samedi 14 octobre 2023

Robert Doisneau, «Le merveilleux quotidien»

 

Musée de la photographie, Nice

Jusqu’au 28 janvier 2024




Dans le contraste du noir et blanc comme dans la grisaille de l’après guerre, c’est pourtant une image du bonheur qui va éclore dans l’œil de Robert Doisneau. Non pas un bonheur idéalisé ou celui d'un rêve d’une beauté inaccessible mais seulement une foi totale en l’humanité, presque naïve, à travers les gestes du quotidien ou les regards qui se confondent entre sourires et grimaces.

Le photographe décline toutes les figures de la rue, ses angles cassés, ses rires tordus, ses jeux interdits et son terre à terre sur lequel la vie se formule dans la seule croyance des jours qui passent et d’une lumière à venir. Et Doisneau fut ce «passant patient» qui traqua avec malice ces instants de vie avec ses rires ébréchés, ses banlieues tristes et le seul soleil de la tendresse. Telle fut cette période d’une poésie de la grandeur des «petites gens», cette poésie de Prévert et des films de Carco. Et celle de la nuit des bistrots, de la gouaille des bouchers, du sourire des filles et des mauvais garçons. La vie se donne alors tel un théâtre et Paris est ce décor sur les planches desquelles se déhanchent les allumeuses et se noient des visages éteints dans l’incertitude du jour ou de la nuit. Illusion et vérité se croisent alors dans cet univers mythique et Robert Doisneau, dans ce monde à reconstruire, non sans ironie, extrait de ses clichés la seule croyance dans ce quotidien en en déchirant les larmes pour laisser place à cette photo qui le rendra célèbre en 1950, «Le baiser de l’Hôtel de ville.»

Cette écriture simple de l’image recèle pourtant toute la richesse de l’imprévu dans l’énigme des êtres qui la traversent, quand on y lit aussi la fragilité de leurs espoirs mais toujours leur force de vivre. Parmi les quelques 110 clichés de ce «Merveilleux quotidien», nous voici promeneurs déambulant dans ce monde d’hier dont nous percevons encore le souffle. Pourtant, dans un paradoxe brutal, sur la mezzanine du Musée, une série de vastes photographies en couleurs évoquent «Palm Srings 1960». Doisneau, pour son premier voyage en Amérique, réalise alors un reportage sur un golf dans le désert du Colorado. Ce sont alors des images solaires, des couleurs déchirantes pour une splendeur amusée quant à  ce monde artificiel. Tels aussi ces autres éclats de vie qui se déposent sur le cliché, mais peut-être avec un ciel trop vaste et l’ennui. Et partout, la trace imperceptible d’une fragilité inquiète. Du noir et blanc jusqu’à la couleur, c’est un monde qui s’écrit et Doisneau le traverse toujours avec douceur et un brin de nostalgie.






samedi 7 octobre 2023

Simone Simon, «Au rythme du paysage»

 

Galerie Eva Vautier, Nice

Jusqu’au 2 décembre 2023



La beauté revendiquée


C’est bien à un mystère de l’espace que l’idée de beauté toujours se mesure quand cet espace semble se dissoudre en même temps qu’il se charge d’une autre substance que nous peinons à définir. On pense alors à cet éblouissement quant à la beauté d’une femme que Stendhal traduisit par «Ce fut comme une apparition». Ou ce même trouble pour la beauté de l’art, à Florence, quand il écrivit: «J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux-Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi.»

Comment l’image peut-elle traduire cet épuisement sinon par cette mise à nu de la photographie de paysage telle qu’elle surgit au détour des photographies de Simone Simon? Le paysage n’est pas la nature mais bien la construction d’un cadre dans lequel agissent nos désirs et nos sens. Au XIXe siècle, la peinture de paysage se chargeait déjà de cette humanité aussi bien avec Courbet qu’avec l’impressionnisme. Or la photographie souvent ne saisit que l’instant et c’est donc par le biais du pouvoir de la peinture que Simone Simon traque la beauté d’un paysage en exacerbant les conventions d’une esthétique particulière, par la fluidité des couleurs, la rectitude brutale d’une ligne d’horizon, le modelé des vagues, l’absolu de la rencontre de la mer et du ciel. Les sensations éprouvées se développent alors au sein de l’image et le paysage s’accorde aux fluctuations du temps. Il bat au rythme de ses pulsations dans la seule vérité de sa présence. La beauté est cet instant de saisissement.

Cette traque de la beauté, Simone Simon la poursuivit autrefois comme photographe de mode avant d’en explorer son essence dans le quotidien, celui des corps et des présences sociales et politiques. Désormais, «Au rythme du paysage», elle écrit les contours des plages cotonneuses, des ciels mouillés et des soleils brouillés. A moins que ses photographies ne s’en emparent dans un jeu d’artifices, de bleus incandescents ou du trouble d’un espace velouté dans lequel on se blottit comme dans un bonheur retrouvé. La photographe traduit alors, par le simple déplacement de l’appareil, ce balbutiement de l’image entre le réel et l’imaginaire, ce cadre qui est aussi une vitre à travers laquelle nous percevons nous-mêmes notre idéal de paysage, celui qui se reflète secrètement en nous et qui nous ressemble.

Sur un mur, une vidéo se projette au centre d’une photographie comme pour la perturber par des stries qui la déchirent et la reconstruisent. Mouvements des vagues encore et toujours le souffle du temps qui efface tout en y laissant sa trace. Et à l’étage de la galerie, c’est une autre vidéo, celle de Linda Sanchez invitée dans le cadre du festival OVNi, l’histoire tout aussi poétique et troublante d’une goutte d’eau. Partout une même ode à la beauté qui dépasse le visible comme une revendication pour une éthique du regard.

dimanche 1 octobre 2023

Mark Bradford, «Nobody knows the trouble I’ve seen»

 

Hauser & Wirth, Monaco

Jusqu’en mai 2024



C’est au cœur d’un volcan que Mark Bradford nous conduit. Fusion d’une lave intérieure qui se répand en de vastes compositions. Mais aussi, effusion des matières et du cœur entre cri et silence quand, pour l’artiste, il s’agit de faire remonter à la surface les sanglots et la rage d’une oppression subie quand le titre même de l’exposition fait référence à un ancien chant d’esclaves. Né en 1961 à Los Angeles, Mark Bradford a représenté les USA à la Biennale de Venise en 2017. Il revendique son identité d’artiste noir américain, gay et d’origine modeste, lui qui n’était que coiffeur avant de devenir aujourd’hui l’une des grandes stars de l’art contemporain. Entre fureur et ferveur, il brandit avec ostentation cette identité, il la revendique dans son énergie à saisir l’espace dans toute sa démesure, à le recouvrir, à le déchirer, le remodeler et toujours encore à le dissoudre pour encore recommencer. L’œuvre et l’homme ici se confondent et il faut parcourir cette exposition pour comprendre combien toute une histoire, la sienne et celle d’un monde menacé, se condense dans un lieu sans aucun échappatoire.

La salle d’exposition entièrement revêtue de vagues noires et ocres tout à la fois flammes et eaux, est surmontée de globes terrestres tout aussi sombres et tourmentés. Sur ce fond surgissent des tableaux monumentaux dont la trame est tellement resserrée que l’abstraction domine. Pourtant on déchiffre ici ou là quelques motifs végétaux ou animaux, on devine la blancheur fantomatique d’une présence humaine. Et le monde, l’humanité se réduisent à cette fresque qui bout de ce feu intérieur et se consume.

Les tableaux s’inspirent d’une série de tapisseries du début du XVe siècle, «La chasse à la licorne». Dans ce jeu cruel entre proies et prédateurs mais aussi entre le réel et l’imaginaire, toute une allégorie se développe avec une telle force que la surface semble agitée de grouillements et que de ce récit pourtant dépourvu d' anecdotes et réduit à l’abstraction, c’est l’immédiateté d’un choc qui s’impose à nous. Entre le monde médiéval et aujourd’hui, l’artiste perçoit une même violence et l’actualise par un geste compulsif qu’il puise dans le quotidien – bouts de carton, arrachages et collages de bribes de bandes dessinées, résine synthétique, mastic, tout est affaire de déchirure et de recouvrement. Puis encore, strate après strate, poncer, recourir à l’oxydation et, encore et toujours, détruire pour faire éclore un monde nouveau. La tapisserie représente une allégorie de la crucifixion et de la résurrection et l’artiste la replace dans un contexte actuel, à partir  des cultures populaires et de matériaux non artistiques. L’effet est saisissant, la peinture est mise à nu et délivre une archéologie de sa présence et de sa perte.

 Mark Bradford n’est pas un artiste «de circonstance», même en regard de son engagement mais il ne répugne pas à se mettre en scène. Car son art, par son aspect monumental et l’effet de sidération qu’il produit, n’est pas exempt d’une certaine théâtralité. Et nous assistons alors au jeu des fantômes qui hantent nos nuits et aux orages qui couvent depuis la nuit des temps jusqu’à déferler aujourd’hui sur la surface d’un tableau.