samedi 27 juillet 2019

Claude Lévêque, "Human fly"


La mémoire se heurte à la réalité contemporaine et aux mythologies qu'elle suscite. Cela suffit à rendre provocante l'oeuvre de Claude Lévêque.  D'autant plus que ses installations procèdent par de déroutants détours qui contrastent avec l'extrême simplicité de son propos. Ainsi « Human Fly » fait-il référence au souvenir d'une musique des Cramps - un rappel de la culture punk dont l'artiste est issu, mais aussi à la mouche qui, avec son système de vision diffracté, impose un autre regard. Un autre détour donc, une autre plongée vers l'enfance. Et aussi une fausse entrée dans l’œuvre attendue quand l'affiche de l'exposition reprend l'image d'un manège avec ses avions naïfs dans les couleurs d'un temps passé.
Comme toujours, la simplicité de la démarche et des matériaux - objets, sons et lumières – se confronte à la démesure de l'effet produit. Dans l’ancienne base sous-marine de Saint Nazaire, Claude Lévêque réactive ce champ de mémoire par l'intensité du choc perceptif. Nulle narration n'émergera de cette tension permanente entre un lieu souterrain et clos, sa masse de béton brut et le rappel du chaos des bombardements dont elle fut l'objet. Seul importe l'effet provoqué chez le spectateur qui, à son insu, réactualise le désordre sensoriel de ceux qui le subirent.
Claude Lévêque, une fois de plus, s'attache à cette distorsion qui s'opère entre un lieu, sa fonction, son architecture et l'événement qu'il crée, non pour pour signifier ou restituer une mémoire mais plutôt pour briser le carcan de l'espace et du temps dans lequel tout récit se construit. Ce qu'il poursuit c'est l'éphémère, le choc du présent, le déséquilibre et la perte des repères sensoriels à l'assaut de la subjectivité jusqu'au risque de la perte de sens.
 Ainsi cet environnement n'est-il constitué que de structures de tiges en inox qui réfléchissent le flash des projecteurs dans une nuit parsemée d'éclairs. Les sonorités assourdissantes et métalliques déchirent l'espace jusqu'à l'insupportable. Plaisir et révulsion s'entremêlent pour une expérience où l'abstraction est poussée jusqu'à l'explosion qui structure notre conscience dans un linéament de fulgurations pour d'autres possibles. Nous voici soumis à une expérience dont nous devenons les seuls maîtres. Claude Lévêque nous dit : « Seul l'art propose des visions, le reste, le spectacle de la politique médiatique, ne fait pas rêver. Seules les poches de résistance sont essentielles. »

LIFE, Base des sous-marins, Saint-Nazaire                             Jusqu'au 29 septembre 2019




vendredi 26 juillet 2019

Claire Tabouret, "If only the sea could sleep"



Si seulement la mer pouvait dormir... A cette rêverie interrompue, Claire Tabouret donne forme et mouvement, hisse avec force les voiles de sa peinture dans l'ancien hangar à bananes dans le port de Nantes. Une histoire de voyage et d'immobilité. Ou même d'exil, peut-être, quand on sait le mépris que certaines institutions en France réservent à la peinture... De l'autre côté de l'Atlantique donc, Claire Tabouret nous renvoie des œuvres fortes, d'une poésie grave aux couleurs intenses et parfois douloureuses – peintures, dessins ou sculptures de plâtre, tous marqués par la présence des corps mais aussi de leur solitude ou de leur absence au monde.
L'espace est traversé d'immenses voiles que l'artiste découpe et reconstruit. Sur leur quasi transparence, elle peint la convulsion ou la rigidité des corps réduits à des traces, à des empreintes comme si cette mer était aussi un champ labouré, livré à tous les ressacs des drames ou des rêves de l'humanité. On devine qu'il y eut de la vie, de l'amour, de l'effusion mais on n'en perçoit plus qu'un écho desséché, on n'en voit désormais que l'ossature. Claire Tabouret peint les êtres à l'instant d'un nerf primitif, avant tout récit, toute psychologie. Ils sont les fantômes qui nous percent et nous interrogent sur ce que nous sommes. Les couleurs ne sont plus captés dans le règne de la nature mais, acides, elles surgissent d’un autre monde où des voix assourdies nous susurrent des vérités enfouies, le rêve ou la possibilité d'un ailleurs auquel la peinture nous permettrait d'accéder.
Les silhouettes hantent l'espace, elles ondulent dans le souffle d'un air marin dont nous subissons la mystérieuse pesanteur. Les voiles se gonflent de ces empreintes humaines et terreuses tandis que, sur les murs, acrylique et encres diffusent l'étrangeté de leur halo lumineux. Emprunté a un poème d'Adonis, « If only the sea could sleep » est une superbe méditation sur l'horizon des corps ou leur extinction, sur la déferlante des sentiments ou de leur ossification, sur la poésie elle-même quand l'art parvient à lui donner forme comme une musique parlerait le silence. Claire Tabouret dit : « Je peins ce que je ne vois pas ». L'art est alors ce point aveugle que la peinture révèle.

HAB Galerie, Quai des Antilles, Nantes
Jusqu'au 15 septembre 2019





samedi 6 juillet 2019

« Dalí, une histoire de peinture »

Forum Grimadi, Monaco
Du 6 juillet au 8 septembre 2019


Il s'agit ici de décrire le parcours d'un homme avec sa complexité, son extravagance et le génie qui, disait il, l'habitait. Mais, toute sa vie, il la consacra à la peinture, non seulement à la sienne mais à celle des grands Maîtres qu'il admirait. Le génie de Salvador Dalí consista dès lors à brouiller les repères entre le réel et l'imaginaire, à tendre vers une perfection méticuleuse tout en jouant de  l'outrance de sa palette et de ses figures, à assumer son emprunt aux maîtres du passé tout en méprisant toutes les conventions.
Le réel pour Dalí ce fut surtout Cadaquès et sa maison blanche dans la petite baie de Port Lligat qui, de la mer, rampe par espaliers vers le ciel. Avec sa lumière sauvage, un vent cru qui cisaille roche et soleil. Et le cadre des fenêtres ouvertes sur la Méditerranée comme l'incision du paysage sur ses toiles. « Il est impossible  de comprendre ma peinture sans connaître Port Lligat », écrivit-il. Sur les 4000m2 de cette rétrospective, un îlot central restitue l'ensemble de ce paysage autour duquel s'organise toute une série de salles qui le découvrent à partir de fenêtres ouvertes sur la folle beauté du ciel, de la terre et de la mer. Ce lien entre l’intensité d'un lieu et les différentes périodes du peintre est la sève de ce parcours initiatique.
A partir d'un fil chronologique, le visiteur, par des peintures mais aussi grâce à des dessins, des documents ou des photographies, vit la gestation d'une œuvre qui s'inscrit dans les grands mouvements de l'art du XXe siècle. Au début il verra la maison du père à Cadaquès, traitée avec une touche impressionniste. Puis des peintures audacieuses dans leur veine cubiste. Et même des tentatives matiéristes dans l'esprit catalan puis la découverte de Warhol et du Pop Art. La peinture tend alors à sortir de son cadre, à explorer les possibilité d'une troisième dimension, dernière étape avant le rêve ultime de Dalí, l'immortalité.

Mais tous ces mouvements qu'il traversa restent irrigués par le surréalisme dont il fut l'un des principaux acteurs tout en se maintenant en marge du mouvement. Pourtant l'exposition, sans éluder le cœur de l' œuvre, prend le parti d'en explorer les contours, de dévoiler les fantasmes et les angoisses qui l'agitent au-delà de la construction d'un style. Car le style de Dalí reste le vrai mystère que cette exposition permet au moins d'effleurer. Sans doute réside t-il dans les ombres tutélaires qu'il célèbre, la lumière de Vermeer, la puissance de Michel-Ange, la verticalité des cyprès dans « l'île des morts » de Böcklin, l'horizontalité de la terre avec « L’angélus » de Millet et toute cette écriture de l'angoisse et cette méthode paranoïaque-critique qu'il revendiqua. Le langage de Dalí c'est ce vocabulaire de symptômes qui se transforment en signes avant de se mesurer à la peinture de ses « pères » pour s'accomplir. Cette exposition est un moment important pour trouver une clé dans le mystère Dalí.

mardi 2 juillet 2019

Monster Chetwynd, "Monster Rebellion"


Villa Arson, Nice, jusqu'au 13 octobre 2019



L'influence de l’œuvre critique de Mikail Bakhtin sur son propre travail, Monster Chetwynd la revendique haut et fort. On y retrouvera donc la même appétence pour la polyphonie, la structure carnavalesque à partir de l'univers médiéval quand les récits s'entrecroisent, se contredisent:et tendent à subvertir l'autorité sociale et politique à partir de l'humour et des cultures populaires. L'analyse que Bakhtine conduisait à partir du roman, à travers notamment Rabelais et Dostoïevski, Monster Chetwynd la poursuit dans une œuvre burlesque et transgressive où la performance et le plurilinguisme des figures ne sont jamais absents.
Le nom que l'artiste se donne maintenant n'est d'ailleurs lui-même que l'actualisation d'une identité toujours mouvante en relation avec une œuvre elle aussi travaillée par la notion d' « intertextualité » : On y croise le monde médiéval, le rapport à Jérôme Bosch, les chauves-souris, les serpents et les salamandres mais aussi la bande dessinée, les fanzines et l'élaboration collective de l’œuvre quand, par exemple, elle collabore avec des groupes d'enfants...
L'imaginaire de l'artiste s'empare de la Villa Arson dans une débauche de créativité sur les murs, les plafonds ou le sol. Une ambiance sonore et un éclairage coloré soutiennent cette mise en scène punk et pleine d'humour. L'artiste y ajoute une revendication écologique par une relation forte avec les matériaux pauvres, légers, facilement transportables. Comme les enfants, elle crée du « monstrueux » avec du carton, du papier mâché auxquels elle rajoute latex liquide et autres éléments. Il en résulte un univers improbable, hors temps, parfois aussi sinistre que drôle mais qui nous transporte toujours dans le fabuleux royaume de l'imaginaire. Tout est d'une claudicante beauté et d'une logique estropiée quand les créatures fantastiques vampirisent une peinture de François Boucher tandis que, d'une pièce à l'autre, s'ouvre un nouveau décor pour un gigantesque carnaval.
Le monde nocturne de Monster Chetwynd est délicieusement irrévérencieux. d'une légèreté grimaçante. On y circule avec jubilation, on se heurte à nos fantômes, on erre dans le jardin des délices, on s'amuse de ces bricolages de quatre sous et l'on se dit que le monde est ainsi fait : Nous sommes étrangers à lui et pourtant nous y habitons. Ces créature hybrides qui nous regardent sont aussi une part de nous-mêmes.

Monster Chetwynd (ex Spartacus et Ex Marvin Gaye Chetwiyd) est née en 1973. Elle vit et travaille à Glasgow. Elle est représentée par les galeries Sadie Coles HQ à Londres, Massimo de Carlo à Milan et Gregor Staiger à Zurich.









Joan Miro, "Au-delà de la peinture"




Fondation Maeght, Saint-Paul, jusqu'au 17 novembre 


Il n' a eu de cesse de traduire en lignes et en couleurs cet émerveillement qu'il nous fait partager dans l'universalité de son langage. Miro nous parle avec de simples taches, des lignes, des couleurs franches et, mystérieusement, tous ces signes s'activent comme des notes musicales pour un concert d'astres, de lunes, d'étoiles ou de flèches. Une écriture primitive se grave à la surface de l’œuvre pour célébrer les noces du ciel et de la terre.
Dès 1927 l'artiste se passionne pour les multiples possibilités d'une œuvre graphique en relation avec des écrivains. Sa passion pour l'expérimentation le pousse à une maîtrise toujours plus perfectionnée de la gravure et de la lithographie. En 1947 il signe sa première lithographie pour Maeght Éditeur et l'aventure de l’œuvre graphique prend dès lors son essor. En 1964 Adrien Maeght crée l'imprimerie ARTE et ici l'artiste multiplie les catalogues, les affiches, les livres pour bibliophiles. Il collabore avec Eluard, Prévert , Tzara, Leiris et tant d'autres. L'écriture de Miro entre en résonance avec celle des poètes et cette exposition nous en fournit le témoignage et se lit autant qu'elle se regarde.
Tout est évident chez Miro : l'évidence d'un grand secret. Il dévide les nervures de l'univers, il saisit le tremblement de la vie, le glissement de la couleur dans un trait ou un point. Tout est si simple dans ces battements du monde saisis à leur origine. Miro peint, sculpte, dessine, grave cette aube silencieuse quand les mots et les choses ne sont encore qu'une semence étoilée. Il découvre la technique du carborundum auprès d'Henri Goetz à qui il écrira : « Une gravure pareille peut avoir la beauté et la dignité d'un beau tableau. » Le noir sera alors déterminant pour son œuvre gravée, à la fois comme signe et ponctuation de son inspiration poétique.
« Au-delà de la peinture » n'est pas seulement cette multitude de poèmes visuels réalisés par Miro sur plusieurs décennies, mais une exposition qui se concentre sur le récit d'un artiste fasciné par toutes les techniques d'une œuvre graphique. Le visiteur suit le cheminement d'une œuvre, les plaques de cuivre, les épreuves préparatoires, les différents tirages. L’œuvre est vivante et ne cesse de se déployer comme si chaque couleur, chaque ligne trouvait en elle-même sa propre respiration dans l'infini de l'espace.