jeudi 25 février 2021

La force du détail

 


Salle d'exposition du Quai Antoine 1er, Monaco

Jusqu'au 28 février 2021

                                             Dorian Teti

On connaît cette formule attribuée à Nietzsche, « Le diable se trouve dans le détail » et son corollaire avec Warburg, « Dieu est dans le détail » pour dire que l’œuvre d'art ne peut se comprendre que dans le contexte qui l'a vu naître. La phrase spéculative de l'un ou de l'autre permet cependant le passage d'un concept à son contraire si bien que force est de constater que « la force du détail » - puisque tel est le titre de l'exposition proposée par Stéfania Angelini et l'AIAP de Monaco - s'impose dans la perception et la compréhension d'une œuvre.

Mais que ce soit Dieu ou Diable, c'est bien alors l'idée de perfection qui s'opposera au grain de sable qui pourrait gripper la machine. La production artistique ne peut faire l'impasse sur cette polarité et le mérite de cette exposition est de présenter 14 artistes qui, dans des pratiques et des médiums très divers, nous proposent une réflexion subtile sur les fluctuations contradictoires de l'ensemble et de ses multiples composants, sur le trouble de la figuration et de l'abstraction ainsi qu'une forme de méditation sur la fragilité quand une simple poussière pourrait abattre la composition la plus élaborée.

Le détail est la pierre angulaire de l’œuvre mais que la clé de voûte vienne à se fissurer et alors tout s'effondre. Les œuvres convoquées ici déclinent ces interactions, ces présences qui ne résonnent que dans la figure invisible de l'absence. Toute une poétique se construit entre les matières convoquées et ce qu'elles expriment de contraire à ce qu'elles devraient susciter. Chez Tom Giampieri la terre tout à la fois s'oppose et se confond à l'encre. Les installations de porcelaine colorée d' Olivia Barisano détournent la fonction du matériau amputé de son usage, fragmenté, et chaque pièce devient le détail d'un ensemble introuvable. Les sculptures aériennes comme des fils entrelacés de Mona Laure Millet répondent à ses dessins sur fond de plans architecturaux. Partout la synecdoque dit l'ensemble mais en même temps le met en déroute. Pour Frédérique Nalbandian, ce sera l’imbrication du savon et de la mousse, avec l'huile de lin et les pigments ou pour Eve Pietruschi, la délicatesse de l'inscription sensible sur le cuivre. Chaque artiste propose sa propre partition dans une orchestration sans fausse note aucune. La mise en scène suscite une circulation rêveuse, entre souffle et légèreté. Les œuvres nous parlent du monde. Elles n'en sont qu'un détail mais elles nous en traduisent pourtant l’essentiel.

Œuvres de Tom Barbagli , Olivia Barisano, Arnaud Biais, Tom Giamperi, Eve Pietruschi, Roberto Mangu Quesada, Delphine Mogarra, Adeline de Monseignat, Mona Laure Millet, Frédérique Nalbandian, Emmanuel Régent, Justin Sanchez, Dorian Teti, Florent Testa.




dimanche 21 février 2021

Arnaud Maguet, "Exposer ce qu'on ne veut pas voir"

 




Espace à vendre, jusqu'au 17 avril 2021


Les objets meurent aussi. A moins qu'ils ne sombrent dans l'oubli, que leur fonction disparaisse par le jeu d'une obsolescence non programmée ou par la lassitude de celui qui les possédait. Et les objets n'ont pas d'âme, ils ne portent que le poids de leur seule existence aliénée aux caprices et aux désirs de celui qui les possède. Rares sont ceux qui viennent hanter notre imaginaire à l'instar d'un corps ou d'un paysage et si l'artiste s'en saisit, ce n'est que pour en éprouver les contours, figurer une esthétique, envisager une mise en scène. Tel n'est pas le propos d'Arnaud Maguet qui, paradoxalement, donne à voir « ce qu'on ne veut plus voir ». L'enjeu est bien, dans ce qui se veut une écologie personnelle, de doter l'objet d'une autre vie par le biais de l'absurde, de déclarer « ceci n'est pas une pipe » car l'objet est ici dépouillé de toute identité, il n'est que l'instant d'un flux, une épave dans le circuit de la consommation.

Les assemblages facétieux d'Arnaud Maguet mêlent matières et lumières dans le cimetière des souvenirs. Désaccord parfait d'une relique technologique, d'un design démodé ou d'une paire de chaussures. Une chaise, une valise, une photo et une autre vie commence mais cette fois-ci dans la cruauté de l'apparence, dans l'exhibition de l'absurdité qui présida à l'accumulation pathétique des choses. L'artiste, comme en écho aux natures mortes d'autrefois et des vanités, désigne les choses mais sans métaphore aucune. Leur présence ne s'attache à aucun récit. L'allégorie n'est pas de mise. Le titre se substitue à l’œuvre, les mots s'emparent des choses.

« Objets inanimés, avez-vous donc une âme » écrivait Lamartine en ajoutant « qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ? ». Loin de tout romantisme, les choses d'Arnaud Maguet seraient plutôt celles de Pérec, celles qui parlent de notre temps, de notre monde, celles amputées de toute finalité. Les choses peuvent être d'une terrifiante neutralité et, si elles encombrent notre mémoire, c'est peut-être pour énoncer les décombres dont elles sont la trace. Dans « ce qu'on ne veut plus voir » mais que l'on voit quand même, il y a ce grand jeu de la dérision, l'ombre du porte-bouteille de Duchamp et cette revendication rieuse que la sculpture n'est rien d'autre qu'un objet ou cet assemblage de choses.

Arnaud Maguet présente également des œuvres d'artistes invités ; FOLDE (Front de Libération Des Esthétiques), Karim Ghelloussi, Olivier Milagou, Pierre la Police, Isabelle Rey, Julien Tibéri.

dimanche 7 février 2021

Projet NOMADE de Charlotte Pringuey-Cessac

Galerie Eva Vautier, Nice

A partir du 30 janvier 2021




Le mot n'est pas la chose, le réel se soustrait à sa représentation de même que « la carte n'est pas le territoire » ainsi que le proclamait Alfred Korzylski. Et si l'art n'est pas la vie, la carte peut-elle au moins définir les tracés de ces errances auxquelles les artistes s'adonnent autour du projet NOMADE de Charlotte Pringuey-Cessac. Celui-ci est exemplaire d'une démarche qui privilégie l'itinérance, l'expérimentation et le partage à la simple réalisation de l’œuvre, de son achèvement et de la sacralisation qui en résulte. Elle s'élabore au fil d'un long processus où temps et espace s'entremêlent, dans l'incertitude des rencontres, au hasard du quotidien, si bien que plutôt que de s’amarrer à une résidence dans l'Espace d'Art METAXU à Toulon, l'artiste préféra une résidence nomade qui l'entraîna durant un mois dans un tour de France à bord de sa voiture où elle glissa dans l'étagère au-dessus de sa boite à gants des mouchoirs en porcelaine. L'enjeu consista alors à les échanger d'un lieu à l'autre avec 18 autres artistes pour des œuvres qui tiendraient dans un espace aussi réduit. Et comme Charlotte Pringuey-Cessac transportait à chaque fois de nouveaux passagers, ces œuvres devenaient l'objet d'une médiation, elles s’inséraient dans le flux d'une parole, dans la transformation du sens, dans une figuration de la fragilité et de l'éphémère.

L'infime se noue alors à l'intime tant tout projet résulte d'un cheminement personnel mais aussi d'un ensemencement pour une récolte incertaine et un partage. Le projet est aussi ce trajet. Et il impliquera dés lors un déplacement, un instant de qualité humaine dans la rencontre de l'autre et la solidarité. L’œuvre aboutie en est le témoignage et chaque artiste ajoute sa modeste pierre à cette œuvre commune. Quelle est la valeur d'usage de l'art ? Et si elle correspondait à une valeur d'échange autre que celle qui définit d'ordinaire nos rapports sociaux ? C'est aussi dans cette perspective que s'inscrivent les recherches de l'artiste quand elle se mesure à la polyphonie des autres créations, au dialogue et au jugement de ceux qui les approchent.

Souvent attachée à la notion de durabilité, l’œuvre exprime pourtant un état ponctuel du monde. Elle est un présent continu qui énonce des potentialités humaines et sociales. L'éphémère conditionne ses formes en devenir. Aussi pour l'ensemble des artistes convoqués, le temps avec les séquences qui l'imprègnent reflète-t-il cette itinérance. Ce sont alors les moments impensés du quotidien, la répétition, la banalité dans les travaux de Manon Rolland ou bien les cartes postales empruntes d'une méditation sur la mémoire avec Caroline Bouissou. Simone Simon quant à elle ravive l'intensité ou l'effacement des souvenirs par des enregistrements sonores tandis que Nicolas Daubanes déclare : « Mon travail s'inscrit dans la durée, il dessine un chemin, une trajectoire qui tend vers la recherche de la liberté. »

Le temps demeure la matière mystérieuse de cet ensemble d’œuvres toujours modestes mais résolument incrustées dans l'humain et la puissance émotionnelle. L'itinéraire est une chaîne fragmentée. Il renvoie des parcelles d'objets ou de mots comme les traces d'un passage dans la vie et chaque étape charrie l'humble instant d'un morceau d'existence qui se transforme en poésie. La traversée du temps est la quête de cet espace où se joue l'aventure de l'art.


Avec des œuvres de Charlotte Pringuet-Ceyssac, Simone Simon, Catherine Burki, Caroline Bouissou, Laura Giordanengo, Nicolas Daubanes, Florian De La Salle, Manon Rolland, Daniel Nadaud, Maelle Labussière, Albane Hupin, Vincent Chenu, Marco Godinho, Massimiliano Baldassari, Alban Morin, Gabrielle Conilh de Beyssac, Jules Guissard, Anne-Laure Wuillai, Olivia Barisano.