Villa Cameline, Nice
Tout récit se développe à partir
d’un fil. Que celui-ci nous conduise vers une figuration en nouant des
séquences, c’est-à-dire des découpes, des stases, des territoires, ou qu’au contraire, il se brise pour désigner
en creux des contours imaginaires, c’est bien une fiction qui se construit alors.
Lorsqu’on se meut parmi les œuvres de Caroline Rivalan, nous sommes comme reliés
à ce fil auquel nous nous agrippons mais qui en même temps se dérobe. Et ce
récit, il nous revient de le construire ou d’en refuser le jeu des apparences. Ou encore d'explorer un autre chemin, de réécrire ce qui en serait à la fois son organisation et sa justification.
Nous voici dès lors confrontés à l’un de ces paradoxes que l’art ne cesse
de déployer et qui répondrait à cette sentence d’Helvétius : « La
vérité est un flambeau qui luit dans un brouillard sans le dissiper ».
Dissipation, tel est en effet le maître mot de cette exposition. Dissipation,
dans toute la polysémie « négative » du terme selon le sens de Georges Bataille : dépense, désordre, licence, libertinage, distraction,
turbulence… Et tout cela résonne dans l’espace
de la Villa Cameline, non pas sous la forme d’un chaos mais plutôt d’une
trajectoire subtile que nous sommes conviés à suivre : un parcours glissant, déroutant, dans un permanent hiatus
entre matérialité et représentation. L’artiste, dissipée, se joue de nous dans
une mise en scène apparemment décousue quand la trame est facétieusement
détricotée et étripée. Apparaît alors un entre-deux fragile, une construction
hybride et précaire faite de dessins, de sculptures, de tout un bric- à- brac créatif dans lequel
les contraires n’entrent pas en conflit mais se toisent entre ironie et poésie.
L’idée de ruine ou de disparition est chahutée par le mauvais goût assumé des
allusions décoratives, la trivialité des matériaux, l’ostentation bourgeoise et
l’ambiguïté du sens même d’un tel jeu.
En physique, la dissipation est ce phénomène selon lequel un système
dynamique perd de l’énergie au cours du temps. Il s’agit donc de l’extinction d’une
durée en même temps que la dissolution d'un espace. Et le mot prend toute son intensité dans le sens littéraire d’une débauche et d’une
dilapidation de biens. C’est sans doute ceci qui est alors mis en œuvre par l'artiste : un
espace improbable et morcelé, une zone intermédiaire où des objets incertains
encadrent une narration tout aussi incertaine. Une mise en scène de la perte. Cet espace, nous l’arpentons,
nous le découvrons délicieusement maléfique, joyeusement bordélique,
subtilement philosophique…
En effet, il faut replacer tout ceci dans ce qu’Epicure écrivait dans sa
Lettre à Pythocles : « Un monde est une enveloppe céleste qui entoure
les astres, la terre et tout ce qui apparaît, qui s’est scindée de l’illimité
et qui se termine en une zone rare ou dense, dont la DISSIPATION bouleversera
tout ce qu’elle contient. » Et un peu plus loin, le philosophe ajoute :
« Il est aisé de comprendre qu’il y a une infinité de mondes (…) et qu’un
monde de cette espèce peut se former soit au sein d’un monde, soit au sein d’un
intermonde, mot qui nous sert à désigner un intervalle entre des mondes. »
C’est peut être cet "intervalle" que préfigure l’artiste, qui en imagine les
contours et la matérialité trouble. On appelle aussi cela de la poésie.
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