lundi 22 octobre 2018

Karine Rougier, "Les sables mouvants"



Telle la belle arlésienne, la peinture, par sa rareté, suscite l'attente d'une promesse, d'un rêve d'exprimer le monde dans toute son intensité. Mais il arrive que la peinture s'incarne dans la structure même de ce rêve. Sans prémonition, sans qu'il ne dise rien de ce que la toile ou le dessin pourrait représenter, ce rêve dans sa nudité apparaît comme une peau sur laquelle s'inscrivent fantasmes, désirs et tous ces excès que le réel ne cesse de réprimer. A voir les peintures de Karine Rougier, on pense alors au vers de Pierre-Jean Toulet dans son poème « En Arles » : « Prends garde à la douceur des choses ». Non pas que celles-ci soient empoisonnées. Ni même qu'elles ne renvoient au néant: il suffit qu'elles s'accordent à l' image neutre de ce qu'elles voulaient exprimer. Comme à l'accoutumée, l'Espace à vendre nous propose une approche de la figuration mais par le biais de l'humour ou de la poésie. Et c'est sur ce dernier registre que l’œuvre de Karine Rougier se déploie.

C'est sans doute dans ce territoire étroit de l'image neutre que l’œuvre de Karine Rougier devient lisible. Sa visibilité, elle, se réduit à une surface superfétatoire. Et si le tableau se drape d'un récit, celui-ci ne déroge en rien à la vérité de son mutisme originel, à la viscosité trouble du fond. Telle est la scénographie de l'artiste qui joue de l’ambiguïté entre fluidité et épaisseur, glauque et transparence, pour faire apparaître la trame d'une narration. Mais rien que la trame car la poésie réside justement dans cette solitude des choses, comme si les objets et les êtres étaient amputés de toute finalité. Privés de toute substance, leur présence erratique les condamne à faire « bonne figure » dans un jeu inutile quand la règle leur impose cette seule inutilité au monde.

 Chaque figure est alors cet îlot esseulé porteur de sa seule étiquette, aussi sèche qu'une définition de dictionnaire. On reconnaîtra là l'écho d'une figure mythologique, d'un dieu exotique, d'un animal totémique à moins qu'il ne soit qu'un jouet. Icônes et signes anonymes, dépouillés de toute identité. Et les êtres ici se hissent dans des profondeurs ou s’abîment dans des altitudes vaines qui ne leur renvoient que l'image de leurs mouvements incertains dans la grammaire figée de ce qu'ils étaient condamnés à être. Autant dire qu'une certaine tristesse rayonne ici, mais dans la délicatesse, car si tout semble joué d'avance, leur seule présence au monde leur confère une sorte de pouvoir magique.

 Chaque élément saisi dans sa singularité contient en lui-même cette part d'indicible et d'invisible qui en fait la richesse. On pense à ces peintures de Morandi ou de Balthus, ces peintres de la solitude et du silence. Les êtres et les choses semblent être là, fanés dans leur éternité mais en même temps ils portent dans leur intériorité ce rêve de fleurir, ce désir de s'abandonner à la vie. Tout se joue alors dans ces lisières du réel et de l'imaginaire, d'une réalité crue, de l'érotisme ou de la simple beauté. L'univers de Karine Rougier possède cette beauté trouble d'un débordement qui ne s'exprime qu'à sa source, d'un silence qui précède le cri. C'est cela la poésie.

La Strada N°302


L'espace à vendre, Nice, jusqu'au 1 décembre 2018





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