vendredi 14 juin 2019

"Libérer la couleur", Claude Viallat à la Venet Foundation



Ce supplément d'âme qui auréole une œuvre tient souvent au lieu qui l'accueille. La Fondation Venet au Muy dans le Var se déploie dans la perfection des cinq hectares d'un parc lumineux traversé par les courbes fraîches de l'Argens, son moulin où réside l'artiste, les bâtiments industriels pour des œuvres toujours renouvelées de Bernar Venet et une galerie contemporaine pour l'exposition temporaire estivale.
La nature se vit ici comme la création d'un artiste qui a su en extraire les lignes et les couleurs en écho à son propre travail sur la matière, l'acier, la rouille et le gigantisme associé à cette tension vers l'absolue pureté du minimalisme. A l'instar d'un jardin japonais, chaque arbre, chaque sculpture s'élève alors dans la majesté d'un signe. La chapelle créée par Franck Stella en 2014 pour l'inauguration de la Fondation répond harmonieusement par ses courbes aux angles et aux lignes droites de la Galerie qui, cet été, rend hommage à l’œuvre de Claude Viallat.
 Ce dépouillement visuel, ces seuls repères chromatiques du blanc et du noir comme réponses à l'immensité verte de la nature permettent aux œuvres d'exprimer toute leur intensité. On y trouve la plus importante collection d'art conceptuel et minimal avec de vastes installations de James Turell dont l'une ouvre un oculus éliptique sur le ciel pour un hymne vibrant à la lumière. Les œuvres de Donald Judd, Dan Flavin ou de Sol LeWitt, cette année si présentes à Art Basel, parsèment la propriété où l'on croisera celles d'Arman, de Robert Morris, de Tony Cragg et de tant d'autres parmi les « lignes indéterminées » des sculptures de Bernar Venet.
Cet été, la couleur est célébrée à travers l’œuvre de Claude Viallat. L'exposition présente une vingtaine de peintures réalisées sur des bâches militaires à partir de 1980 jusqu'à ces dernières années. Des pièces monumentales où l'artiste décline sa propre grammaire dans son regard sur l'équilibre et la qualité de la matière, l'apparition d'une forme arbitraire qui absorbe tout à la fois la couleur et en délimite les contrastes comme pour une lecture radicale des fenêtres et découpes de Matisse. La couleur triomphe et, de sa seule puissance, un espace matériel s'organise à travers des coutures, des plis et des cordages. Les œuvres se dressent comme pour déchirer l'espace et en extraire l'essence. Elles se proclament dans leur stricte évidence comme si elles apportaient à ce lieu la magie de la couleur pour répondre à la perfection d'un espace, d'une architecture et d'une nature sereine où l'art pourrait éclore en toute liberté.

Exposition jusqu'au 13 septembre 2019






samedi 25 mai 2019

Le diable au corps. Quand l'Art Optique électrise le cinéma.




Il y eut cet instant où, dès le milieu des années 50, l'art s’empara de la rue, du quotidien et des signes d'une société engoncée dans les illusions du progrès technologique de l'après-guerre. Si, par le biais de l'accumulation et de la destruction, les artistes du Nouveau réalisme mettaient en cause les fondements de cette société, les artistes de l'0p art et du Cinétisme la glorifieront au contraire en se diffusant dans le luxe, la mode, le cinéma et le glamour du papier glacé. Et à ce que Restany qualifiait « d'une aventure de l'objet » pour le Nouveau Réalisme, l'Optical art répondra par les effets subjectifs produits chez le spectateur. Le MAMAC remet aujourd'hui  ce mouvement en perspective pour en  faire émerger les aspect contradictoires, la relation de la technique et du corps et celle de l’intellect et des sensations.
« Le diable au corps », titre de l'exposition, ne se rapporte pas tant à cet art marqué par une abstraction limitée d'abord au noir et blanc, à des figures géométriques sur des surfaces planes que par les effets de déséquilibre qu'il produira sur le public. Il trouvera toute sa force dans des effets psychologiques et, parallèlement, par l'incidence du mouvement, des jeux de lumières et des structures labyrinthiques de l'Art Cinétique.
C'est ainsi que le cinéma s'en saisira pour traduire les transes érotiques, le trouble du vertige et des artifices. Poussées aux limites de l'humour et de la dérision chez Lautner dans « L’œil du monocle » ou à celles d'un kitch naïf chez Demy dans « Les demoiselles de Rochefort » les influences de ce mouvement artistiques sont particulièrement soulignées ici. La mode ne sera pas en reste avec les robes métalliques de Paco Rabane de même que les danseuses du Crazy Horse se lovent-elles dans les sinuosités lumineuses des projecteurs.
D'emblée cet art se revendique illusionniste et rétinien. Chez Vasarely le plan du tableau s'anime au gré des cercles et des damiers saisis dans des convulsions pour des effets d'anamorphoses. Le point de vue du spectateur est constamment sollicité. Celui-ci doit s’immerger dans l’œuvre, son corps se déplace autour des volumes transparents de Soto ou d'Yvaral dans une pluie de fils de néon ou de tiges de métal. Il se heurte aux labyrinthes colorés de Cruz-Diez. L'espace se dilate et se contracte tour à tour et invite à une expérience physique.
 De tout cela ne faut-il retenir que le chic et le toc ou bien comprendre les enjeux d'un tel mouvement? Parmi ses initiateurs, le GRAV (Groupe de recherche d'Art Visuel) déclarait dans son manifeste en 1963: «Nous voulons intéresser le spectateur, le sortir des inhibitions, le décontracter... » A cette volonté libératrice et ludique, Morellet ajoute une dimension plus intellectuelle en déclarant que le résultat l'intéresse moins que le système lui-même. Les règles auxquelles il se soumet se teintent d' ironie et peuvent rappeler l’écriture de Pérec. Pour les autres de l'ironie, il y en eut peu. La fascination technologique désormais peut sombrer dans la nostalgie du vintage. Ou, pour parler autrement, les situationnistes, qui à la même époque agissaient dans l'ombre, auraient pu dire qu'entre le spectaculaire et sa dénonciation il ne restera que le spectacle de la dénonciation.
  
MAMAC, Nice.  Exposition  jusqu'au 29 septembre 2019



jeudi 23 mai 2019

Nice, Cinémapolis


Voici une exposition où tout se présente en plans et séquences, où le cinéma se contemple dans le développement d'une ville à partir de la fin du XIXe siècle. « Nice, cinémapolis » est ce récit d'une rencontre entre la lumière d'une ville, sa géographie, son activité touristique et l'apparition d'un art nouveau, le cinéma. 123 années de cette histoire à Nice sont ici relatées. En 1896 les Frères Lumière s'installent dans la ville. Le carnaval et les événements mondains sont autant d'images que le visiteur souhaite alors conserver. Les techniques s’affinent à une vitesse fulgurante. Très vite le cinéma s'impose comme un vecteur économique déterminant avec l’apparition de nombreux studios de production, Pathé, Gaumont, et certains plus modestes, dispersés dans de simples villas jusque dans l'arrière pays. Les reportages laissent peu à peu la place à des fictions, on y créée des décors gigantesques, il y faut des costumes, des stars et des figurants par centaines. Les salles de cinéma se multiplient.
Cette aventure palpitante est ici relatée comme dans un travelling chronologique à partir d'objets rares - les premiers appareils destinés à la fois à l'enregistrement et à la diffusion du film, des documents, des affiches, des photographies. En 1919 naissent les studios de la Victorine. Tout l'imaginaire d'une époque s'y construit, fantasmes d'une sensualité orientaliste, poésie sociale, folies et angoisses de l' avant-guerre. Nice est alors une ville cosmopolite où russes et américains se croisent. Un tourisme luxueux se diffuse sur la Promenade des Anglais et côtoie le Vieux Nice et un peuple attaché à son identité méditerranéenne. A la même époque, se construisent le Casino ou le Négresco...
Ce centième anniversaire de la Victorine est un hommage au cinéma, ponctué par un rappel aux films culte qu'on y tourna, Les enfants du Paradis ou La nuit américaine. Comme si ce dernier était un clin d’œil vers cet autre espace si proche et si lointain, là où en parallèle, sur les collines d'Hollywood et de Californie, au début du XXe siècle une même histoire se construisait.   Nice, Cinémapolis » est ce point de rencontre du réel et de l'imaginaire, jonché de toutes les espérances et de tous les drames de l'histoire. L'exposition se développe dans une scénographie lumineuse ; on va de découverte en découverte, le fil du temps s'ouvre à d'autres perspectives : Cent ans après, les Studios de la Victorine entament leur renaissance. Le voyage dans le temps continue.

Musée Masséna, Nice
Exposition du 17 mai au 30 septembre 2019


dimanche 12 mai 2019

Clément Cogitore au Musée National Marc Chagall



La postérité d'un peintre ne repose pas tant sur un legs que sur la vitalité des ramifications qu'il aura suggérées à d'autres artistes qui lui succéderont. Ainsi Clément Cogitore, titulaire du Prix Marcel Duchamp en 2018 et l'un des créateurs les plus prometteurs d' aujourd’hui, se mesure à l’œuvre de Chagall mais sur un tout autre registre. Au métier et à la main du peintre, il répond par l’œil du photographe et du vidéaste. Face à l'exubérance colorée de son prédécesseur, Clément Cogitore impose la dramaturgie d'un monochrome assourdi. Deux univers proches et lointains se côtoient alors sur les cimaises du Musée Chagall de Nice pour une même fascination sur la relation des hommes à leur mythologie.
Pour le peintre, le judaïsme représentait un récit fondateur à partir duquel l'imaginaire s'emparait du réel pour l’imprégner d'un humanisme profond où la vie quotidienne, celle des plus humbles, accordait sur cette terre la promesse d'un envol vers un paradis. A cette verticalité aérienne et heureuse, Cogitore oppose une horizontalité tellurique, un repli vers les zones plus obscures de l'humanité: La terre n'est que cet élément bouillonnant où l'homme est saisi dans sa force originelle. L'humanité ne se livre plus que dans l'énergie informelle de la foule. L'individu se fond dans un magma humain d'où sourd la mythologie d'une terre primitive. Il n'est plus qu'une ombre lointaine dans ces œuvres où l'on rencontre aussi bien la grotte de Lascaux que des photographies de désert où le minéral se mêle à des uniformes militaires laissés sur le sol, à peine perceptibles, tels des enveloppes vidées de leur contenu humain. Cette autre horizontalité encore, avec un lent travelling, dans la vidéo « Passages », qui agit par une découpe de lumières révélant l'ossature d'une architecture ancienne et des objets religieux abandonnés à leur seule répétition. Le récit reste ouvert, lacunaire. Il procède par fragments, indices, brides de mémoire qui suscitent toujours d'autres chapitres possibles.
Nous voici alors confrontés aux frontières du visible. La vraie narration se situe dans un hors champ que l'artiste ne cesse de désigner. Tout se joue dans cet ailleurs trouble mis en scène par les seuls effets qu'il produit. Un bleu nocturne s'empare de cet espace qui n'est plus qu'allusif. Une brume de fumée rend la scène mouvante et se répand comme le souvenir d'un brasier primitif, d' un centre invisible, d'un feu autour duquel les hommes se confieraient à la seule transe d'une danse sauvage ou salvatrice. Clément Cogitore fouille le temps dans tous ses recoins comme pour en exhumer les mythes et les archétypes, mettre à nu la terre, le ciel et le feu. De l'art, il poursuit le long cheminement de la peinture dont il extrait les figures iconiques, les gestes maniéristes et le drapé du clair-obscur. Quelque part, peut-être, l'homme en surgit-il par d'hypothétiques fulgurances, dans l' effervescence de la nuit. Aux hommes de Chagall qui sont déjà des anges sauvés par l'amour, Clément Cogitore oppose des êtres encore saisis dans l'angoisse d'une glaise primitive. Comme s'il savait qu'il n'y aura jamais d'anges avant que nous ne devenions des hommes.

Exposition jusqu'au 22 octobre 2019













vendredi 10 mai 2019

Ensemble architectural "Cap moderne", Roquebrune -Cap- Martin




La puissance d'un lieu ne se laisse pas absorber par l'image. Elle se révèle dans l'élasticité d'un espace quand le temps se dissout dans cette acuité du présent que le promeneur éprouve face au déploiement bleuté de la mer, aux courbes déchiquetées d'une côte, à l'harmonie des jardins. Ce sentiment d'atteindre une forme de perfection, le visiteur le ressent en découvrant, en surplomb de la Méditerranée, le « Cap Moderne » qui rassemble le Cabanon du Corbusier, le bar-restaurant de l’Étoile de mer et la Villa E-1027 d'Eileen Gray et Jean Badovici à Roquebrune-Cap-Martin. Celle-ci s'impose dans le paysage par la certitude de son architecture minimaliste, ses lignes épurées, ses arêtes adoucies et ses terrasses sereines qui défient l'immensité du paysage alentour.
La restauration du site entamée en 2014 est en voie d'achèvement. En 2020 le Centre des Monuments Nationaux en prendra la gouvernance quand les derniers ajustements auront été achevés tant dans l'aspect extérieur de la Villa que dans son aménagement intérieur. C'est d'ailleurs celui-ci qui confère toute son originalité au lieu. En effet, plus qu'à l'esthétique proprement dite, Eileen Gray s’intéressait à la fonctionnalité de l'ameublement et l’exiguïté de certaines pièces l'incita à créer des objets aussi surprenants par leur forme que par l'usage qu'on pouvait en attendre. Elle s’efforçait par ailleurs de conférer à ce mobilier une note très féminine pour son utilisation ce qui accentue ici le sentiment d'une présence. Le lieu n'est pas qu'un superbe décor, il est surtout un lieu de vie qui vibre des ondes de la nonchalance et du bonheur. La Villa semble ainsi «  habitée » d'une identité et d'une mémoire. Femme libre et artiste totale, Eileen Gray fut particulièrement innovante dans le domaine du design, de la décoration d'intérieur et de l'architecture.
Le site est ouvert au public jusqu'à la fin octobre. De nombreux événements, concerts et soirées de gala y sont organisées tout au long de l'été.


lundi 6 mai 2019

Liselott Johnsson, "MAYDAY, MAYDAY, MAYDAY"



MAYDAY, MAYDAY, MAYDAY, un signal de détresse auquel on ne pourra peut-être répondre que par le secours de l'art et de la poésie.
 « Je dirai quelque jour vos naissances latentes » écrivait Rimbaud dans « Voyelles » pour associer chacune d'elles à l'une des fulgurances de la vie. Le poète énonçait alors tout à la fois les prémisses d'un dévoilement et de l'élaboration d'un langage. Dans cette même perspective énigmatique d'une relation entre un signe et un « événement », Liselott Johnsson, dans son installation « Mayday, Mayday, Mayday », reprend cette interaction de la couleur et de la forme pour la replacer dans le contexte de l'histoire de la peinture abstraite. Non celle du corps et de ses pulsions mais dans celle de la pensée, d'une réflexion sur la création et la validité d'un code linguistique.
Pourtant cette œuvre ne se prétend aucunement théorique, elle ambitionne plutôt  à raviver chez le spectateur la réflexion sur ce rapport entre la couleur et un système géométrique. Ainsi l'artiste crée-t-elle un vocabulaire où chaque lettre est associée à un carré habité d'un signe coloré qui, culturellement, fait allusion à des systèmes bien définis -signalisation dans les transports, par exemple dans le Code international des signaux maritimes, mais aussi dans d'autres domaines tels que le High Capacity Color Barcode développé par Microsoft. Si l’œuvre de Liselott Johnsson nous incite à penser ces systèmes visuels qui agissent sur nous sans que même nous ayons à les analyser, elle en souligne les aspects décoratifs et architecturaux. La couleur et le signe portent en eux la construction d'un sens et incite le spectateur à une réaction individuelle et sociale. Dans l'élaboration d'un langage plastique arbitraire et d'un code visuel pour désigner un mot, l'artiste nous éclaire sur l’ambiguïté fondamentale de ce ce que nous tenons comme acquis naturellement quand tout ne procède que d'une construction culturelle.
L'artiste nous renvoie aux signes premiers, aux langages primitifs et à ceux que nous connaissons mais sans les comprendre et les interpréter. Comment percevoir alors le réel, comment obéir à ses injonctions ou comment le transformer ? Quel est sur lui le pouvoir de l'artiste et quelles sont les limites de la création ? Voici donc une œuvre réfléchie qui se livre en toute clarté, dans l'exigence d'une ouverture à la poésie par la seule sérénité de la forme et de la couleur. L'ombre lumineuse de Rimbaud, la puissance de sa synesthésie règnent ici. Nous nous immergeons avec ravissement dans ce langage inconnu.

Moving Art Gallery, Nice, jusqu'au 29 juin 2019


Artiste suédoise et américaine, Liselott Johnsson, est née à Uddevalla en Suède en 1967. Elle vit et travaille à Nice depuis 2016. Elle a suivi une formation en architecture et en art dans des écoles renommées en Europe et aux Etats-Unis. Elle possède un Master of Fine Arts in Visual Arts, ainsi qu’un Master en Architecture. Ses œuvres ont été présentées dans de nombreuses galeries d’art, musées, et espaces publics aux Etats-Unis et en France comme au Museum of Contemporary Art of Georgia, Atlanta, USA; Muhlenberg Public Library NYPL, New York, USA; Brooklyn Fire Proof/Temporary Storage Gallery, Brooklyn, NY, USA ; Glass Cube @ Hotel Indigo, Athens, Georgia, USA; Gertrude Herbert Institute of Art, Augusta, Georgia, USA; Boston Public Library, Boston, Massachussetts, USA ; Steffen Thomas Museum of Art, Madison, Georgia, USA; Monastère de Saorge, Alpes-Maritimes, France.

vendredi 3 mai 2019

Véronique Roussiaux, "Visions cosmiques"



L'artisan s'attache à la perfection dans le traitement d'une matière et tend à adhérer au plus près aux normes de son époque dans la notion du beau. Or ce mot-là est pourtant sa limite parce qu'il ne cesse d'évoluer au fil du temps en fonction de la transformation des idées, des mutations de l'imaginaire et l'apparition de formes nouvelles. Le beau demeure cet impossible que seul l'artiste s'acharne à poursuivre dans sa pensée pour renouveler encore ces formes. Ou, mieux, la beauté ne doit pas être le but poursuivi par l’artiste, elle n'intervient que par détour au terme d'un projet dont elle était absente : elle consacre alors d'avantage une idée qu'une forme car les hiérarchies esthétiques ne relèvent toujours que de conventions culturelles. Le beau pour celui qui le reçoit n'est qu'un accomplissement mystérieux au terme d'une expérience sensible.
Aujourd'hui encore, la notion d'atelier, la relation entre la main et l’œuvre, le lien intime entre la pensée et le faire, la conscience d'une unité tragique entre soi et le monde demeurent pour bien des artistes la source de toute création. L’œuvre ne questionne pas, elle est une réponse, un écho, un cri, un signe ou un silence. Véronique Roussiaux travaille la terre. C'est à dire qu'elle cherche en elle une signification tout en la laissant s'exprimer, en privilégiant ses caprices, en l'accompagnant dans une réflexion constante sur ce qui l’unit à l'univers, à nous-mêmes, de l'atome jusqu'à l’infini du ciel. Le geste n'est plus alors celui de l'artisan, il engage une relation tellurique au monde – celle de la magie, du rapport à un temps réduit à un concept fragile quand il se mesure à l'espace ondulatoire de l'infini.
Entre cette terre et l'artiste, un lien se noue, celui de la matière toujours mouvante, informe, dont il s'agit, pour un instant, de fixer dans le temps un état transitoire qui, pourtant, révèle le reflet d'une conscience et d'un choix. Véronique Roussiaux donne forme aux convulsions de l'argile, avec le brillant de la porcelaine, le feu du four dans lequel la terre éclate, se contorsionne et d'où jaillit la couleur. Le geste de l'artiste accompagne, par la pensée, cette vie autonome des éléments. De ces céramiques, des stèles légères s'envolent, libérées du magma terrestre, comme par des ailes ruisselantes de projections colorées. Ou bien des racines s'entortillent contre le ventre de la terre dans un sombre combat où la lumière se heurte à l'angoisse de l'incertitude.On entend alors dans ces sculptures comme la résonance du « Grand combat » d'Henri Michaux qui s’achevait ainsi : « On s'étonne, on s'étonne, on s'étonne / Et on vous regarde / On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret. »

Chapelle des Pénitents blancs, Aspremont, jusqu'au 19 mai 2019

mercredi 1 mai 2019

Chourouk Hriech, "Chaque temps en efface-t'il vraiment un autre?"




Le Narcissio, Nice, jusqu'au 20 juillet 2019


                      Parfois l'espace s'offre à nous dans l'évidence de ses angles, de ses ouvertures ou de son cloisonnement mais il suffit pourtant d'un rien pour que tout ceci vacille comme si un corps étranger, invisible, s'en emparait pour le formuler autrement. Et si ce « rien » résidait dans le pouvoir de l'artiste quand, avec discrétion, il déjoue nos codes perceptifs et introduit dans la réalité d'un espace le trouble d'une image qui agit sur lui de façon quasi virale ?
Chourouk Hriech redessine l'espace du Narcissio. Elle en souligne les arêtes, les angles, le décalage des murs, les volumes qui s’additionnent ou se déboîtent. Les murs sont alors parfois recouverts de gouache ou de feutre. Le noir et blanc s'impose dans toute sa monumentalité et dicte ses propres lignes de fuite. Les barres verticales et les diagonales sont tendues à l'extrême. Des dessins à l'encre de Chine, encadrés, redoublent ces images à moins qu'ils ne les déjouent comme si un corps étranger s'en emparait pour introduire dans l'espace réel cet imaginaire qui en serait la radiographie.
Ici le lieu se confronte à l'image d'un environnement urbain et d'une stricte géométrie mais les effets de miroir entre l'espace réel et l'image sont comme dévitalisés par des ornements végétaux. Un artifice répond à un autre. La localisation est incertaine, allusion à la Thaïlande, au Maroc et à l'exotisme : sortir du cadre, brouiller nos repères, créer de nouvelles perspectives, oser des trouées dans le réel.
Dans ces dessins l'humain a déserté le décor. Nulle échappée n'est possible. L'imaginaire est saisi dans cet instant où nulle fiction ne le contamine encore. Il est dans sa nudité nue, cet espace à remplir tel que les dessins le soulignent : Des fenêtres ouvertes ou closes dans l’absorption de la lumière, des angles morts, l'ossature vertigineuse d'une perspective. Le visiteur est saisi par cette trajectoire étrange d'un réel qui serait faussement décalqué par l'image et qu'il pénètre comme par effraction. Il prend alors conscience que si l'artiste dessine au seuil de la fiction dont, en creux, il n'en définirait que le cadre, le visiteur lui, investit le lieu de son propre récit. Dans ces jeux de miroirs, les pays des merveilles sont traversés, les figures et les identités s'estompent : Qu'en est-il d'un récit ? Où se trouve l'artiste ? Où sommes-nous ? Ou bien, pour reprendre le titre de l'exposition : « Chaque temps en efface-t-il vraiment un autre ? »





vendredi 26 avril 2019

Jean-Marc Calvet, "A la croisée de nos chemins"




Parce qu'elle se refuse apparemment au filtre de la pensée et qu'elle se confronte d'emblée au spectateur dans un face à face tendu, la peinture de Jean-Marc Calvet s'affirme dans sa puissance redoutable. Sa frontalité brutale s'impose comme le miroir grimaçant de ce que nous sommes, et au-delà de l'image sous-jacente de la violence qu'elle nous renvoie, nous sommes saisis par cet humanisme qui semble comprimé dans un chaos de formes et de couleurs. L'humanité entière se condense dans l'espace clos de la toile. Et si les figures le saturent, le visage humain dans sa version primitive, presque animale, le plus souvent au centre de la toile en est le principe organisateur. Il crée un ordre symétrique qui se charge  d'une multitude de signes, d'indices ou d’icônes comme si, dans le cerveau, les mots refluaient vers des formes archaïques, des mythes fédérateurs en amont de tout discours.
Voici une peinture universelle à la fois populaire et cultivée, simple et complexe, qui parle de notre animalité, de nos angoisses, de notre énergie folle à nous soustraire à toutes les chaînes. Elle parle de cette liberté que porte l'art quand celui-ci se refuse à tout destin pour condenser tout un flux de mémoire qu'il interprète à sa guise et met en scène une dramaturgie de la couleur et de la forme alors que tout est encore en gestation.
Si de prime abord on peut penser à la peinture de Basquiat ou à celle des artistes du Street art, l'univers de Calvet est pourtant fort différent: Ce n'est pas tant à une extériorité psychologique et sociale, ni à un décor ou même à un désir d'expressivité qu'il s'attache mais plutôt à revenir aux sources du langage pictural. Une peinture qui se déporte au-delà de l'actualité ou du temps. Si le visage humain est omniprésent, il est lacéré par une multitude d'images qui l'enserrent dans une trame étouffante. Les yeux sont partout, hypnotiques, carnavalesques, rappels de civilisations perdues. Les doigts sont des pointes lacérées comme des étoiles. Les bouches exhalent un rire sans objet. L'infini du ciel pénètre le corps, la couleur est une éruption de la vie. Le feu couve en chaque chose, en laisse jaillir la lave et, si tout se désarticule et se fond, pourtant quelque chose de l'ordre d'une autre grammaire, d'une nouvelle forme lexicale, se construit ici. C'est bien d' art "singulier" dont il s'agirait aussi  puisque le peintre y perçoit une forme de thérapie personnelle qui l'aura délivré de ses blessures et de ses tourments.  Et c'est parce que l'artiste parvient de façon très personnelle à se saisir de l'univers, à en traduire l'énergie à travers celle du corps, qu'il nous livre une œuvre littéralement saisissante.

Riviera Galerie, Nice jusqu'au 20 juin 2019




jeudi 25 avril 2019

Philippe Pastor, "Terre § Métamorphoses"




Monaco, Galerie Modern'Art , jusqu'au 26 juillet 2019

Penser la terre signifie pour un artiste l'éprouver charnellement. Ressentir ses blessures c'est aussi subir cette déchirure que l'activité artistique révèle et cautérise tout à la fois. Pour cela Philippe Pastor prélève les matières minérales et végétales issues de cette nature blessée. Il en révèle la force enfouie parce que pour lui l'art est un engagement  pour nous alarmer des drames de la terre, de la forêt ou de la mer, pour dénoncer les catastrophes climatiques qui lacèrent les arbres et les incendies pour ces cendres dans lesquelles notre monde menace de disparaître.
 La disparition tel est bien l'enjeu de ces peintures monumentales où la puissance du geste se mesure à celle des éléments. Elle en est la figure centrale mais aussi notre horizon fatal si l'humain ne parvient pas à se réconcilier avec cette nature qui nous donne la vie et à laquelle nous appartenons. L'art peut alors être cet acte réparateur en même temps qu'il nous alerte sur les conséquences de notre démesure. Mais le geste de l'artiste s'efface dans l'essence même de la matière, les feuilles, les brindilles, les aiguilles de pin, toute cette nature filandreuse qui se heurte à l'artifice de la couleur du peintre même quand celle-ci résulte de pigments naturels : Deux vies, celle de l'artiste et celle de son environnement, qui se confrontent mais communient dans la menace d'un  même anéantissement. Nous voici convoqués au cœur de la démarche d'un artiste: Disparition certes, mais pour quelle forme nouvelle? Philippe Pastor répond par l'éclatement d'une colère, d'un jaillissement de la nature comme si celle-ci, d'elle-même, poussait son cri, exhibait les stigmates des souffrances qu'on lui infligeait. Éruption de couleurs et débris d'après l'apocalypse. Mais il y a pourtant ces totems qui se dressent, ces arbres calcinés dans le bronze pour un semblant d'éternité: l'ultime trace de l'espoir.