mercredi 27 octobre 2021

Chaïm Soutine / Willem de Kooning, "La peinture incarnée"

 




Musée de l'Orangerie, jusqu'au 10 janvier 2022



Plonger dans une peinture au plus profond de sa matérialité telle est cette expérience au cœur du sensible que propose le Musée de l'Orangerie dans un face à face fascinant entre Soutine et De Kooning. « La peinture incarnée » reprend le titre de l'essai de Didi-Huberman évoquant « l'urgence de la chair » telle qu'elle se dévoile à travers l'obsession du peintre Frenholer dans « Le chef d’œuvre inconnu » de Balzac. Là se joue cette dramaturgie de l'incarnat, de l'impossible relation du plan et de la figure avec la peau. Nulle doute que la peinture pour Soutine et De Kooning ne soit cette histoire de recouvrements ou de lacérations et qu'elle agisse dans tous les tressaillements de la chair. Dès les années 1930, De Kooning découvre les toiles de Soutine, ses formes convulsives, ses empâtements pour des tons éteints ravivés de couleurs flamboyantes. Il ne cesse alors de témoigner, par ce qu'on appellera « l’expressionnisme abstrait », de cette tension entre les multiples recouvrements de matière, la fulgurance gestuelle et l'émergence d'une figure.

Pour Chaïm Soutine, il s'agit bien de figurer, de dévoiler la réalité du monde. Paysages torturés ou hallucinés, visages émaciés et grimaçants, démesure des corps qui architecturent la toile. Autant de leçons que reprendra De Kooning, en particulier dans sa série « Woman ». Mais pour le peintre américain, le sujet est absorbé dans la peinture au point de disparaître. Il n'en reste que la pulsion, l'énergie du geste qui saisit la figure non comme elle se voit mais plutôt dans l'intériorité de ses viscères. L’œuvre de Soutine, au contraire, à l'instar de son personnage d'«artiste maudit", est introvertie. Tout se comprime dans l'épaisseur d'une pâte colorée. De son côté, De Kooning, par de vastes tournoiements et des gestes larges semble rejeter la figure hors du cadre ou du moins la défaire. Rythme et couleurs délivrent la peinture de toute présence physique autre qu'elle-même. Les circonvolutions du corps ne sont plus que le souvenir de l'énergie qui le soutient, des jets ou des nœuds qui se lisent dans la puissance des grands formats, dans l'intensité d'une couleur presque organique quand le sang palpite encore entre douleur et désir.

Une cinquantaine de toiles permettent d'aborder cette frontière ténue entre figuration et abstraction pour peu qu'elle eût un jour un sens. Le réel n'est jamais dans sa représentation de même que cette pensée qui préside toujours à l’œuvre. Mais de Soutine à De Kooning, la peinture est cet affrontement face au monde. Un choc visuel.


lundi 25 octobre 2021

Jean-Michel Othoniel, "Le théorème de Narcisse"

 



Petit Palais, Paris

Jusqu'au 2 janvier 2022



Célébré internationalement, membre de l'Académie des Beaux Arts, Jean-Michel Othoniel ne fait pas l'unanimité dans le petit monde de l'art contemporain. Autant dire qu'il est parfois mal vu mais sans doute est il surtout mal regardé. Certes ce qui peut sembler luxe et pacotille jusqu'à l'outrance peut révulser les adeptes du minimalisme et du pure concept mais la démarche de l'artiste nous entraîne dans le sillage du merveilleux et de cet excès qu'il suppose. L’œuvre répond à une subtile chorégraphie pour un récit où l'idée de beauté est fièrement revendiquée. A Paris, le Petit palais construit pour l'Exposition Universelle de 1900, est cet écrin que l'artiste parsème d'une débauche de verre et de lumière. La préciosité de son architecture, le charme des son jardin sont le décor de la mise en scène d'un « Théorème de Narcisse » dont l'action se joue en plusieurs tableaux.

Dés l'entrée, une cascade de briques de verre soufflé nous entraîne dans un univers où mathématiques, poésie et mythologie se confondent. Jean-Michel Othoniel, à partir de la théorie des reflets du mathématicien Aubin Arroyo, propose une série de variations en quelques soixante-dix sculptures sur l'univers et la façon dont nous le regardons. Que nous renvoie-t-il de nous-même et à l'instar de Narcisse se contemplant dans les eaux et se métamorphosant en fleur, qu'en est-il de cet entre-deux qui est aussi l'espace du regard ? Narcisse et son double, l'artiste et celui qui s'abandonne face à son œuvre.

A l'intérieur, un lac de briques de verre bleuté renvoie les reflets d'une myriade d’entrelacs colorés. Des bouquets de lumière, des couronnes de verre déversent des perles multicolores sur ce lac où se reflète un jardin imaginaire. Des formes baroques se diffusent dans un système complexe d'orbes elliptiques, d'atomes, pour une expérience de la diffraction de la lumière qui nous relierait au cosmos.

Le verre c'est le sable, l'eau et le feu. Dans ces colliers géants, chaque boule est en soi un monde et, dans les trois bassins du jardin du Petit Palais, Narcisse, dans le miroir des eaux fusionne avec le ciel et la nature alentour. Le visiteur déambule dans un monde enchanté de transparences et de reflets, dans un pays des merveilles ouvert à la rêverie mais aussi à la beauté inaccessible d'une lumière toujours changeante. A l'égal de la narcisse, le cosmos est aussi une fleur. Artifice et mirages ne sont que les pétales lumineux qui subsistent de ces fascinants jeux de miroir.




samedi 16 octobre 2021

"Le théâtre des objets de Daniel Spoerri"

 


MAMAC, Nice

Jusqu'au 27 mars 2022



Pour nombre d'artistes, l'art s'apparente à une scène sur laquelle la créativité s'exerce sans toujours se coaguler dans la seule production d'une œuvre. Le dadaïsme, puis Fluxus, ont été ces instants où le rideau de la Toile de Maître s'est déchiré, s'ouvrant sur l'absurde, la vie mise à nu ou, pour reprendre le titre de l'exposition du MAMAC, « le Théâtre des objets de Daniel Spoerri». En effet cet artiste est bien ce funambule qui, sur ses 91 ans, progresse sur le fil d'une histoire où le tragique et la seule grandeur de l'humanité l'emportent sur les chimères de la gloire. Très jeune, à la suite du meurtre de son père dans un pogrom anti-juif en Roumanie, il se réfugie en Suisse, se découvre danseur, homme de théâtre, magicien des mots dans une poésie concrète. La vie sera cette scène-là, dans cette relation avec autrui et la présence éphémère des choses. Non plus la Grande Histoire mais la seule humilité de l'anecdote et du quotidien.

En 1960, Daniel Spoerri renverse littéralement la table. Plutôt que de représenter le monde à la verticale sur la toile, il colle les objets les plus triviaux sur un support qui fait office de tableau. Cette année-là, il signe au domicile d'Yves Klein le manifeste des « Nouveaux Réalistes » en compagnie d'Arman, de Tinguely et de ces quelques artistes qui, dans l'après guerre, observent la reconstruction d'un pays sous le signe de la consommation. Pour Spoerri, l'accumulation des objets ne suffit pas à désigner ce monde-là et le parcours proposé par le MAMAC retrace une histoire marquée par la toute puissance de l'insignifiance, de l'anecdote, de la marginalité et de l'éphémère. Ses « tableaux-pièges » s'inspirent de la rue, des déchets, des outils délaissés et tout ce qu'on trouvait alors au marché aux puces. L'artiste bricole et colle, sans plus. Le hasard tient la force d'un destin. L'art est pauvre comme le témoigne cette « Réplique de la chambre 13 de l' Hôtel de Carcassonne » dont le Musée vient de faire l'acquisition. Mais il y a le partage, la convivialité et, parmi les quelques 300 œuvres et documents exposés, les événements culinaires les plus outranciers sont réalisés collectivement et occupent une place centrale dans l’œuvre de l'artiste. En 1970, le banquet de l' « Ultima Cena » marque le dernier festival du Nouveau Réalisme.

Si l'instant est privilégié sur la durée, il n’empêche que la pétrification des objets implique une mémoire. De même que les mots absorbent les choses quand Spoerri les détourne pour des jeux où la farce, le rire et la dérision s’imprègnent d'une authentique passion pour la vie populaire. C'est sur cette notion de mémoire que l'exposition se termine. Daniel Spoerri inventorie et collectionne. Mais là encore, dans ces faux musées que sont les « cabinets de curiosités », tout ne serait-il pas que mystification ? Dans la « Pharmacie bretonne », un étalage de cent-dix-sept flacons d' eaux de sources sacrées se livre comme une encyclopédie du dérisoire. Et Spoerri déclare : « Nous voilà, tous des fétiches pris au piège de l'objet. »





vendredi 15 octobre 2021

"Espace libéré" - Hommage à Sybil Albers

 


Espace de l'Art Concret, Mouans-Sartoux

Jusqu'au 20 février 2022





L'art est ce récit que l'humanité s'est construit mais que le temps façonne autant que son espace s'ouvre encore à de nouveaux horizons. Et les œuvres présentées ici s'accordent avec cette expérimentation sans relâche qui reformule constamment la définition de l'art et ses frontières mouvantes. Gottfried Honneger fut cet artiste qui explora cet espace en le saisissant dans la formulation même de son origine : le plein et le vide, la lumière et la non couleur, aussi bien que l'infini des sensations liées à la matière. Telle est l'aventure de cette abstraction géométrique que Sybil Albers collectionna pendant plus de 30 ans au côté de Gottfried Honneger.

 Ines Bauer, fille de Sybil, présente aujourd'hui une cinquantaine d'artistes et nombre de documents et de livres liés à cette histoire. Entre minimalisme, art conceptuel et recherches issues du suprématisme russe, « l'art concret » se développa sur un spectre très large d'innovations plastiques en relation à la matérialité de l’œuvre et non plus à la représentation du monde. Plans, couleurs et formes produisent des apparences dont il convient d'extraire librement de la spiritualité ou, à l'inverse, d'autres lignes de fuite vers la conquête du réel.

Parmi les centaines de pièces conservées par l'Espace de l'Art Concret qui fête son trentième anniversaire +1, Ines Bauer a choisi une sélection d’œuvres radicales, souvent monochromes, en les confrontant à d'autres artistes de la collection de sa mère, tels que Henri Michaux, César ou Ben. Et là où l'on aurait pu craindre de laborieux développements théoriques pour une visibilité austère, c'est au contraire toute une gamme créatrice qui se déploie. Riches en couleurs ou bien recueillies dans l'absolu d'un dépouillement, audacieuses dans le choix des matériaux, parfois empreintes d'une sévérité malicieuse, les œuvres choisies interprètent ce que nous ignorions de notre regard. A cet égard, les travaux d'Aurélie Nemours ou de Marcelle Cahn furent ceux qui façonnèrent l’œil de Sybil Albers et la conduisirent vers d'autres approches du réel pour s'ouvrir à des utopies pour de nouvelles aventures de l'art.

 Des œuvres de sa collection personnelle, celles de James Hide ou Verena Loewensberg fournissent un éclairage inédit sur cette démarche parfois déroutante, mais toujours passionnante par les découvertes qu'elle engendre. Ainsi, un tapis de Franz West permet-elle une autre lecture de l'artiste autrichien tandis qu'une production lumineuse de Michel Verjux s'inscrit-elle dans la réalité architecturale du lieu. C'est aussi dans cet esprit in situ qu'Ernst Caramelle modifie notre perception de l'espace par le jeu de pigments colorés sur le corps du mur. L'art vivant, au détour d'une logique facétieuse et du tremblement du sens, continue alors à vibrer au cœur même de ce miroir qui renvoie toutes les ombres et les étincelles de notre société.


                                                    Ernst Caramelle

vendredi 8 octobre 2021

Daniel Clarke, "Now, I live here"

 


Galerie 21Contemporary, Nice

Jusqu'au 15 décembre 2021






Ne pas copier le monde mais le recomposer par la pensée. Ne pas se laisser happer par les méandres doucereux des fantasmagories et autre visions pour travailler dans l'écorce même du réel. Lorsque l'artiste américain Daniel Clarke sculpte des bas reliefs, le souvenir des scories s’imprègne dans le bois au point d'introduire au sein de la figure cette qualité d'une mémoire qui défie le temps, la trace d'un visage qui en est en quelque sorte la cicatrice: la sculpture est toujours une perte. Mais Daniel Clarke est peintre et il lui faut aussi sur une toile arracher au monde l'anecdotique, l'apparente cohérence d'un récit, la cohésion des formes et des couleurs.

Peindre c'est se détourner de l'exactitude du motif, de la rigueur stéréotypée d'un cadrage photographique. C'est toujours créer une œuvre qui ne soit plus un reflet du monde mais qui sache rendre à celui-ci des contours et un cœur qui nous étaient inconnus. Daniel Clarke désosse cette visibilité, il grossit les angles, exacerbe les droites et les courbes. Il étire brutalement l'espace, déchire la figure ou, au contraire, accentue la douceur. Les couleurs luxuriantes se chevauchent et s’exaltent comme un défi à l'ordre naturel car il ne s'agit plus d'interpréter mais d'extirper par les techniques et l'histoire de la peinture ce qui résiste encore à la banalité du monde.

L'univers de Daniel Clarke réside dans cette juxtaposition de signes muets, de traces du quotidien, de parcelles d'un visible sans âme. Et la toile est l'empreinte de ce vocabulaire fait d'objets anodins, de visages vides, de jambes ou de bras amputés du corps, de ce que la peinture traditionnellement sublime mais que l'artiste renvoie désormais à sa seule vérité : celle de ne pas décalquer ni même de transformer mais se désigner  telle qu'elle est. Figurative pour restituer la réalité des choses, abstraite pour dire les jeux de matière, les larges coups de brosse, la fluidité de l'huile, la glace ou le feu. Penser la géométrie en même temps que le chaos. Le rectangle bleu d'un nez. Un visage boudiné de couleurs sous le poids d'un merveilleux bleu aérien. Exprimer le sable et l'eau tout en faisant jaillir l'intensité du corps. Les œuvres de l'artiste témoignent d'un monde fragmenté, de la vie comme une scène dont la présence demeure mystérieuse mais sur laquelle se déposent les gestes du quotidien pour dire l'intensité de la seule présence des choses. Cela s'appelle la solitude.