lundi 28 février 2022

"La clairvoyance du hasard", Li Lang et Yuki Onodera

 



Centre de la photographie de Mougins

Jusqu'au 22 mai 2022



Penser les contraintes que le regard s’impose à lui-même, établir un état des lieux, sont autant d’opportunités pour appréhender les mutations de la photographie contemporaine. Tels sont les enjeux des images proposées par Li Lang et Yuki Onodera et par le Centre de Photographie de Mougins depuis son ouverture en juillet 2021. L’image fixe ou en mouvement trouve ici l’occasion de se confronter et d’entrer en collision avec tous les stéréotypes qui d’ordinaire encadrent l’idée de photographie. Liée à des impératifs techniques, celle-ci tend à se penser comme résultant d’un processus mécanique lui assurant un effet de neutralité. Et donc soumise à la seule volonté de qui déclenche l’appareil. Or cette exposition, au contraire, explore ce qui échappe à la décision et relèverait de la «clairvoyance du hasard».

Li Lang est un photographe chinois pour lequel l’image s’associe à un signe: A lui seul il est dévitalisé et ne fonctionne que par une série d’images, une syntaxe qui renvoie à des mots reflétant ceux d’une humanité à laquelle le photographe prête sa voix. Le contenu de l’image reste muet sans le recours à cette polyphonie. Roland Barthes écrivait: «Toute photographie est un certificat de présence». Ici la pellicule absorbe cette présence, diffuse la mémoire de ce collectif humain dans tous les pores d’un paysage. Celui-ci résulte d’une traversée d’une partie de la Chine, un voyage en train à grande vitesse de 4600 kilomètres durant lequel Li Lang déclenche l’appareil toutes les 10 minutes. L’arbitraire de l’image affranchit celle-ci de toute autorité et de toute psychologie pour la restituer dans l’apparence d’une stricte neutralité documentaire. Dans un format cinématographique, les images se succèdent et certaines s’imprègnent du témoignage d’un instant de vécu quand, en parallèle, une voix off confie des fragments de vie en Chine. L’espace adhère au temps pour un titre qui annonce: «A long day of a certain year». Tout se réduit alors à la sécheresse d’un protocole, au bilan statistique que le hasard déclenche pour traduire les mutations d’un paysage dans le voyage de la vie.

Yuki Onodera est japonaise et vit à Paris. Elle présente deux séries dans lesquelles la photographie se confond à une architecture qui bouscule les relations de notre regard et de notre confort mental. Dans «Twin birds», elle travaille sur les ressorts primitifs de l’image, sur la manière dont le hasard leur assure une certaine cohérence. Ce que le hasard convoque de spontanéité et d’imprévu est ici revendiqué. Choses, personnages ou simples idéogrammes, l’indéfini creuse toujours sa trace pour imposer du sens. Celui-ci ne saurait s’inscrire dans la sécheresse d’une dualité ou l’autorité d’un centre. Dans la série «Darkside of the moon», Yuki Onodera présente des triptyques photographiques de format carré encadrés d’une peinture en «dripping» comme pour affirmer le caractère aléatoire et artisanal de l’ensemble. L’image argentique se décompose en multiples éléments où les bords et le centre, le haut et le bas se contrarient mutuellement. Tout est déplacement. Et ce que notre regard s’efforce ici de reconstituer, pourquoi ne pourrions nous l’exercer en conduisant notre pensée hors des chemins battus?



lundi 21 février 2022

« Abstractions Corporelles / Anatomies Fragmentées »

 

Hauser & Wirth, Monaco

Jusqu'au 26 mars 2022


                                                         Lee Lozano

De la matérialité d'un corps à l'élaboration d'un corpus s'élabore l'histoire d'une construction mentale à partir de laquelle s'opèrent des mutations dans l'identité du sujet et de sa relation à autrui. Cette histoire faite de normes et d'affects touche au plus près les zones troubles de la sexualité, du genre, du plaisir et de la souffrance. A des représentations entre l'intime et le social répondent des formes nouvelles liées aux fluctuations du temps que l'art ne cesse d'écrire au gré de l'épuisement d'un sens commun et par l'émergence de l’utopie née du désir. Telle est la matrice de cette exposition sous le commissariat de Tanya Barson, dont l'interface se joue entre l'homogénéité et la fragmentation et, d'autre part, entre l'abstraction et l'empreinte de la gestation organique du vivant, de son pourrissement et de ses mutations.

Mais le corps se rattache aussi au biologique et à son environnement. Un assemblage d'Alina Szapocznikow, «Herbier bleu», se donne comme une mise à plat, l'étalage d'un corps démembré dont les résidus s'apparentent à cette incertitude entre le minéral et le végétal quand ils répondent tout à la fois à leur relation à l'humain, par leur interdépendance mais aussi par les conventions du regard que l'on porte sur eux. L’œuvre se présente alors comme un écartèlement des formes et peut se lire comme le déchirement de «l'Homme de Vitruve» de Vinci: l'agonie de l'idéal de la Renaissance et de l'Homme au centre du monde.

Une douzaine d'artistes femmes du XXe et XXIe siècle, entre art conceptuel et surréalisme, déclinent toutes les relations entre corps et matière tout en se confrontant à la notion d'abstraction si prégnante dans l'art. Le regard féminin s'inscrit ici dans un effet de scarification, par des matières malmenées et l'enfantement douloureux des formes. Les sculptures de Louise Bourgeois apparaissent comme des monstruosités, des organes sexuels livrés à la seule aliénation des conventions sociales qui les justifient et à leur fonction répétitive. Des seins outranciers sculptés dans le marbre rose d'une auge ou d'un sarcophage se nourrissent eux-même comme des bouches animales piégées dans leur prison virtuelle. De même, une peinture de Lee Lozano se mesure-t-elle à l'abstraction criarde d'un postérieur réduit à une chair de laquelle ne résonne plus rien d'autre que la viande de la griffe picturale. Ce sont ainsi quarante œuvres qui par de multiples supports parlent de la fétichisation du corps quand celui-ci est déchu de sa totalité, exclu de sa fonctionnalité, livré à son objectivisation morbide quand seules en résultent des prothèses pour répondre à ces fantasmes dont l'art sait parler quand il peut encore subvertir.

Oeuvres de Lorna Simpson, Eva Hesse, Anna Maria Maiolino, Christina Quarles, Alina Szapocznikow, Maria Lassning, Lee Lozano, Cindy Sherman, Ellen Gallagher, Pipilotti Rist,Louise Bourgeois, Berlinde De Bruyckere.


vendredi 4 février 2022

Studio Harcourt, "L'art de la lumière"

 



Musée de la photographie », Nice

Jusqu’au 22 mai 2022


Plus que dans le déroulé d’un film, la mémoire s’incruste dans la fixité de l’image photographique. Même si celle-ci ne relève plus de l’instant décisif mais répond à une patiente mise en scène: la mémoire défie le temps. Depuis les années 30, selon un protocole immuable, le Studio Harcourt poursuit sa tradition du portrait chargé d’élégance et de luxe à la française. Pourtant cette première exposition d'une partie de  son fonds au Musée de la photographie de Nice, ne se concentre pas seulement sur le célèbre noir et blanc et ses jeux de lumière qui consacrent la signature d’un style. Il permet surtout de dévoiler, au fil du temps, la quintessence des célébrités qui, hier ou aujourd’hui, se sont prêtées au regard du Studio Harcourt.

En son temps, dans ses «Mythologies», Roland Barthes avait consacré à ce Studio un chapitre pour ses photographies qui révélaient selon lui «l’essence intemporelle de l’acteur» avec son «visage idéal, détaché des impropriétés de la profession». Ainsi naissent les mythes. Opposant la scène à la ville, Barthes évoquait «le visage poncé par la vertu, aéré par la douce lumière du studio» et «idéalement silencieux, c’est à dire mystérieux, plein du secret profond que l’on suppose à toute beauté qui ne se pare pas». Le mythe est toujours une fiction de l’immortalité et ici, le sens se transforme en forme. Autant de visages gravés dans un rectangle de clair obscur, autant de figures surgies de l’anonymat d’une scène soumise à un protocole strict pour un même rituel. Travail méticuleux sur le contraste du flou et de la netteté expressive d’un visage. Esthétique de la lumière d’inspiration cinématographique. Codification de la profondeur de champ par laquelle le modèle, dans des angles subtils, est sculpté par la lumière.

De l’avant-guerre à aujourd’hui, les images demeurent insensibles aux modes et aux techniques. De l’argentique au numérique, le cadre reste identique et le halo de lumière reçoit toujours la marque d’un visage dans l’artifice d’un travail artisanal quand la soumission du photographe au protocole l’astreint à l’anonymat. Ici la photographie est une marque qui témoigne d’un statut social dans un temps suspendu. Pourtant l’effet reste saisissant. On se prend, dans l’immobilité statuaire, à lire une histoire. Celle des stars vivantes avec leurs espoirs et leurs ambitions. Et celle des disparus dont l’image est la signature d’une grandeur passée.

Souvent menacé de disparition, le Studio Harcourt fut sauvé par le Ministère Lang quand l’État en racheta les fonds et acquit quelques quatre millions de négatifs. L’exposition, particulièrement riche, est accompagnée d’un partenariat entre le Studio Harcourt et Télérama pour une collaboration entre la vidéo, la photographie et la musique. Le film documentaire de 2011, «Harcourt, l’histoire d’un mythe», retrace ce voyage dans le temps à partir de l’instant où Cosette Harcourt créa en 1934 le studio éponyme dans un gage d’éternité.






mardi 1 février 2022

Natacha Lesueur

 


«Plus jamais de cheveux collants (même part temps humide) »

Galerie Eva Vautier, Nice

Jusqu’au 26 mars 2022




L’engagement par un «plus jamais» péremptoire inaugure avec dérision la distance entre le discours et l’image. C’est pourtant celle-ci que Natacha Lesueur ne cesse d’approfondir à travers l’archétype de l’image de la femme.

L’exposition se construit à partir de ses photographies anciennes récemment présentées à la Villa Médicis de Rome. Les «Empreintes» sont ces images d’un corps morcelé dont chaque fragment recèle la marque de ce qui s’imprime dans la peau - la rougeur d’une trame semblable à la trace des pixels dans l’image - métaphore de ce qui s’impose et de ce qui perdure dans le temps de l’histoire des femmes. Par des cadrages audacieux qui en accentuent les découpes, les photographies deviennent des tableaux à l’égal des portraits. Et des jambes, des seins et des fesses sont alors chargés de la même signifiance qu’un visage quand ils ne répondent qu’à l’attente psychologique ou érotique qu’on leur assigne. L’image du corps de la femme est celle de la condition féminine.

Or Natacha Lesueur joue de la neutralité et excelle dans la distanciation. L’image s’élabore selon plusieurs strates dont chaque élément met en péril l’ensemble. La réalité du corps répond aux artifices et aux stéréotypes qui l’habillent. Et l’artiste en joue et s’en amuse par une frontalité et des carnations froides, des couleurs vives et des jets de flammes et de fumées dans les chevelures. L’immédiateté photographique se nourrit alors du temps long du dessin quand il s’agit de travailler patiemment chaque fil des cheveux à la mine graphique.

Si la photographie reste le principal support de son œuvre, Natacha Lesueur recourt aussi à la performance ou à la sculpture tout en s’inscrivant dans la mémoire de la peinture. L’étrangeté de ses assemblages n’est pas sans rappeler le maniérisme et les figures hybrides d’Arcimboldo. Dans une sculpture-fontaine en céramiques de vulves-coquillages, on perçoit aussi la vitalité débordante des œuvres de Bernard Palissy. Une série plus récente, «Les humeurs des fées», accentue les déplacements de sens dans une sensation d’étrangeté. Les figures interrogent leur réalité nuageuse telles des fantômes arrachés aux contes qu’on leur raconte. Le voile de la mariée est une ombre qui met en lumière la perte et la solitude. Il porte déjà le deuil des rêves et des illusions.

 Natacha Lesueur est l’artiste des métamorphoses qu’on pressent au seuil d’un réalisme parfois glacial. Les femmes se réduisent à l’anonymat du modèle mais, en retrait de cette chosification, l’on pressent la turbulence des sortilèges et le tourbillon des possibles. Le feu couve toujours derrière le jeu des identités et des apparences.