mercredi 27 mars 2024

Stéphane Lovighi-Bourgogne, «Rétrospective»

 


Centre d’Art La Falaise, Cotignac (Var)

Jusqu’au 25 mai 2024



Il est des peintures auxquelles on se heurte avec l’effet d’une vitre que l’on traverse ou d’un miroir brisé qui renverrait l’image multipliée d’un monde blessé. Ainsi en va-t-il pour bien des artistes de l’art brut ou de l’expressionnisme et c’est dans cette lignée que Stéphane Lovighi-Bourgogne, né à Dijon en 1968, nous conduit à travers un itinéraire très personnel dans les sinuosités d’une peinture fiévreuse irriguée d’une lumière sombre.

Autodidacte, son dessin s’enroule pourtant dans des spires magiques avec le souvenir de Goya et la violence dorée de la corrida. La peinture, elle, se drape de teintes terreuses pour faire jaillir ici une flèche de sang, là la grimace d’un clown à tête de flic. Car Stéphane Lovighi- Bourgogne est l’artiste de l’irrévérence. Amour et cruauté, érotisme débridé et désespoir sarcastique, tout se brasse et se consume dans un enfer paradisiaque quand il peint les baisers de la colère et le brasier de la mélancolie.

«Ma seule façon d’aimer les gens, c’est de les peindre», déclare-t-il. Et c’est ainsi qu’il peint. Dans un geste rugueux et le souvenir du cubisme, avec des angles et des déboîtements, des corps raides et sans âme. Mais aussi dans l’ombre du symbolisme avec ses animaux hiératiques issus d’un rêve d’où se hisse le cauchemar d’un regard, d’un arbre stylisé ou d’un corps déchiré. Impossible de qualifier une telle peinture qui, à chaque instant échappe à toute définition et pourtant nous hante par la puissance d’un style très personnel et d’une image toujours inscrite dans l’idée d’un paradoxe. L’artiste excelle dans la juxtaposition d’éléments inconciliables - un cheval blessé, un avion ou une femme-papillon. Des épées en bois, des jouets et des armes factices pour un carnaval apocalyptique où le rouge d’un nez de clown traverse la toile. Ailleurs, il déchire littéralement le tableau avant de le recoudre pour en exhiber les cicatrices. La vie est ici une nuit sans fin que seule la peinture peut traduire dans son tremblement quand seul le sang en jaillit. Et la lumière fut.

Cette histoire de la peinture se confond à la sienne quand elle est ce miroir inquiet de soi-même au-delà de la douleur et du rire. Il y eut ces autoportraits de Rembrandt comme une méditation sur le temps et ces mascarades grinçantes d’Ensor et d’autres compositions bancales qui déchirèrent le voile décoratif de l’art. Il y a aussi dans cette rétrospective des portraits, des natures mortes, des scènes mythologiques et des faunes comme égarés dans le bric à brac de l’art. Tout est passé au crible de cette peinture sans concession par une matière lourde ou d’une légèreté diaphane qui tour à tour souille le réel ou l’éblouit.











dimanche 17 mars 2024

«Sans titre», Henri Matisse et Djamel Tatah

 


Musée Matisse, Nice

Jusqu’au 27 mai 2024



A partir d’influences, de dialogues ou de rejets radicaux, chaque artiste se mesure au miroir de l’autre mais, au-delà d’une confrontation sensible ou argumentée, la rencontre peut se moduler au gré du hasard d’un dessin ou d’une toile, du noir et blanc ou de la couleur. D’un peintre à un autre, les points communs se découvrent même si chacun construit son propre vocabulaire et c’est par une trentaine de tableaux que Djamel Tatah interprète son regard sur les seules gravures et sculptures d’Henri Matisse.

De celui-ci on connaît la proéminence du corps stylisé dans ses courbes et ses entrelacs en relation avec un fond décoratif souvent réduit à des droites ou des croisillons. Quant à Djamel Tatah, ce fond résulte d’une essence purement picturale par le jeu de l’huile et de l’encaustique qui lui confère un éclat nocturne à l’image d’une œuvre profondément paradoxale. L’apparence majestueuse du monochrome renforce la solitude du personnage qui émerge - figure hiératique au-delà de toute histoire. Les plis du vêtement comme les délicates veines d’un bleu nacrent à peine les vagues qui seules animent le corps d’une femme ou d’un homme. Les bras ballants, les yeux vides, la chair triste, ces personnages se répètent mécaniquement, par séries, d’une toile à l’autre, vers une nouvelle séquence pour un même état de la solitude et de l’abandon au monde.

Pourtant malgré ce vide intérieur et cet exil de l’humanité, la vie fuse par la seule grâce de la peinture. Djamel Tatah réduit ses effets à une grammaire minimaliste. Souvent de plain pied avec le spectateur, le corps humain anonyme devient cette ombre muette de nous-même et qui nous hante. Souvent hissé dans une verticalité boudeuse qui verrouille l’espace, il peut se replier dans une horizontalité songeuse ou dans les modulations et les orbes d’une aspiration au-delà du tableau, vers une élévation dépourvue d’anges et de ciel. Ce n’est alors que le silence qui creuse la nuit comme prélude à cette autre lumière qui surgirait pour faire changer le monde.

Pourtant tout bruisse de ces peaux mortes, de ces visages blêmes et de ces regards délavés. Toute la présence de ces êtres repliés dans une intériorité sans soleil éclate par l’étendue superbe du champ chromatique. L’abstraction domine et on y retrouve le zip lumineux de Newman quand il divisait la toile, la cisaillait de son éclair pour en extraire son ruissellement. Djamel Tatah revisite les vastes aplats colorés de la peinture américaine pour y introduire le seul signe d’une figuration. Celle-ci qui pour Matisse se réduisait à la simplification de la ligne et des gouaches découpées...

 Ne pas exposer ce Matisse de la couleur pour prendre le parti du noir et blanc dans cette exposition «sans titre», c’est nous permettre, à travers le regard de Djamel Tatah, de découvrir la fabrication du dessin, le seul jeu du trait et du vide qui configure l’espace. L’artiste nous dit que le dessin c’est de la pensée. En effet, contemplons tous ces êtres errants. Leur mise à distance nous enveloppe pourtant comme une image de nous-mêmes. Images de la relégation et comme clouées sur un espace auquel les humains seraient étrangers. Les voici tous perdus dans leurs pensées. C’est peut-être cela, Vivre.




                                     

mercredi 13 mars 2024

Barbara Navi, «Ces portes de corne et d’ivoire»

 


Suquet des Artistes, Cannes

Jusqu’au 28 avril 2024



Difficile de saisir une image sans recourir aux mots. Et si l’on s’en tient à son étymologie, dès le XIIe siècle l’image, après avoir revêtu par son origine latine l’idée de fantôme, désigne une vision acquise au cours d’un rêve et s’oppose ainsi à la «figura» qui énoncerait la réalité. La peinture de Barbara Navi relève de cette origine et de ces effluves de mémoire quand ils s’incorporent à l’imaginaire. Et l’on pense alors aux vers de Rimbaud, «...tu sais bien des histoires,/ Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis/ Quand s’ouvrent lentement tes grandes portes noires».

C’est une lumière plus argentée qui se diffuse par «ces portes de corne et d’ivoire» qu’entrouvre l’artiste. Sur la toile, la couleur se dépose par fragments et des lames de blanc déchirent des gammes chromatiques desquelles surgissent des bribes de mémoire, des songes confondus à des réminiscences picturales. On y croise des revenants de la peinture ancienne, des personnages de Courbet, des attitudes de Rubens et des tours de Babel. Et comme émergeant du sommeil, voici que le temps s’empare de l’espace, se contracte ou se déchire pour imposer des bribes de récit dans une nuit incertaine.

L’œuvre de Barbara Navi est cette buée qui se dépose sur le réel. Un souffle inquiet semble se coaguler sur une huile très diluée avec ses flux et ses reflux pour faire émerger des strates de récit, des reliquats de visages et des collisions de sens. Les paysages ensommeillés semblent traversés d’éclairs dans un ciel floconneux et le réel se confond alors à un théâtre dont l’artiste ouvrirait les rideaux pour dévoiler la scène d’une dramaturgie qui répondrait à ce qui se joue en coulisses. Barbara Navi nous conduit en funambule sur les rives de cet entre-deux hors du temps. Il n’y a là nulle perspective mais seulement le phrasé d’un récit qui se fraye, une apocalypse qui nous hante et un feu éteint qui dilate les couleurs du monde. Rêve ou réalité, enfer ou paradis, tout suinte ou s’écrit sur la peau d’une peinture qui transpire d’un désir de recomposer la vie.

Plus que d’image ou de l'illustration d’un univers fantastique, il s’agit ici d' une révélation de la peinture, dans sa trame, dans ses effacements comme dans ses vagues qui déferlent obsessionnellement sur notre histoire. Barbara Navi en retrace les soubresauts, les cris enfouis ou les caresses. Sommeil, mort ou soleil éteint, tout se conjugue dans la vie et ses lumières parmi lesquelles nous errons entre nos ombres. En ouvrant ses portes, la peinture se hisse alors sur les cimes de la poésie et nous entraîne sur les rives de Cythère, entre monts et merveilles dans les interstices du temps.




dimanche 3 mars 2024

Jessica Backhaus «Nous irons jusqu’au Soleil»

 


Centre de la Photographie de Mougins

Jusqu’au 2 juin 2024



Toute visibilité n’est que lumière. Avant même que des formes ne s’ébauchent, la lumière impose son arc de couleurs dont la source se confond à la chaleur du soleil. Revenir à cette origine, puiser en elle sa seule matérialité ou définir comment elle façonne l’image, telle est l’approche photographique de l’artiste allemande Jessica Backhaus. En reprenant comme titre pour son exposition celui que donna Sonia Delaunay à son livre «Nous irons jusqu’au soleil», la photographe reprend cette idée fondamentale d’une suprématie de la couleur tout à la fois sujet et objet pour la peinture comme pour la photographie.

En soi, la couleur demeure pourtant une fabrication. Elle ne se diffuse et ne se comprend que par un prisme culturel qui en filtre toutes les ramifications psychologiques ou mythologiques comme Michel Pastoureau n’a cessé de le démontrer. Pourtant si la couleur est codifiée, elle demeure néanmoins une fiction qui raconte une autre histoire que le réel. Dans une première partie, «Cut out», Jessica Backhaus relate cette histoire sans référence aucune à l’objet pour se concentrer sur la chaleur qui viendra moduler ses effets sur le papier photographique. Elle en explore la variété des supports pour les imprégner de vibrations issues de la seule chaleur solaire. Dans une pure abstraction, les formes se chevauchent alors ou se dissolvent dans un théâtre d’ombres ou de lumières pour une chorégraphie parfaite et un hymne à la couleur qui prend ici un relief inédit. La photographe en saisit toute l’essence comme une méditation sur l’objet même de notre regard. Que désirons-nous voir? L’objet en lui-même ou bien notre propre désir d’image comme seul objet?

Dans des travaux plus récents, Jessica Backman s’intéresse à ces objets que la lumière sculpte. «The nature of things», pour cette seconde partie de l’exposition, révèle une poésie du quotidien à l’instant où le regard se transforme par l’irruption des choses saisies par le jaillissement de la lumière, les liserés d’ombre comme des ourlets d’ouate pour leurs contours ou, au contraire, des traits acérés, des lames qui lacèrent l’espace pour mettre la figuration à nu. Jessica Backman en parle comme des «Natures mortes» ou bien, comme on le dit en d’autres langues, des «Vies tranquilles». Ces figures là disent autre chose que ce qu’elles représentent, elles sont dans un sens littéral, des «prétextes». Non pas ici, prétextes d’allégories mais prétextes à définir tout objet comme socle résultant d’une vibration lumineuse.

La peinture n’est jamais loin de cette œuvre qui nous incite à la contemplation, c’est à dire à se défaire du seul regard pour éprouver les choses à partir du sensible et d’une autre durée. Comment alors ne pas penser à Rothko, à ce rien qui vacille mais qui bouleverse, à cette couleur qui déborde de l’univers et qui s’engouffre sur une toile? Ainsi nous parlent ces photographies dans lesquelles l’éclat d’un cactus résonne dans un ciel nocturne. Ou encore la porosité d’un savon qui éponge l’espace ou des grains de sable, des traînées de pluie pour suggérer par un trompe l’œil parfait, la matérialité du monde. Celle-ci toujours en proie à la lumière et à son écriture par la seule souplesse des lignes et des courbes dans leur rayonnement souverain.






dimanche 18 février 2024

Artemisia Gentilesci, «Corragio y passione»

 


Gênes, Palais ducal

Jusqu’au 1 avril 2024



Le beau n’est souvent qu’un mauvais voile qui dissimule la beauté. Celle-ci n’a que faire des normes, des idées reçues, de l’harmonie ou de la perfection des formes puisqu’elle se tapit dans l’invisible. La beauté se dérobe à l’instant où on espère l’atteindre, elle n’est qu’un horizon et pourtant elle demeure le nerf de l’âme. Au XVIIe siècle, l’idéalisation du beau en harmonie avec un récit édifiant rayonne dans la peinture française en particulier avec Nicolas Poussin. Pourtant en Italie, c’est une autre histoire qui s’inscrit par la déflagration du clair obscur et l’irruption du peuple, de la colère et des grimaces sous les pas du Caravage. Le sang se coagule alors sur la toile, les yeux révulsés vers le ciel ne contemplent plus que la violence d’une vie déchirée et les étoiles ne brillent plus dans la nuit.

L’art, la peinture ne participent plus alors de cette idéalisation de l’esprit en harmonie avec le monde. Au contraire ils surgissent d’une blessure, d’un cri du corps et de la vie. Artemisia Gentileschi est née à Rome en 1593. Fille d’un peintre, Orazzio, elle fait son apprentissage avec lui puis avec son précepteur, Agostino Tassi, qui la viole à 17 ans. S’ensuivra un procès qui durant une année s’apparentera pour elle à une torture psychologique et physique. Malgré tout son agresseur sera banni de la ville mais il restera pourtant à Rome. C’est donc Armetisia qui s’exila. D’abord à Florence, avant un retour à Rome pour aller vivre ensuite à Venise puis à Naples.

Une vie libre avec un mari dont elle se séparera, des amants et l’aventure d’une peinture comme plaie ouverte sur le monde. Le beau ne saurait s’extraire de cette dramaturgie baroque malgré la luminescence soyeuse des étoffes, la perfection des formes et la délicatesse des couleurs. Les contrastes de lumière sculptent les corps qui restent cependant confinés dans la scène primitive d’une blessure. Nul soleil n’illumine la douceur ou la violence des personnages saisis dans un corps à corps brutal ou dans un abandon serein. Nul paysage duquel ils pourraient s’évader. Pas même la promesse d’angelots, de couronnes florales et d’élévation vers le ciel si prisés dans cet art baroque. Ne restent que le cadre stricte de la toile et des scènes bibliques comme métaphores d’un récit qui serait le sien. Dans cette œuvre puissante par son ténébrisme, les scènes de décapitation abondent, le corps féminin est omniprésent, libre dan son dévoilement comme dans sa tendresse ou son feu.

Et la beauté? Elle hante l’obscurité comme un trou noir de l’invisible, celle qui reste le cœur même de toute œuvre d’art. L’aspect cathartique de nombre de ses peintures ne doit pas éclipser toutes les gammes d’une œuvre complexe entre pudeur et dévoilement qui ne cesse d’évoluer au cours de ses voyages. Armetisia Gentileschi connut la gloire de son vivant après avoir été longtemps oublié. La beauté se retranche aussi dans toutes ces modulations qui oscillent au gré d’une vie aussi belle que tourmentée.

Gênes est cette cité portuaire qui sert d’écrin parfait pour cette exposition très exhaustive et parfaitement mise en scène. Elle s’accorde parfaitement aux contrastes extrêmes d’une ville avec sa multitude de palais, ses fresques et ses bas reliefs qui surgissent à chaque coin de rue. Et surtout ces ruelles sombres et cette agitation populaire qui fait battre le cœur de la ville entre splendeurs décaties, mer et soleil. On se croirait tour à tour à Marseille ou à Venise et à chaque fois, la ville se redécouvre. Et si Artemisia Gentileschi a ignoré Gênes, nulle doute que l’artiste eût découvert sa beauté secrète, celle qui s’attache à ces rares villes qui ont une âme.






Henri Dauman, «The Manhattan Darkroom»

 

Musée de la Photographie Charles Nègre, Nice

Du 17 février au 26 mai 2024




Se mesurer au New York de la seconde moitié du XXe siècle, c’est se confronter à un contraste violent entre deux mondes que tout oppose mais rassemble pourtant dans une même effervescence, toujours avec cette énergie commune de vouloir transformer la vie. C’est en 1950, après une enfance chaotique qu’Henri Dauman émigre aux États-Unis à bord du paquebot Liberté. Et cette «Grosse pomme», il s’empresse de la croquer à peine dents, se rassasiant des sourires et des blessures d’un peuple en peine ébullition et saisi de mouvements contradictoires dans leurs aspirations aussi soudaines que la verticalité de la ville et l’alignement géométrique de ses rues.

Cette architecture et les lignes qu’elle diffuse dans le ciel de Manhattan, c’est ce «Looking up» en noir et blanc que propose d’abord le photographe avant de se concentrer sur le vivant et les êtres qu’il saisira au plus près de leurs regards, de leurs sourires ou de leurs incertitudes. Photographier c’est alors pénétrer l’intimité des stars d’alors, Jane Fonda, Jean Seberg, Delon, Brigitte Bardot et tant d’autres. Les visages percent l’objectif et dévoilent l’essentiel d’une histoire. Très vite, les grands magazines à l’apogée de leur prestige, Life, le New York Times et en France, Paris Match, s’emparent de ces images pour leur puissance instantanée et l’efficacité d’un cadrage se rapprochant des plans cinématographiques. Mais le photo reportage mondain a ses limites et Henri Dauman ambitionne aussi de prendre le pouls d’une population pauvre ou bien en proie aux discriminations. C’est alors l’émergence des mouvements de masse pour les droits civiques auxquels le photographe donne la parole dans des mises en scènes spectaculaires avec toujours cette même fascination pour les regards qui se substituent aux mots et aux cris.

En 1963, les obsèques de John Fitzgerald Kennedy seront pour lui l’objet d’une image iconique dont s’inspirera Andy Wahrol mais elles inaugurent aussi l’apparition de la couleur. New York déborde alors de créativité. Le bouillonnement artistique après l’expressionnisme de l’après-guerre est intense. Tout se joue désormais entre l’Art Minimal et le Pop Art. Henri Dauman multiplie les prises de vues aux couleurs acides, celles de la consommation à outrance, de la provocation et de l’esthétique de supermarché. C’est l’art du faux qu’il photographie - les sodas, les hot-dogs et les soupes Campbell dans les univers de Wahrol, Rosenquist ou Oldenbourg. A l’inverse, les formes du Minimal Art revendiquent neutralité et dépouillement et Dauman parvient à en saisir l’essence dans ses clichés sur les ateliers de Frank Stella ou de Robert Morris. Cet entre deux de l’exubérance et d’une rencontre silencieuse seront au cœur de ce récit que conduit avec brio le photographe dans l’effervescence de Manhattan. Mais l’énergie d’un peuple se lit dans tous ces rêves qui s’incrustent dans le seul regard et ceux-là Henri Dauman est parvenu à les capter pour nous les faire revivre dans cette exposition de quelques 170 photographies gravées désormais dans nos mémoires.



mercredi 7 février 2024

Gérard Serée, Peintures et livres d’artistes.

 

Médiathèque d’Antibes

Du 7 mars au31 mai 2024



Un art de la transgression


L’apparition du signe tel qu’il s’inscrivit il y a 2000 ans sur les parois de Lascaux témoigne d’une humanité qui s’extrait de la seule pulsion de vie et de l’utilitarisme. L’outil apparut en effet bien longtemps avant que la trace des rudiments d’un langage ne se déposât tel un défi à l’animalité désormais confinée dans les anfractuosités de la roche dans un acte sacrificiel. De cela Antonin Artaud nous en parlait autrefois en précisant que l’interdit qui assurait les conditions de la vie précéda toujours cette transgression et que l’art jamais ne se départit de cette aube originelle qui aujourd’hui s’appelle peut-être liberté.

Cette liberté se découvre dans l’œuvre de Gérard Serée par cette immédiateté du souffle, ce nerf et ce muscle qui irriguent chaque trait et chaque épaisseur d’une peinture ou d’une gravure. Sans fioriture ni pathos, dépourvues de toute narration, les toiles dévident l’essentiel d’un geste primordial et d’une couleur qui s’arrache à la peinture de paysage quand il ne faut dire ici que le mouvement essentiel du vivant entre feu et cendre. Peindre c’est alors restituer au plus proche l’empreinte de la main quand elle rejoint l’esprit qui la précède. C’est en définir les contours et dénouer les fils d’une pensée dans laquelle s’inscrivent les tours et détours d’une histoire de l’art, de celle qui demeure aujourd’hui entre abstraction et figuration. Dans cet interstice, ni indice de forme, de géométrie ou de flou, ni lyrisme ou vaine citation. Délibérément hors contexte, l’œuvre se donne comme prémisse de ce que la peinture fut et et se présente à nu dans toute son essence.

Gérard Serée aime se référer à la danse, au rythme et à ce souffle qui se diffuse dans l’espace. Peinture d’accords et de désaccords pour un corps à corps qui s’inscrit dans le jeter du geste comme cette exposition le révèle en une quinzaine de vastes toiles. D’abord fluides et diluées dans l’espace, les formes désormais se concrétisent et se confrontent dans des gammes chromatiques plus affirmées à travers un florilège de jaune et d’un rouge qui épouse toutes les nuances entre sang et fleurs pour se confondre dans la pure matérialité de la toile.

La peinture, dans ses courbes et le cisaillement de ses traits, préfigure le balbutiement d’une écriture avant que le sens de celle-ci ne surgisse. Comme un instant de grâce, c’est alors un rayonnement de poésie pure, un point d’horizon sur lequel les mots se chercheraient dans les cavités lointaines de leur origine. Comme si les mots se confondaient aux corps pour fouiller l’univers.

Alors bien sûr, dans une centaine de livres, Gérard Serée s’est mesuré aux poètes - Garcia Lorca, Tristan Corbière et bien d’autres. Il lui fallait faire rejaillir cette face invisible du langage dans les veines de l’huile ou de l’acrylique comme elles hantèrent jadis sur les parois primitives les contours des animaux percés de flèches dans l’angoisse et la joie de la nuit et du soleil. Cette œuvre se découvre strate après strate, dans la patience de l’archéologue tout en s’offrant dans le tumulte jubilatoire d’une danse endiablée. L’art, la poésie, la beauté, la magie...

Matières premières, the belgian connection

 


Centre international d’Art Contemporain de Carros

Jusqu’au 16 juin 2024




Carros, un pas de côté vers la Belgique

Voici ce qui ressemble à une belle histoire belge entre humour et dérision, mais pourtant une histoire qui nous parle d’aujourd’hui. Et quel paradoxe pour le «Plat Pays» de faire glisser sur une mauvaise pente Baudelaire quand il écrivit: «Le belge éclate de rire pour faire croire qu’il a compris». A nous maintenant de comprendre, au deuxième ou troisième degré, une exposition pleine de détours et de surprises graves ou rieuses, toujours en décalage avec le réel.

La belgian connection nous entraîne d’abord dans le «cabinet de la belgitude» pour une immersion du côté de l’autodérision et de la politique quand les œuvres jouent des couleurs du drapeau belge comme autant de glissements savoureux sur la notion de nationalité quand des peuples parfois si différents la constituent. Les titres sont éloquents quant aux œuvres qu’elles illustrent, «La bécane belgicaine» pour une photographie d’un même vélo avec deux cyclistes vêtus d’un même maillot tricolore mais roulant chacun dans un sens opposé. Ou bien «La Belgique c’est du gâteau» pour une sculpture en biscuits correspondant à trois portions distinctes du drapeau national.

C’est en effet sur la notion de matière que les artistes belges avancent des propositions parfois aussi saugrenues que convaincantes. Déjà le titre «Matières premières» est déjà quelque peu pipé quand les matières convoquées proviennent au contraire du rebus mais trouvent, par le geste de l’artiste, une nouvelle noblesse. Dans un parfait illusionnisme, José Sahagun crée des sculptures physiquement imposantes comme le fit Chillida. Sauf que celles-ci ne sont pas en acier mais en mousse. Et toute l’exposition joue de ce «pas de côté», de ces dérapages et des points de vue nouveaux qu’ils impliquent. L’humour dans la matière même de l’art est une arme contre ce bon sens qui ne l’est pas toujours vraiment.

Parfois l’esthétique se confronte à la trivialité du matériau.

René Rohr construit de délicates guirlandes de dentelles en caoutchouc tandis que Isabelle Linotte les travaille avec des chambres à air. Matières dernières ou premières, tout dépend du sens que l’on prend. Mais d’évidence, il s’agit de jeter un autre regard sur le déchet et la consommation mais aussi de penser comment ceci peut contribuer à changer le monde. Et l’art est ce pas de côté vis à vis du réel, un grand écart vis à vis des conventions et des idées reçues. C’est en cela qu’il anticipe et émancipe. L’exposition à Carros en est une parfaite illustration.

Une cinquantaine d’artistes nous proposent sous la conduite de Philippe Marchal, un parcours toujours surprenant et parfaitement mis en scène. Il n’y a ici rien à jeter, tout doit être consommé sans modération!



mercredi 20 décembre 2023

«Vivre pour l’art». Les collections Trachel et Rothschild à Nice.

 


Musée des Beaux-Arts Jules Chéret, Nice

Jusqu’au 28 avril 2024



C’est un instant particulier de l’histoire de l’art que cette exposition relate mais, ne serait-ce que par le choix de ses acteurs, elle justifie pleinement son ancrage à Nice. En effet au XIXe siècle, une classe sociale aisée et européenne établit les prémisses du «tourisme» - mot qui apparaît alors comme un anglicisme. C’est le «Grand Tour» essentiellement tourné vers la Méditerranée et l’Italie, avec la découverte de l’antiquité et une ouverture vers les arts au-delà de la seule aristocratie. Nice s’épanouit dans ce contexte et le Musée Chéret lui-même fut d’abord construit sous les auspices de l’épouse d’un conseiller du tzar de Russie. L’art n’a plus seulement une fonction symbolique ou décorative, il implique désormais un large public qui désire s’approprier les œuvres et même se rêver «artiste» comme cette jeune anglaise qu’on découvre avec ses croquis et aquarelles au début du roman de Mérimée, Colomba. Il s’agit bien alors de «Vivre pour l’art»! C’est ainsi peut-être qu’on pourra imaginer Charlotte de Rothschild...

Cette aventure entre deux familles, les Trachel et les Rothschild, nous est racontée à partir d’une donation de 1700 œuvres dont 250 ont été sélectionnées pour cette vaste exposition qui se prolonge ailleurs dans la ville, au Palais Lascaris et au Musée Masséna.

De 1820 à 1872 Hercule Trachel parcourt l’Europe, emprunte l’aquarelle aux anglais; il peint et acquiert, au gré de ses pérégrinations et de la générosité de ses mécènes, de nombreux objets d’art dont certains sont présentés ici. La famille De Rothschild l’accompagne souvent en Italie et la baronne Charlotte qui s’initie à l’art avec lui, l’accompagnera pendant plus d’une décennie dans ses voyages à travers l’Europe. L’Italie, en particulier Venise, leur offre des vues saisissantes que Charlotte restitue dans des aquarelles d’une authentique sensibilité tandis qu’Hercule Trachel utilise ses croquis pour les transformer à l’atelier en de vastes compositions à l’huile. Ces panoramas lumineux et pittoresques répondant alors aux goûts d’un vaste public, rencontrèrent un succès certain. De nombreux paysages des deux artistes nous entraînent dans ce périple où les peintures accompagnent des œuvres acquises en particulier par Charlotte - des toiles de la Renaissance, des bijoux, des instruments de musique…

Au-delà de ces deux personnages hauts en couleur et à la forte personnalité, ce sont deux familles qui illustrent ce récit avec, en particulier, Antoine Trachel, frère cadet d’Hercule et artisan d’art, créateur de meubles, de coffrets et de bas-reliefs. Mais aussi son autre frère, Dominique, qui réalise de nombreuses marines. Ce sont donc des œuvres très diverses qui se succèdent dans l’atmosphère d’un vaste cabinet de curiosités qui restitue l’atmosphère de la Riviera avec cette soif de connaître qui fut celle de sa population cosmopolite. Vivre pour l’art au XIXe siècle fut cette belle page dont les images lumineuses imprègnent encore l’histoire de la Côte d’Azur.



vendredi 1 décembre 2023

Pier Paolo Calzolari, «Casa ideale»

 

Villa Paloma, Nouveau Musée National de Monaco

Jusqu’au 7 avril 2024



Penser la maison idéale c’est définir de nouvelles formes, développer d’autres attitudes pour une autre façon d’habiter le monde. Pier Paolo Calzolari appartient à cette mouvance de l’Arte Povera qui, avec Penone, Merz, Pistoletto et quelques autres, à la fin des années 60, bouleversa en Italie la définition même de l’art par sa volonté de l’inscrire en négatif de l’image Pop Art qui prévalait alors. Face au consumérisme et à la saturation spectaculaire, cette mouvance artistique prônera désormais la pauvreté des matériaux, la méditation silencieuse et l’expression du vivant par la seule intelligence des sens. L’exposition présentée à la Villa Paloma avec des œuvres produites entre 1960 et 2014 se veut une illustration de ce Manifeste de l’Arte Povera dans lequel Calzolari revendiquait cette utopie poétique d’une «maison idéale».

Face à la peinture, à son histoire et à ses artifices, Pier Paolo Calzolari, entre sculpture, installation et forme picturale, par le choix de matériaux organiques, l’utilisation de l’humilité du plomb ou du feutre, réécrit une histoire de l’art dans laquelle résonnent pourtant les voix de l’Antiquité ou de la Renaissance. Métaphysique, aspiration mystique et alchimie se confondent alors dans des installations, autels ou bas-reliefs, où le blanc immaculé parle aussi de corruption, de trace sale et de disparition. Blancheur lumineuse du sel qui corrode ou du givre qui fond, la couleur est celle des éléments fondamentaux qui se mêlent au rebus, au végétal, à l’inscription ou à l’éphémère. Cette lumière répond pourtant à celle du néon dont les signes, à moins qu’ils ne fussent déjà des mots, écrivent l’espace d’un fleuve bleuté qui l’auréole de mystère.

Sont-ce des autels ou des suaires, des plis et des replis de sens, des vanités, la vie et la mort? Tout coïncide ici dans une œuvre tout à la fois grave et sereine, dans laquelle l’éphémère se conjugue à l’éternité, l’humanité à la plume d’un oiseau ou à des feuilles mortes dont on pressent encore le froissement. Calzolari sait ce souffle de l’écriture quand elle se saisit de fragments comme autant de signes qu’il nous faut déchiffrer pour dévoiler cet «être au monde» qui nous unit. Une grand table, Tomeo («Ptolémée») est dressée, comme rappel de ce géographe de l’antiquité. A la surface de ce meuble de cuivre réfrigéré, une couche de givre fond peu à peu pour délivrer sur ses bords, des reliefs encadrant des semblants de rivières et de lacs. Métaphore d’une terre plate telle que les anciens l’imaginèrent. L’art est cette lecture du temps, de ses contractions et de l’éphémère.

 Ailleurs l’artiste dispose un miroir de cuivre tel un «Memento mori» sur lequel notre visage apparaît dans un cadre constellé de feuilles d’arbre de Judée desséchées. Voici donc un mobilier tout en mouvements et en vagues pour exprimer le flux du temps dans lequel l’humain se brasse aux aspérités du bois, au feu ou à la glace. Nous habitons cette maison dans laquelle reposent aussi six matelas blancs alignés où s’inscrivent en néon des mots peu déchiffrables. Permanence de ce blanc qui taraude l’œuvre de Calzolari mais d’un blanc aux multiples variations qui épouse cette superbe méditation poétique sur ce temps qui s’accorderait à notre maison idéale pour peu que nous sachions y vivre et l’aimer.