième ou troisième degré, une exposition pleine de détours et de surprises graves ou rieuses, toujours en décalage avec le réel.

La belgian connection nous entraîne d’abord dans le «cabinet de la belgitude» pour une immersion du côté de l’autodérision et de la politique quand les œuvres jouent des couleurs du drapeau belge comme autant de glissements savoureux sur la notion de nationalité quand des peuples parfois si différents la constituent. Les titres sont éloquents quant aux œuvres qu’elles illustrent, «La bécane belgicaine» pour une photographie d’un même vélo avec deux cyclistes vêtus d’un même maillot tricolore mais roulant chacun dans un sens opposé. Ou bien «La Belgique c’est du gâteau» pour une sculpture en biscuits correspondant à trois portions distinctes du drapeau national.

C’est en effet sur la notion de matière que les artistes belges avancent des propositions parfois aussi saugrenues que convaincantes. Déjà le titre «Matières premières» est déjà quelque peu pipé quand les matières convoquées proviennent au contraire du rebus mais trouvent, par le geste de l’artiste, une nouvelle noblesse. Dans un parfait illusionnisme, José Sahagun crée des sculptures physiquement imposantes comme le fit Chillida. Sauf que celles-ci ne sont pas en acier mais en mousse. Et toute l’exposition joue de ce «pas de côté», de ces dérapages et des points de vue nouveaux qu’ils impliquent. L’humour dans la matière même de l’art est une arme contre ce bon sens qui ne l’est pas toujours vraiment.

Parfois l’esthétique se confronte à la trivialité du matériau.

René Rohr construit de délicates guirlandes de dentelles en caoutchouc tandis que Isabelle Linotte les travaille avec des chambres à air. Matières dernières ou premières, tout dépend du sens que l’on prend. Mais d’évidence, il s’agit de jeter un autre regard sur le déchet et la consommation mais aussi de penser comment ceci peut contribuer à changer le monde. Et l’art est ce pas de côté vis à vis du réel, un grand écart vis à vis des conventions et des idées reçues. C’est en cela qu’il anticipe et émancipe. L’exposition à Carros en est une parfaite illustration.

Une cinquantaine d’artistes nous proposent sous la conduite de Philippe Marchal, un parcours toujours surprenant et parfaitement mis en scène. Il n’y a ici rien à jeter, tout doit être consommé sans modération!