Peindre la
mer c’est risquer une plongée dans la couleur : Du bleu, n’importe lequel
pourvu que ce ne soit pas du bleu Klein. Quoique… Ou du gris, ou toute autre couleur. Mais, en toute certitude ,une
masse qui en exprime l’immensité et la profondeur en contradiction avec
le dessin, l’idée de la géométrie, de la ligne, de la limite.
Pourtant
l’artiste chinois, Xu Yang, figure la densité maritime tel un fleuve qui se déplie sur un rouleau de 16 mètres dans une salle du musée
Chéret*. Des vagues uniformes se modulent sans horizon en petites courbes
régulières comme un prologue à la découverte de l’empereur Quienlong d’une
région du sud de la Chine. Nous sommes au XVIIIe siècle. Mais nous le verrons,
nous sommes aujourd’hui. Et à Nice.
Nous contemplons cette œuvre et le temps
s’y délie à la mesure d’un espace qui s’étire dans une série de scènes d’une
précision extrême, d’un graphisme pur où la sobriété du geste se dispute à
l’élégance. Cependant le récit semble se dilater, le dessin se fondre dans
l’abstraction tant il y a abondance de traits, de courbes et de sujets
représentés. D’autant plus que tout se développe dans une fausse linéarité,
dans une brume de couleurs douces qui
s’achève sur ces vers calligraphiés : « Les vagues déferlent et
roulent à l’infini ».
Nous voici
alors plongés dans un espace qui déborde de l’œuvre, dans une installation si « contemporaine »
par contraste au lieu où elle s’inscrit et au temps qu’elle énonce. Ce long
rouleau de papier marouflé de soie, dans son hésitation entre la ligne et la
couleur, son échouement (ou son éclosion) sur le poème, sa fausse linéarité
textuelle, est bien une œuvre contemporaine d’un autre espace, d’un autre temps.
Autant dire alors qu’elle se désigne comme fiction, qu’elle pénètre par effraction dans l’équivoque de notre
présent, avec ses codes, sa mémoire, son esthétique ; qu’elle est ici
écriture mais qu’ailleurs elle serait …
On va le voir,
elle serait dans un autre récit… qui serait peut-être le même : En chemin
vers le musée Chéret, je m’émerveillais sur un petit amoncellement de palmes
coupées et desséchées, échouées dans la poussière le long d’un mur. Jauni par
le temps, le feuillage acéré découpait la lumière sur un fond pâle. Les tiges
durcies avaient pris la brillance fauve du cuir et, là, gisaient des sortes
d’ossements végétaux, des ailes déployées sur un monde délaissé. C’étaient tout
à la fois les ailes d’un Icare brûlé à la flamme du soleil et celles d’un ange
déchu sur un exil de terre sombre.
Comment un
artiste aurait-il pu s’en saisir, le peindre, le dessiner, l’écrire ? Et
comment ce récit était-il possible quand, de l’ange, l’imaginaire fluctuait de
ce tas de cendre au terme d’un élagage hasardeux vers cette forme oblongue
telle une barque qui se dissolvait en se mouvant dans l’espace ?
Et, maintenant,
en présence de l’œuvre de Xu Yang, je revoyais ces barques dans l’équivoque
d’un graphisme doux et de sa fugacité de traits secs. Je retrouvais ce rouleau
des rues qui m’avaient entraîné là, dans la superposition des espaces et la
confusion des temps. Et comme on m’avait averti que certaines salles étaient
fermées en prévision d’une exposition Dufy pour l’été artistique niçois
consacré à la Baie des Anges, je repensais… à ces ailes, à ces anges, à la béance...
Un artiste
contemporain aurait peut-être développé sur un somptueux white cube un long
rouleau de papier de soie. Pour parachever le clin d’œil à l’univers de Xu
Yang, sans doute aurait-il, à l’encre de Chine, figuré la mer par une infinité
de lunules dont l’immobilité aurait été la négation des vagues représentées. Et
si l’artiste se voulait corrosif, il
n’aurait pas hésité à dérouler, à cet effet, un immense rouleau de papier
toilette … Sur le sol, il aurait
étalé ces palmes, celles de l’ange, en figurant une barque. J’imagine qu’il
aurait ponctué quelque part, une sorte de soleil. Peut-être pour évoquer
d’autres barques, ailleurs, celles des rives du Nil qui, d’un côté mènent à la
vie, et de l’autre à la mort…
L’ange, quant à
lui, n’est pas représenté. Ou seulement par un souffle. Ne subsistent de lui
que les palmes des ailes. L’ange n’est pas représentable. Il est la
représentation de l’immatériel. C’est-à-dire la représentation du vide. L'impossible. Le soleil noir. L’histoire
de l’art c’est la chute de l’ange. Les catastrophes aériennes aujourd’hui en
sont-elles la métaphore pour tant nous émouvoir? Anges d'acier et de science-fiction.
Comme dans une
multitude de peintures d'autrefois, les palmes sont toujours celles du martyr. C’est
peut-être alors et aussi l’image même du martyr de la
peinture. Car ici la peinture aura déserté les lieux pour mieux les hanter.
A cet artiste
aussi, tout aussi improbable que celui qui l’imagine, on lui aurait demandé de
figurer la Baie des Anges. Il est peut-être en train de le faire quand il
médite sur la Paix des Anges: Une aile lumineuse apporte son ombre aveuglante sur la cambrure de la baie . Et au bout de son rouleau, il écrit:
« Les vagues déferlent et roulent à l’infini. »
*musée
Chéret : Xu Yang, « Le voyage d’inspection de l’Empereur Quienlong
dans le sud de la Chine.
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