jeudi 30 janvier 2020

« Fata bromosa », Abdelkader Benchamma



MRAC d'Occitanie, Serignan
Jusqu'au 27 mai 2020

Penser les états de la matière, les mesurer aux figures imaginaires de l'immatériel quand celles-ci se drapent de toutes les pensées qui au fil des siècles ont tissé notre perception du monde, à travers les sciences, la philosophie ou l’ésotérisme, voici le fond duquel surgissent les dessins d'Abdelkader Benchamma.
Né en 1975, l'artiste au moyen de médiums très divers - encre, fusain, feutre mais aussi bombe aérosol ou peintures à base de cuivre, d'argent ou d'aluminium – se livre à une délicate alchimie pour exprimer les tensions de l'univers, l'énergie contenue dans l’ immensément grand et les effets produits dans un espace restreint et contraint, celui d'une architecture ou d'un lieu. Aussi les œuvres éphémères présentées in situ recouvrent-elles trois salles du MRAC Occitanie à travers des dessins muraux et dans une continuelle relation au sol ou au plafond.
C'est dans l'architecture des églises romaines que l'artiste trouva sa source d'inspiration. En résidence à la Villa Médicis en 2018, il fut fasciné par le marbre et ses veinules, les contractions du minéral et du temps qui s'élaboraient ainsi que les jeux illusionnistes du faux marbre. Il y voyait cette correspondance avec ce qu'écrivait cet autre ancien pensionnaire de la Villa, Didi-Huberman : celui-ci analysait les fresques de Fra Angelico dans « Dissemblance et Figuration » et suggérait que l'indétermination des figures révélait l'invisible et l’irreprésentable, le hiatus entre la chose et l'image.
Les dessins d'Abdelkader Benchamma témoignent de ces sédimentations de forces et de tourbillons, de cette fusion entre l'immensité et l'atome, entre le terrestre et le céleste. « Fata bromosa », le titre de l'exposition, se rapporte à un phénomène d'optique rapporté par des navigateurs du Moyen-Âge, avec des effets de mirage lumineux à l'horizon. Cette « fée des brumes » illustre ce brouillage de la perception, cette hésitation entre le réel et l'imaginaire, la représentation et l'abstraction. C'est dans ces territoires faits de grottes, de vortex, de Big Bang ou de trous noirs dans lesquels la science se dispute à la poésie, que l’œuvre se construit dans l'écho de sa propre disparition. Une œuvre mouvante comme métaphore des formes instables de l'existence.





dimanche 26 janvier 2020

Quentin Spohn, "Carambolage au marché d'Anvers"


Plus que d'une découverte, les dessins de Quentin Spohn font l'effet d'une révélation. D'abord par ce format imposant, quasiment inédit, qui happe le visiteur et l'enjoint de pénétrer l’œuvre, à se l’approprier. Or celle-ci, parfois contradictoire - rigide ou flottante - révèle aussi l'essence même du dessin, à travers son histoire, ses techniques et ce qu'il dit du monde et de la vie. Aller à la rencontre d'une telle œuvre au-delà de ce qu'elle énonce, éprouver le rythme d'un espace, ses déchirures ou l'imbrication des plans ainsi que la tension interne à chaque image, s'annonce comme une véritable expérience physique.
D'une dimension de treize mètres, le plus grand des dessins présentés capte le regard. Il évolue dans une brume grise d'où tour à tour éclosent des visages ensommeillés, un univers prénatal, des formes cellulaires et des centaines d'autres figures souvent réduites à quelques centimètres. Sans cesse le microcosme se mesure alors à l'infinité de l'espace, le biologique se mêle à toutes les strates de nos mythologies ou de l'histoire de l'art. Il nous faut toujours adopter dès lors une position de recul pour saisir l’œuvre dans son intégralité et de multiples déplacements pour se confier à tel ou tel point de vue narratif. A l’inverse, dans cette profusion de signes, un simple détail aimante notre regard au point de nous rapprocher au plus près du dessin, dans ses germes.
Toutes les cultures sont convoquées de même que les indices de signification affluent. Le fond carnavalesque, l'empreinte surréaliste s'énoncent déjà dans le titre de l'exposition « Carambolage au marché d'Anvers ». On y retrouvera aussi « l'envers » de la vision comme dans les figures inversées de Baselitz, le souvenir des peintures d'Ensor, de Bosch, d'Otto Dix mais aussi l’univers de Matta, la bande dessinée ou le numérique. Des éléments architecturaux empruntés à des civilisations disparues croisent les icônes qui ponctuent notre quotidien. La figuration se heurte à l'abstraction, les formes surgissent pour disparaître dans des nébuleuses liquides. Tout est dans tout, dans la solitude ou le chaos.
Quentin Spohn se saisit du monde dont il déchire les apparences pour le réduire à un catalogue de fragments d'encyclopédie ou d'apocalypse. Travaillant au fusain ou à la pierre noire, il joue du flou ou de zones violemment contrastées. La lumière fuse parfois par éclats dans l'eau des rêves. Des lueurs inquiètes, l'exactitude sensible nous rappellent Rembrandt avec toute sa diversité; elles traversent un récit qu'il nous faut sans cesse recomposer et qui pourtant s'impose de lui-même par la seule force de l'énergie qu'il déploie.
Les œuvres de Quentin Spohn seront aussi présentées par la galerie lors de la prochaine édition de Drawing Now en mars 2020.





jeudi 16 janvier 2020

Alain Amiel, "Starry days"



A l’inverse d'un espace, la nuit n'est que feu et lumière recroquevillés sur elle-même, jusqu'à leur anéantissement. Mais comme l'écrivait Henri Michaux, « La nuit remue », et voici qu'alors elle se donne à lire comme une page obscure traversée de signes lumineux, d'étoiles, de griffures comme autant de mots étouffés qui se soustraient au sens mais aspirent à une autre lisibilité.
Dans ses dessins, Alain Amiel dresse cette cartographie de l'incertitude et des rêves. On y devine cet acharnement à déchiffrer ces territoires de l'art dans l'épaisseur de leur mystère quand ils convoquent l'ombre tutélaire de Duchamp, Matisse, Giacometti  et de tant d'autres avec, bien sûr, la figure de Van Gogh omniprésente dans son travail.
L'écrivain et le dessinateur réactivent le miracle de Van Gogh, mais de l'autre coté du miroir. Comme le psychanalyste, il sonde le négatif de son œuvre, cette transmutation d’une obscurité intérieure en une lumière folle, éruptive, qui bouleverse jusqu'aux racines de notre vision et de nos croyances. Qu'on se rappelle les premières œuvres du peintre et ces natures morte engluées dans l'ocre éteint des natures mortes. Puis les autres prises dans la folie incendiaire de la matière colorée.
Dans un strict noir et blanc, les dessins d'Alain Amiel font danser les étoiles dans une cérémonie initiatique. Les racines hantent le ciel. Tout est creusé, découpé dans la masse d'une nuit d'où surgissent les spectres d'une histoire ancienne qui murmurent notre présent. N'y subsistent que le rythme et la pulsation du monde. On y pressent les rudiments d'une grammaire primitive, fondamentale, que seul l'art pourrait dévoiler. Aussi le dessin devient-il, dans sa nudité brute, sans traits, par le seul conflit du noir et du blanc, cet espace qui fait parler la nuit, en révèle ce souffle vertigineux qui proclame ce que nous sommes.

Librairie-galerie Laure Matarasso, Nice