lundi 30 septembre 2024

Lukas Meir, «The Anoiting»

 


Villa Arson, Nice

Jusqu’au 2 février 2025



Toute image s’inscrit dans la trame d’un récit mais encore faut-il qu’elle s’associe à une pensée et qu’elle fasse remonter à la surface l’invisibilité des rituels qui façonnent notre quotidien pour qu’elle se prétende œuvre d’art. La peinture, dans son histoire, se constitue dans une transformation des formes et des couleurs au travers desquelles surgissent des images qui, au gré des métaphores, des allégories ou des symboles, parlent de nos mythes contemporains et de ce qui les relie aux fondement mêmes de notre société. Lauréat de la Bourse 2023 de la Francis Bacon MB Art Foundation et jeune diplômé de la Villa Arson, Lukas Meir peint et réalise des céramiques pour en extraire l’essence de nos propres mythologies «à l’ère des vacances et du capitalisme tardif». C’est donc aussi l’histoire de Nice qui se joue quand la plage se présente comme une scène théâtrale et que les estivants deviennent les acteurs d’une autre vie dans la transformation des corps par l’adoration d’un rite solaire qui se transforme en «coup de soleil»!

La peinture de Lukas Meir propose une illustration ironique de ces rituels par lesquels l’estivant, entre plaisir et souffrance, cherche quelque rédemption qui se traduirait ici dans le calque de la peinture religieuse de la Renaissance que l’artiste tour à tour cite et balafre dans un geste d’effacement ou quand il en exhibe des fragments. Cette dramaturgie du corps rougi, brûlé, supplicié répond à l’histoire même de la peinture, à l’image des martyrs, à ses poses stéréotypées, à ses injonctions morales dans l’idée de pénitence. La crème solaire est cette «anoiting», cette onction. Elle devient alors la panacée protectrice pour une peau souffrante et le miracle se produit alors pour des corps pourtant réduits au vertige de leur anonymat et de leur solitude quand chacun prétend pourtant à un idéal de beauté. L’intelligence du propos, Lukas Meir l’illustre par sa virtuosité à rendre ce monde artificiel dans une technique froide et distanciée pour illustrer les corps, pour peindre ciel ou mer comme des peaux mortes sur des plages où seules échouent nos solitudes. Réalisme et symbolisme ici se confondent pour énoncer implacablement les rituels qui nous gouvernent.

Dans le même temps, la Villa Arson présente une exposition d’une quarantaine d’élèves diplômés en 2023. Il s’agit bien alors aussi d’un «rite de passage» pour ces jeunes artistes dont nous percevons l’ancrage dans un art contemporain entre préoccupations sociétales, angoisse écologique, psychanalyse… Le bricolage, l’éphémère hantent des œuvres authentiques, parfaitement réalisées comme un miroir-reflet de l’art d’aujourd’hui. Ces jeunes artistes sauront-ils être les explorateurs des lendemains?



dimanche 15 septembre 2024

De la Vallée de la Stura à Cuneo

 



C’est à la sortie du Col de la Lombarbe à 2350 mètres d’altitude que s’entrouvrent les portes de l’Italie. Un paradis de roches cisaillant le ciel pour en accentuer la lumière et, au loin, la sinuosité des vallées qui déferlent en vagues douces vers Cuneo en s’effaçant vers l’horizon. Les montagnes du Piémont dessinent ce spectacle grandiose et s’offrent à nous, à nos désirs de les gravir, de les défier dans nos randonnées ou de rêver à l’hiver pour des traversées enneigées que nous subodorons merveilleuses.

De merveilles en miracles, voici en contrefort de ce Col de la Lombarde, le Sanctuaire Sant’Anna de Vinadio puisque la légende veut que, sur «le rocher de l’apparition», Sainte Anne se révéla à une bergère et lui demanda d’y faire ériger une église. Celle-ci veille aujourd’hui sur la vallée dans son étonnante configuration avec son parquet en pente ascendante vers l’autel et ses murs tapissés d’ex-voto comme autant de traces émouvantes de la vie montagnarde. Important lieu de passage entre la France et l’Italie mais surtout centre de pèlerinage dès le Moyen-Âge, le Sanctuaire et ses dépendances étaient gérés par un «Randier» qui sonnait aussi les cloches pour accueillir les pèlerins quand ceux-ci s’égaraient dans un épais brouillard. Sa maison abrite désormais un musée qui relate au fil des siècles cette histoire, celle des épidémies, de la contrebande ou de l’émigration vers la France jusqu’en 1930 quand l’extrême pauvreté de ces régions montagnardes poussait à dire, «Si tu ne t’exiles pas en France, c’est que tu n’es pas un homme!». Aujourd’hui un sentier conduit pèlerins et randonneurs vers Cuneo en quatre jours à travers un parcours parsemé de refuges et permet au touriste français de faire le trajet inverse à celui de l’émigré d’hier.



Puis le paysage s’adoucit; il s’enrobe d’abord de forêts où les pins sylvestres s’abandonnent peu à peu aux frênes puis à des bosquets de châtaigniers et de noisetiers. De maigres prairies jouxtent de paisibles villages voués à l’élevage et à l’agrotourisme. Car la gastronomie dans une nature si intense est reine; on y déguste les pâtes locales - les «crusets», les tartes aux herbes de la montagne et aux orties, la crème d’ail de Caraglio, les saucisses de bœuf de Bra ou l’agneau noir. Le village de Valloriate propose d’étonnantes variations entre une cuisine pauvre de montagne et l’innovation culinaire. C’est ici, à la «Locanda Fungo Reale», le temple du champignons, le paradis des cèpes dans l’apothéose des vins du Piémont et des liqueurs de l’herboristerie Artemy.




En contraste avec cet hédonisme et ce territoire souriant, il exista pourtant l’âpre terre des hommes. Ces cimes impérieuses qu’on aime gravir racontent leur histoire dans leur implacable dureté. Il faut monter à pied jusqu’au refuge de Paraloup, un minuscule hameau maintenant en partie en ruine et qui fut le centre de la résistance contre le fascisme. Il fut un lieu stratégique pour surveiller l’ensemble des vallées et il y accueillit plusieurs centaines de combattants qui harcelèrent les troupes nazi jusqu’à la libération. En 1943, un millier de juifs assignés en résidence à Saint-Martin-Vésubie par les autorités italiennes d’occupation, firent l’ascension des sentiers alpins pour trouver refuge dans la vallée du Gesso. Malgré l’héroïsme de cette Résistance qui les aida dans cette exode, 334 d’entre eux furent déportés à Auschwitz.




Près du refuge, au cœur d’un panorama époustouflant, une maison a été restaurée tout en respectant son aspect d’origine et s’est transformée en un musée et un centre d’informations. Un peu plus loin, dans un village proche, on y apprend que la langue occitane est ici officiellement reconnue comme dans de nombreuses communes du Piémont en égalité avec l’Italien. Déjà dans quelques vers de la Divine Comédie, Dante faisait parler un troubadour provençal et, avec lui, de nombreux poètes en Langue d’Oc inspirèrent les auteurs italiens par des thèmes amoureux et courtois. Comme d’autres vallées, celle de la Stura recèle cette richesse linguistique et culturelle qui la distingue du reste de l’Italie et contribue à sa fierté. Face à ces puissantes racines, l’art contemporain parvient pourtant à s’insérer dans cette relation qui fut parfois si difficile entre les hommes et la montagne.



Le fort de Vinadio compose un élément de défense qui s’adosse à la roche pour protéger la vallée. A la verticalité anguleuse et austère des murailles, l’artiste anglais du Land Art, Richard Long, répond par une pure douceur circulaire et minérale comme pour déjouer la fatalité guerrière du passé. Par sa sérénité, l’œuvre répond à la pierre par la pierre comme, paradoxalement, la délicatesse à l’âpreté. Le langage de l’art s’accorde ainsi de façon harmonieuse à celui de la nature. Un itinéraire long de 200 kilomètres, VIAPAC l’art contemporain réunit aujourd’hui les centres d’art de Digne-les-Bains en France et de Caraglio en Italie. Parmi douze autres étapes au long de cette aventure artistique, le fort de Vinadio présente les sculptures d’un autre artiste britannique, David Mach. Dans ce bourg naquirent à la fin du XIXe siècle deux géants de 2 mètres 30 qui avaient été exhibés comme des phénomènes de foire entre Paris et New York avant de  mourir dans la misère. A l’entrée du village, l’artiste a donc conçu deux géants de trois mètres, cernés de tuyaux d’acier aux couleurs criardes qui semblent, avec humour, protéger l’austère forteresse.







Du Paraloup, ce vertigineux balcon sur la terre, on discerne au loin la ville de Cuneo. Pour y accéder, les routes s’élargissent, l’exubérance de la nature se tarit, l’habitat lui répond comme pour la corriger sur le mode de la plaine et de l’urbanisme. Puis la cité surgit soudain entre deux fleuves, la ville moderne et la ville ancienne. C’est sur celle-ci que les pas résonnent sur les pavés avant de nous emporter dans l’ombre des arcades qui bordent les rues. Cuneo est de ces villes qu’on n’explique pas mais qui doit se découvrir dans les méandres secrets de son charme pour se dévoiler lentement à ceux qui l’aiment. Bien sûr elle déploie la richesse de tous ces atours et des joyaux dont elle se vêt. Des palais médiévaux, des églises baroques, une Tour Communale qui surplombe orgueilleusement la ville… Mais il faut surtout la parcourir dans la nudité de ses ruelles, saisir l’émotion d’un détail, la qualité de ses silences. Et pourtant, la Belle n’est pas pour autant endormie!




Pour sa 18e édition, Cuneo vit en août au rythme du Festival Mirabilia, celui du cirque et des arts du spectacle. Au terme de plus de 200 spectacles présentés par une cinquantaine de compagnies internationales, on reste parfois stupéfaits de l’originalité de ces événements où tout se confond, musique, dance, théâtre, mais aussi la magie, le burlesque, l’acrobatie avec toujours une philosophie décalée qui s’y mêle. Cette année c’est un album des Rolling Stones qui donne le ton, «Gimme shelter». C’est à dire, «Donne-moi un abri» avec ces paroles si puissantes encore aujourd’hui: «Oh, une tempête menace ma vie aujourd’hui. Si je ne trouve pas d’abri, ô oui je disparaîtrai».

Plaisir de déambuler parmi les détours mystérieux de la ville ancienne mais le corps s’exprime plus pleinement dans sa relation à la nature environnante - en particulier à travers ces vastes espaces sauvages qui ont été préservés entre les deux fleuves. Un parc a été aménagé pour célébrer ce contact direct et émotionnel entre le végétal, le minéral et nous-mêmes. «f’Orma» est le nom de cette expérience sensorielle totale qui nous invite à marcher pieds nus! Toucher, sentir, entendre selon que la voûte plantaire rebondisse sur telle pierre, que l’eau la caresse, que le sable l’apaise avec tant d’autres découvertes sur ce corps que trop souvent nous oublions de penser autrement qu’en termes de narcissisme ou de spectacle!





C’est pourtant celui-ci qui nous accorde à la nature. Alors, en quittant Cuneo, pourquoi ne pas emprunter la Haute route du sel? Entre les Alpes et la Méditerranée, cette ancienne route militaire complètement en gravier et d’environ 30 kilomètres s’ouvre au touristes et aux sportifs durant la saison estivale. Alors pourquoi ne pas l’emprunter, marcher, y courir, y pédaler ou voler à travers ses rêves, loin, là bas, vers les vagues de la Méditerranée et y faire surgir en soi tout le bonheur du monde avec au bout «La mer, la mer toujours recommencée»?




Jean Mas, «En ombre et au cube»


L’Artistique, Nice

Jusqu’au 4 janvier 2025



L’art ne peut jamais se définir tant il se soumet aux contorsions de l’infini et de l’éphémère. Aussi ce qu’il est convenu d’appeler «École de Nice» n’est rien d’autre que cette volonté disparate d’une communauté d’artistes de saisir le vivant sans autre souci que de se plier aux seules contingences du réel livré à lui-même. Aussi nul besoin de représenter le monde par l’intermédiaire d’images ou de le glorifier par un quelconque idéal esthétique quand il ne s’agit que de l’exhiber dans l’apparente platitude du quotidien. Aux objets les plus triviaux des Nouveaux Réalistes, répondit donc cet «Art d’attitude» qui fut celui de Ben et de Fluxus, cette captation du vivant dans sa banalité, ses vides et son absurdité pour y faire surgir des gestes et des formes magiques à l’intérieur d’une poésie inhérente à chacun. C’est celle-ci que depuis des décennies, Jean Mas décline en effleurant le «rien», en le criant pour qu’il se transforme en «tout» et toujours dans un joyeux délire de mots et de formes pour traduire les ruses insoupçonnées du vivant.

Ses prises de paroles comme les objets qu’il expose se répondent dans un jeu de miroir où l’humour désarticule nos certitudes, déroute notre rationalité et démonte le cours normal des choses. Jean Mas est l’empêcheur de tourner en rond qui nous fait tourner en bourrique pour exposer cette face cachée du monde qui, telle «La lettre volée», est si évidente que nous nous refusons à la voir. Dans cette exposition à l’Artistique, des œuvres anciennes captent la réalité à rebours, les êtres se définissent par leurs ombres ou par les cubes qui les contiennent non comme des urnes funéraires mais comme des boites à malices.

En 1987 le galeriste Jean Ferrero lui commanda 19 cubes comme autant de portraits d’artistes pour créer un «Cubage de l’École de Nice». Chacun contient ses particules de folie dans la stricte rationalité du monde quand le geste artistique n’est que paradoxe et ne dévoile que ce qu’il est. Ce cubage n’est donc qu’une mise à plat de la platitude dans la répétition de ces caissons de 20 x20 x 20 cm dans la seule résonance des signifiants auxquels se soumettent les artistes concernés. Car tout n’est que répétition et pourtant rien n’est jamais semblable. Jean Mas l’a démontré dans ses nombreuses «Cages à mouches» qui ne piègent que notre regard. Il en joue avec ce signe rappelant la lettre initiale et minuscule du Peu qu’il diffuse dans de subtiles transformations pour exprimer que dans ce pas grand-chose tout se dit mystérieusement pour qui veut l’entendre. Ainsi dans les «Ombres» qui s’exposent ici, Jean Mas a-t-il en 1990 photographié choses ou personnages en ne saisissant que leurs ombres pour ensuite peindre celles-ci comme images de la réalité et clin d’œil farceur au mythe de la caverne platonicienne. Artiste de la seule présence au monde et de l’éphémère, Jean Mas piège l’intelligence en décousant les mots et les choses, en les livrant à la seule incertitude de la raison et du regard.