jeudi 15 novembre 2018

Entre/Deux: "La mémoire et la mer"


                          
Philippe Ramette


                           On use parfois d'expressions poétiques si lisses qu'elles ressemblent à des galets usés. On hésite devant la mièvrerie dont elles sont pourvues mais invariablement , l'on y revient, comme pour caresser de vieux poncifs, des banalités heureuses auxquels l'on se raccroche malgré tout tant elles résonnent dans nos souvenirs. Il faut penser de la sorte mais aussi sous les auspices de l'humour et d'une flânerie étonnée, pour éprouver ce titre « La mémoire et la mer » qu'"Entre/Deux", Rébecca François et Lélia Decourt, proposent pour leur exposition d’œuvres consacrées à la mer.

                               La mémoire est le lieu de ce qui perdure sur les ruines de l'effacement. La mer est cet espace mouvant, « toujours recommencé » pour reprendre le vers de Paul Valéry, cet élément incertain où le destin des vagues restera d'échouer sur les rivages. Métaphore chargée pour l'un comme l'autre de ces termes qui jouent des mêmes entrelacs dans nos imaginaires. Aussi mettre en image cette proposition c'est prendre le risque de la vider de sa force poétique pour la contenir dans la seule séduisante surface de l'illustration. Mais là encore, il faut de nouveau rechercher une origine, une étymologie de cette « illustration »: C'est le lustre, la lumière. Ce flux de lumière qui demeure l'essence et la constance de l'espace maritime.

                             L'exposition rassemble ces résidus de lumière, ces hésitations entre permanence et mouvement continu. Elle s'érige ainsi comme lieu d'un déséquilibre qui met aussi en jeu nos principes de perception et notre stabilité corporelle. Il ne s'agit donc plus ici de représenter mais de se mesurer à cet univers-là qui nous attire autant qu'il nous effraie. La mer contient ses sirènes comme la mémoire revient avec ses démons et ses regrets heurter les rives de notre présent. Des dessins, des photographies, vidéos et autres compositions témoignent d'un puzzle impossible à recomposer. Comme la mer, la mémoire, la poésie...

Œuvres de Benoît Barbagli, Caroline Duchatelet, Marco Godinho, Julien Griffaud, Alice Guittard, Philippe Ramette, Omar Rodriguez Sanmartin.

Caisse d'Epargne Masséna, Nice, du 10 novembre au 11 janvier 2019


dimanche 11 novembre 2018

Gladys Nistor, "Floating geometric shapes"




Et la lumière fut. Ou bien, "Au début était le verbe". A moins que l'art ne suscitât déjà ce flux incontrôlable de la création et qu'il se chargeât de ce désir pulsionnel d'une forme, d'une architecture. Et pour la couleur, on ne s'en tiendra donc qu'à ce faisceau minimal du noir et du blanc, comme si, à cet instant de gestation, seule la tension primordiale de l'obscurité et de l'aveuglante lumière blanche eût suffi à tisser les lignes de force d'un acte démiurgique.

D'origine argentine, Gladys Nistor est une artiste hantée par l'idée de création. Ou plutôt par l'hypothèse qu'elle suppose. En effet l’œuvre qui s'instaure dans un espace bien particulier - les murs et les angles d'un appartement ou seulement une boite ou un socle - ne vise pas tant à produire une architecture qu' à nourrir de sens ce filament originel qui donna lieu à une réalité sensible. L'artiste s'attache alors à dénouer des lignes de forces, à proposer d'autres perspectives comme autant de possibles ou de mirages.
Le point de départ  confond alors un point noir ultime  à sa source lumineuse. Le réel se cherche à l'intersection de cette rencontre que seul l'art peut rendre visible. L'alpha et l’oméga se fondent ainsi dans un alphabet pour traduire l'origine du monde et la restituer dans sa fondamentale obscure incandescence. Oxymore des mots pour dire l'indicible union du vide et du plein, de l'opacité absolue et de l'infinité de la lumière dans cet instant à l'aube des choses comme une prophétie de la nuit.
A découvrir cette œuvre, c'est peut-être l'abstraction pure qui se découvre. Par  son évidence originelle, par sa géométrie brutale, aveuglante, mais parfois déjà minée par les éclats de poussière, les prémisses de sa disparition. C'est en cela que l’œuvre de Gladys Nistor est si intense qu'elle parvient à formuler ce que les choses déjà élaborées ne savent  plus exprimer.
L'artiste fait jaillir ce balbutiement de la vie et lui donne chair entre forme et chaos. L'espace se transforme; il nous appartient désormais de nous y aventurer. L'hypothèse tient ses angles, elle s'arrime à ce que nous ne voulons pas ou à ce que ne nous ne savons pas voir. Parfois le miracle se produit, les yeux se dessillent.

Moving Art, 24 Rue Paul Déroulède, Nice, Sur rendez-vous  06 88 09 93 62
Du 10 novembre au 14 décembre 2018

Expositions personnelles

2017 : « Weightless Matter » Galerie Puerta Roja, Hong-Kong
2017 : « En Noir et Blanc : objets de lumière » Galerie Edifice, Paris
2007 : « Paysages de Salon », Centre Design, Marseille
1995 : Instituto de Cooperación Iberoamericana, Buenos Aires, Argentine
1992 : « Architecture Du Naturel » Galerie Olga Soe, Paris, France
1991 : Galerie Bernanos, Paris, France

Expositions collectives
2018 : « Ombre et Lumière » Galerie Moving Art, Nice
2017 : « Art Paris Hors les Murs » Galerie Wagner avec Greff International Immobilier
2017 : « De l’original au multiple » Galerie Wagner, Touquet Paris-Plage
2016 : « Affinités Abstraites » Galerie Wagner, Touquet Paris-Plage
2016 : « Possibilités du noir » Julio-Artist Run Space, Paris
2016 : « Hommage au Carré » Galerie Wagner, Touquet Paris-Plage
2000-2002 : « Painting Zero Degree », Independent Curators International, exposition itinérante (commissaire : Carlos Basualdo), Cranbrook Museum of Art - Bloomfield Hills, Fred Jones Jr. Art Museum - University of Oklahoma, Cleveland Center for Contemporary Art - Cleveland, Etats-Unis
1997 : « Sueños concretos », Nuevos Nombres internacionales (commisaire : Carlos Basualdo), Biblioteca Luis Ángel Arango, Bogotá, Colombie
1996 : Invitée, Salon d’Art Contemporain, Montrouge, France








samedi 27 octobre 2018

Alain Biet, "Cocktail electro"



Très en vogue à partir du XVIe siècle, les cabinets de curiosités préfigurèrent les Musées d’histoire naturelle tels qu'ils apparurent au XVIIIe siècle. Ce siècle qui fut celui de l'Encyclopédie et qui inaugura de nouvelles conditions scientifiques et politiques . Les questions de méthode et de classification se rapportèrent alors ici essentiellement à une catégorie majeure, les « naturalia », c'est à dire ce qui se rapporte au domaine de la nature,  au détriment des « artificalia » - les choses de l'homme.

En apparence, Alain Biet, reprend à son compte cette idée de collection et d'amoncellement d'objets mais dans le sens premier de l'art  et de ces artificalia: ce qui est lié à la production humaine. Aussi détourne-t-il la manière des naturalistes ou des entomologistes pour se consacrer à une forme d'archéologie des technologies de notre temps.

 Une archéologie suppose l'effacement, la mémoire, le désir de conférer au passé une valeur d'éternité. Or Alain Biet choisit d'inscrire l'obsolescence et l'éphémère des objets contemporains comme témoignage de l'absurde. Car l'artiste parle avec distance de la vanité des choses, de leur banalité fondamentale. Il crée, avec l'élégance d'une rigueur froide et d'une manière très élaborée, un catalogue d'objets dont l'accumulation pose davantage la question de leur disparition que de leur présence ou de leur éventuelle utilité. Pourtant l'on perçoit derrière son détachement, l'ironie dadaïste dans cette obstination maniaque à fixer des images qui ne sont celles que d'une apparence de séduction.

Depuis 2004 l'artiste entreprend d'archiver systématiquement les images des objets électriques. Ce catalogue d'environ 6000 dessins répond à un  protocole très stricte d'un point de vue documentaire. Alain Biet utilise la méthode des anciens naturalistes avec un dessin à l'aquarelle, avec toujours un même angle de vision et un même point de fuite sans aucune ombre portée. De par sa banalité outrancière et la perfection de son style, le dessin se pare, paradoxalement, d'une telle solitude qu'il aspire à se charger d'un sens et à témoigner d'un manque.

. C'est ici l'image fixe d'une disparition et de l'amoncellement pour exprimer le vide. C'est l'image du temps, comme le fit autrement Opalka, avec la même obstination, la même retenue méticuleuse : jour après jour, reprendre le fardeau de l'image comme un journal de bord pour raconter l'inutile mais par le biais de cette beauté froide et étrange qui lui confère une âme. Ne nous y trompons pas, Alain Biet est un grand artiste. Dessinateur, cinéaste, musicien et clown à ses heures, il dévore le temps. Ses échantillons électriques sont des lambeaux de jours, des cailloux semés sur le bord d'une route. C'est ainsi qu'on écrit une histoire.

La Strada, N°303

La Station, Nice, du 27 octobre au 5 janvier 2019 




mercredi 24 octobre 2018

Noël Dolla, "Sniper"


Le mouvement « Support Surface » s'est constitué à la fin des années 60 sur la volonté d'une pratique qui s'inscrirait sur la matérialité de la peinture telle qu'elle s'énoncerait à travers son histoire. Celle-ci suppose donc une idéologie et, de fait, se définit comme discours. Et ce sont bien aussi des mots qui inaugurent cette exposition « Sniper » de Noël Dolla, des mots délivrant le stricte contenu minimal d'une balle qui traverse l'espace comme son point final pour atteindre sa cible. Guerre, mort et silence imposent alors la syntaxe d'une trajectoire que la peinture ici énonce et dénonce tout à la fois.
Il y faut calculer le recul, l'angle de visée, et, en corollaire, la maîtrise du corps qui s'efface puis cette tension brutale qui se relâche. Puis la détente. L'explosion. Et de l’autre côté, l'invisible d'une disparition absolue. N'est-ce pas cela aussi l'acte de peindre ? Noël Dolla peint donc ce geste d'un relâchement, l'instant de la trace, ou, plus précisément, il le déploie en exhibant les signes et les lignes qui le constituent . Des fils et des boules colorées traversent l'espace comme pour figurer la trajectoire des balles si ce n'est aussi la résonance d'un langage qui s'apparenterait au morse. Des toiles ou des voiles structurent l’ensemble et, aux murs, l'impact du tir, les fleurs de sang ou « les fleurs du mal », ainsi que les définit l'artiste. Des taches de couleurs éclatées et chacune d'elles épouse la forme de l'iris d'un œil. Débris de chairs, éclaboussure du regard. Œil du peintre ou du sniper. Œil comme perforation, trou, sexe, mort. Tout se fait dans le coin de l’œil -in ictu oculi.
Dans « Dits et écrits », Michel Foucault écrivait pour sa « Préface à la transgression » : « La mort n'est pas pour l’œil la ligne toujours levée de l'horizon, mais, en son emplacement même, au creux de tous ses regards possibles, la limite qu'il ne cesse de transgresser, le faisant surgir comme absolue limite dans le mouvement d'extase qui lui permet de bondir de l'autre côté. »
Noël Dolla peint avec tous « ces regards possibles ». Il y met de l'humour et de la colère, du silence et du sens avec, toujours en ligne de mire, cette invisibilité qu'il lui faut toujours débusquer. La grimace et le rire conjurent l'horreur. Et l'arme ou le pinceau cèdent à la jouissance grand guignolesque de l'arme fatale, l'ADWC.45, «  l'arme à déboucher les chiottes », l'outil de nettoyage pour projeter un peu de couleur sur la noirceur du monde. L'éclabousser de rire plutôt que de sang !

Le Narcissio, Nice, jusqu'au 24 novembre 2018




lundi 22 octobre 2018

Karine Rougier, "Les sables mouvants"



Telle la belle arlésienne, la peinture, par sa rareté, suscite l'attente d'une promesse, d'un rêve d'exprimer le monde dans toute son intensité. Mais il arrive que la peinture s'incarne dans la structure même de ce rêve. Sans prémonition, sans qu'il ne dise rien de ce que la toile ou le dessin pourrait représenter, ce rêve dans sa nudité apparaît comme une peau sur laquelle s'inscrivent fantasmes, désirs et tous ces excès que le réel ne cesse de réprimer. A voir les peintures de Karine Rougier, on pense alors au vers de Pierre-Jean Toulet dans son poème « En Arles » : « Prends garde à la douceur des choses ». Non pas que celles-ci soient empoisonnées. Ni même qu'elles ne renvoient au néant: il suffit qu'elles s'accordent à l' image neutre de ce qu'elles voulaient exprimer. Comme à l'accoutumée, l'Espace à vendre nous propose une approche de la figuration mais par le biais de l'humour ou de la poésie. Et c'est sur ce dernier registre que l’œuvre de Karine Rougier se déploie.

C'est sans doute dans ce territoire étroit de l'image neutre que l’œuvre de Karine Rougier devient lisible. Sa visibilité, elle, se réduit à une surface superfétatoire. Et si le tableau se drape d'un récit, celui-ci ne déroge en rien à la vérité de son mutisme originel, à la viscosité trouble du fond. Telle est la scénographie de l'artiste qui joue de l’ambiguïté entre fluidité et épaisseur, glauque et transparence, pour faire apparaître la trame d'une narration. Mais rien que la trame car la poésie réside justement dans cette solitude des choses, comme si les objets et les êtres étaient amputés de toute finalité. Privés de toute substance, leur présence erratique les condamne à faire « bonne figure » dans un jeu inutile quand la règle leur impose cette seule inutilité au monde.

 Chaque figure est alors cet îlot esseulé porteur de sa seule étiquette, aussi sèche qu'une définition de dictionnaire. On reconnaîtra là l'écho d'une figure mythologique, d'un dieu exotique, d'un animal totémique à moins qu'il ne soit qu'un jouet. Icônes et signes anonymes, dépouillés de toute identité. Et les êtres ici se hissent dans des profondeurs ou s’abîment dans des altitudes vaines qui ne leur renvoient que l'image de leurs mouvements incertains dans la grammaire figée de ce qu'ils étaient condamnés à être. Autant dire qu'une certaine tristesse rayonne ici, mais dans la délicatesse, car si tout semble joué d'avance, leur seule présence au monde leur confère une sorte de pouvoir magique.

 Chaque élément saisi dans sa singularité contient en lui-même cette part d'indicible et d'invisible qui en fait la richesse. On pense à ces peintures de Morandi ou de Balthus, ces peintres de la solitude et du silence. Les êtres et les choses semblent être là, fanés dans leur éternité mais en même temps ils portent dans leur intériorité ce rêve de fleurir, ce désir de s'abandonner à la vie. Tout se joue alors dans ces lisières du réel et de l'imaginaire, d'une réalité crue, de l'érotisme ou de la simple beauté. L'univers de Karine Rougier possède cette beauté trouble d'un débordement qui ne s'exprime qu'à sa source, d'un silence qui précède le cri. C'est cela la poésie.

La Strada N°302


L'espace à vendre, Nice, jusqu'au 1 décembre 2018





mercredi 10 octobre 2018

Bernar Venet, "Les années conceptuelles 1966-1976"


« Un coup de dés jamais m'abolira le hasard », écrivait Mallarmé dans un poème où les mots jouaient de leur disposition et les phrases s’énonçaient par fragments. En ôtant le d à la fin de son prénom, Bernar Venet pensait-il déjà à ce concept d'un jeu où l’aléatoire se mesurait aussi bien à lui-même qu'à la rigueur d'une règle ?
« Les années conceptuelles 1966-1976 » illustrent parfaitement ces expériences de sens et de non sens qui furent au cœur des préoccupations de l'artiste. Il confronte alors le hasard à la logique mathématique et les équations à l'espace. Pour s'attaquer aux conventions de l 'art français de son époque, il se réfère aussi bien à Marcel Duchamp qu'au formalisme américain. Partant de ce principe d'incertitude et de mise en accusation du sens, comme le fit en un autre temps Mallarmé, Bernar Venet renie tout subjectivisme et rompt avec les tentations romantiques toujours à l’œuvre dans l'Ecole de Paris.
L'exposition du MAMAC s'intéresse donc à cette première période de l'artiste qui réfute toute portée esthétique ou symbolique dans sa pratique artistique pour la confronter à sa forme seule, à sa relation au plein et au vide. Aussi Bernar Venet, bien avant les gigantesques sculptures en acier corben qui feront sa réputation aux quatre coins du monde, s'intéresse-t-il au concept même de l’œuvre et de l'idée qu'elle sous-tend jusqu'à laisser celle-ci exclure la notion même de créateur. L'artiste est alors pluridisciplinaire, tour à tour plasticien, musicien, poète et même créateur de ballet. Mais la recherche mathématique et sa réflexion sur l'art et son rapport au minimalisme ne cesseront d'être le centre de gravité de son travail.
Quittant la France, il s'installe à New York en 1966 à la suite d'Arman dont il sera un moment l'assistant. Dès lors il délaisse ses premiers travaux marqués par le noir, le goudron, le charbon et les matériaux pauvres tels le carton. Loin de l’expressionnisme qui domine encore en Amérique, ses rencontres avec Donald Judd, Sol LeWitt, Robert Smithson ou Michael Heizer, l'orientent vers un minimalisme de plus en plus radical. L’œuvre tend à se dématérialiser. S'il s'empare du principe tautologique énoncé par Stella : « Ce que vous voyez est ce qui est à voir », paradoxalement il revendique davantage « un art du contenu plus que de la surface ». En effet, ces dix années conceptuelles sont pour Bernar Venet l'objet d'un processus d 'épuration des formes et de la matière à partir d'une recherche autour des sciences exactes, de l'astrophysique et des mathématiques. Autant d'approches pour défaire les paramètres qui définissent l'objet. Celui-ci se dissout désormais dans la pensée et atteint la pureté du concept lorsqu'il n'est plus plus que réductible à des courbes, à des dessins industriels, à des diagrammes mathématiques.
Tout se réduit alors à des lois essentielles, à des plans, à une esthétique de la pensée. En 1968 il expose déjà dans les galeries les plus influentes de Manhattan, chez Léo Castelli ou la Paula Cooper Gallery. En collaboration avec des chercheurs de Columbia, il créée une performance au Judson Church Theater. Puis il s'impose un retrait de la scène artistique, revient à Paris où il continuera sa réflexion sur l'art à la Sorbonne et dans plusieurs universités européennes. En 1976 Bernar Venet retourne à New York. Une nouvelle aventure commence alors avec l'éclosion des sculptures de lignes indéterminées.

La Strada, N°301

MAMAC, Nice du 12 octobre 2018 au 13 janvier 2019





jeudi 27 septembre 2018

L'oeuvre d'Yves Hayat à Grasse et Draguignan


                       

    Dans « La part maudite », Georges Bataille affirmait qu’en parallèle à l'activité humaine consacrée à la conservation de la vie et à la continuation de l'activité productive, il existait « une seconde part représentée par les dépenses improductives, le luxe, les deuils, les guerres. » A cette sphère il faudrait adjoindre l'art et c'est aussi de cela que traite l’œuvre d'Yves Hayat.
                       Les deux expositions qu'il présente simultanément à Grasse et à Draguignan  révèlent ces deux versants -luxe et guerre- auxquels l'art confère une forme particulière. Dans la crypte de la Cathédrale de Grasse, l'artiste s'empare de la peinture classique et de sa relation au religieux pour marquer son décalage mais aussi son ancrage avec le monde contemporain par le biais de la violence et de la guerre. Dans la Chapelle de l'Observance de Draguignan, son œuvre est liée à l'industrie du luxe. Mais elle s'inscrit dans l'écriture d'un même champ étymologique où luxe, luxure et lucre  se mêlent; elle se formule dans cet espace dans lequel aucune morale n'a prise, sur ce terrain vague où les mauvaises herbes côtoient les plus belles fleurs. Il revient alors à l'artiste de lui donner forme en maniant cette glaise où la beauté se conjugue à l'horreur, là où l'humanité semble à jamais absente. Guerre et violence ne cessent de hanter aussi ce monde-là. Georges Bataille associait la dépense au sacrifice quand Hayat en restitue l'image « luxuriante » mais comme sur du papier glacé: Image de cette collision tragique entre la beauté formelle, l'argent dont elle n'est pas indemne, et les catastrophes humaines qui en découlent.
                   Yves Hayat vient de la publicité, c'est à dire de la « séduction » qui, étymologie encore, nous conduit "hors du chemin"... Mais l'art ne se soucie guère de cette morale là quand il porte la prémonition de nouveaux chemins en friche comme des territoires à conquérir pour un monde meilleur. Encore faut-il exhiber les stigmates de tous ces objets liés au désir, à la mode, à l'accumulation somptuaire et à ce qui peut en résulter comme horreur.
                          Hayat travaille à partir de photographies de l'industrie du luxe qu'il associe à celles de la guerre et des ruines. L'artiste maîtrise tous les codes de la publicité, ceux d'un message simple s'appuyant sur un langage de masse et la perfection du support. Mais ici l'objet de luxe est taraudé par l'idée de luxure ; il est poussé dans ses retranchements, déformé, acculé à l'extrême de son possible jusqu'à menacer de sombrer sur le versant de la cruauté. Sous la peau séduisante des images, un enfer nous menace.

La Strada N°301

Crypte de la cathédrale de Grasse jusqu'au 15 novembre

Chapelle de l'Observance à Draguignan jusqu'au 8 décembre





mardi 25 septembre 2018

Un cabinet atomique, intervention à la Villa Cameline


                             
Céline Marin

                                  La tonalité et le concept d'une exposition se dévoilent souvent par son titre. De même que sa scénographie, d'autant plus lorsque celle-ci se confie au cadre très particulier de la Maison abandonnée (Villa Cameline). Ce titre donc, «Un cabinet » atomique» décrit en lui-même ce que les salles précieusement défraîchies d'une maison surannée nous proposent: il porte en lui l’indéfini du déterminant de ce nom qu'il désigne. Car ce «cabinet » est bien, dans sa désuétude, un monde oublié mais aussi ce lieu où un émiettement de sens se produirait au terme d'une déflagration. A moins que sa polysémie ne renvoie aussi à ces aréopages de spécialistes de domaines variés, tous concentrés sur une même tâche. Car cette exposition ambitionne de briser les cadres, de rassembler des artistes, des scientifiques ou des écrivains pour jouer des interférences, voire des débordements, qui se formulent quand les propos des uns se confrontent aux propositions plastiques des autres. On songe alors à l’extraordinaire contemporanéité de Shakespeare écrivant dans Hamlet, « Il suffit d'un atome pour troubler l’œil et l'esprit. » Atome au sens des matérialistes grecs comme dans celui de la menace apocalyptique du monde nucléarisé, il y a sans doute tout cela dans cette exposition.
                                  Les peintures de Jean-Simon Raclot sont rongées par des couleurs flasques qui sont des lichens étouffant le paysage. Quant à Arnaud Rolland, il peint l'atome dans son angoissante frontalité selon les codes de la peinture classique comme si le temps s'était aliéné à l'horizon de la catastrophe finale. Anne Favrez et Patrick Manez nous proposent l'image d'un « paysage résiduel », image nue du chaos quand Céline Marin dessine les décombres hallucinés de nos jeux et de nos rêves, le jour après...
                             Impossible d’établir une synthèse pour ces contributions de cette trentaine d'artistes, musiciens, médecins, architectes, ingénieurs et autres qui, chacun, apporte son regard, son interprétation et, parfois, une vision plus positive par le recours à la science. Car l'intérêt d'une telle exposition, c'est aussi de nourrir un débat dans un autre contexte que celui du champ médiatique ou politique. Il s'agit alors de subvertir la simple argumentation par le choc de la rationalité et de l'imaginaire. Et de montrer comment ces flux d'idées et d'images, de matières et de mots, produisent aussi bien des déconstructions que des potentialités de formes. Les images de science-fiction sont toujours les figures d'un pressentiment. A nous de les faire mentir en saisissant ces œuvres comme un travail sur l'image et sur l'avenir qu'elle porte. Leur seule rédemption serait de déchirer le voile du malheur en réconciliant, pour reprendre les mots de Shakespeare, « l’œil et l'esprit ».

La Strada, N°300

Avec Sophie Braganti - écrivain (Nice) • Eric Caligaris - musicien (Nice) • Clémentine Carsberg - artiste (Marseille) • Baptiste César - artiste (Paris) • Thomas Clapier - ingénieur (Nice) • Peter Cusack - musicien, membre du CRiSAP (Creative Research in Sound Arts Practice, Londres) • Anne Favret et Patrick Manez - photographes (Nice) • François Fincker - médecin, médecine nucléaire (Nice) • Eric Laurin - directeur artistique aux éditions Lombard (Nice - Bruxelles) • Antoine Loudot - artiste (Monaco) • François Remion - architecte (Nice) • Céline Marin - artiste (Nice) • Olivier Marro - journaliste, critique art & cinéma (Nice) • Aurélien Mauplot - artiste (Saint-Frion) • Jürgen Nefzger - photographe (Paris - Nice) • Tadashi Ono - photographe (Tokyo - Arles) • Sidonie Osborne Staples - artiste (Strasbourg - Lille) • Maxime Parodi - artiste (Nice) • Jean-Simon Raclot - artiste (Nice) • Arnaud Rolland - artiste (Berlin) et la participation d'Ernest Pignon Ernest (Paris - Nice )

 Villa Camenine, Nice, jusqu'au 28 octobre


                                                       Jean-Simon Raclot

lundi 24 septembre 2018

Martin Caminiti "Tête en l'air et sans mobile apparent"


                                 

                                     Rien de plus indéfinissable qu'un objet de Martin Caminiti. Parler d'objet c'est encore ici se résigner à le nommer ainsi quand il oscille entre dessin et sculpture, ombre et représentation, insecte ou végétal. Car cet objet semble se dérober à lui-même et au temps dans lequel il s'inscrit. Autant dire qu'il le traverse, incongru, presque immatériel, qu'il malmène ou structure l'espace qui le contient et qu' il témoigne ainsi d'une manière d'approcher ce que pourrait être une œuvre d'art : une trouée, une échappée dans le temps et l'espace, une hypothèse de sens pour déjouer les atours séduisants mais illusoires du réel.
                            Aveuglé par l'image d'un présent autant obsessionnel qu' éternel, l'homme de la consommation se consume au fur et à mesure qu'il érige l'éphémère comme signe du vivant jusqu'à utiliser des pratiques dites artistiques pour dénier à l'art toute possibilité de produire des utopies et des formes nouvelles. C'est à dire tout ce qui se joue en dehors de l'espace et d'un temps quand il se déchire de sa seule actualité. Giorgio Agamben en 2008, dans « Qu'est-ce que le contemporain ? » écrivait : « Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n'adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel. » L'art de Martin Caminiti est inactuel car il détourne l'usage des choses, les mythologies de l'utilitaire pour les traduire en icônes incertaines de notre temps. Fausses idoles mais créations magiques pour un siècle aux rêves perdus. Sont-ce des libellules, ces fils tendus sur du verre, ces filaments aériens qui dessinent des flexions contre un mur ou vers le ciel ? Ou bien figurent-ils quelque motif végétal qui se serait échappé de la gangue de l'industrialisation, d'une bicyclette ou d'une canne à pêche?
                            Rythme, douceur, poésie, regard dédaigneux sur le temps, humour sur l'ironie et l'obsession matérielle. Martin Caminiti est l'artiste du détachement. On peut espérer que la légèreté de ses constructions incertaines épouse les courbes d'une calligraphie nouvelle pour dire autrement le monde, loin de l'art des carrefours ou de la finance, loin de l'asservissement au grondement des frustrations haineuses des uns et des autres... On peut aussi rêver.

Galerie Matarosso, Nice, jusqu'au 6 octobre 2018



vendredi 21 septembre 2018

Satie 152, Marcel Bataillard, Frédérik Brandi, Kristof Everart


"Faut-il (encore) célébrer le 152ème anniversaire de la naissance d'Erk Satie?"

                     Le musicologue Roland de Condé écrivait : «  Erik Satie vécut emmitouflé dans son ironie ». Et  celle-ci demeura la seule ligne directrice d'un personnage chaotique, toujours en mouvement, anticipant les avant gardes et ne se fixant nulle part. Musicien d'ameublement comme il se plaisait à se définir, il écrivait, dessinait et l'artiste de cabaret repoussait dans l'ombre le créateur de génie. Mystique mais communiste, misérable mais mondain, celui qui fréquenta les plus grands restera « l'inconnu d'Arcueil».
                A cette ironie, il fallait répondre par la grand pompe d'un 152ème anniversaire ! Le collectif créé à cette occasion par Marcel Bataillard, Frédéric Brandi et Kristof Everart sous l’appellation de « guignol's band » interprète dans une joyeuse cacophonie le rapiècement de quelques éléments biographiques ou artistiques qui éclairent, prolongent et questionnent l’œuvre de Satie. Qu'en reste-il aujourd’hui? Et qu'en est-il désormais de la notion d'avant garde ? A mi-chemin entre l'exposition et le spectacle, cette expérience se garde bien de répondre à ces questions mais s'amuse à accentuer les éléments disparates que l'artiste apportait en se jouant de tout questionnement. L'humour se conjugue ainsi à l'absurde mais toute la réussite de ce Guignol's band repose sur cette prémonition d'un rythme autre, d'un processus de pensée différent, d'une esthétique à rebours des codes déjà formulés. Dans leur sauvage modestie, nos artistes préfigurent de nouvelles formes. Tous les chemins sont bons pour une telle aventure burlesque et on les défrichera à l'aide de créations numériques, d'installations sonores, de dessins, et d'assemblages hétéroclites. Ici l'on ne s'interdit rien et le grand écart est la seule règle jusqu'à la déchirure. On rit et le rire est libérateur.

Villa Arson, Nice jusqu’au 14 octobre 2018