mercredi 10 avril 2019

Gérard Traquandi § Donation Albers-Honegger, "Contrepoint"



Parfois il dessine les yeux fermés; la main glisse sur le papier pour filtrer quelques brins de mémoire, le souvenir d'une herbe ou d'une branche, un enchevêtrement de feuilles, la trace d'une neige ou d'un feu. Gérard Traquandi se saisit ainsi des seuls matériaux de la nature pour qu'elle se révèle dans la trame d'une peinture, dans l'évanescence d'une couleur, pour en restituer l'écho aux limites de l'effacement.
L’œuvre est murmurée, en amont de toute représentation, dans cette écart entre l’imprégnation sensorielle et l'idée de la nature, l' imprécation de ce réel et ce qui en résulte. L'artiste travaille le temps ; il en recueille les lambeaux, couche après couche. Peu à peu, la toile s'anime de fantômes d'arbres ou de formes incertaines, s'engrosse de désir, sève, peinture. Forêt magique peut-être. A moins qu'il ne s'agisse des cendres d'un désert : qui saura jamais dire le monde autrement que dans son incertitude ? Alors autant laisser ce monde pénétrer dans la toile, dans la patience des glacis successifs, dans l'attente du séchage puis d'un autre recouvrement. Des strates moirées aux couleurs somptueuses se diffusent en elle. Des stries de lumière les balafrent et déchirent doucement l'espace et vous pénétrez dans le monde merveilleux de la peinture.
Mais Gérard Traquandi en connaît les détours comme les atours. Il en sait l'histoire, de ses origines jusqu'aux productions des artistes minimaux ou de l'art concret : ceux-là qui, pourtant, revendiquaient une technique mécanique, anti impressionniste, libérée des contraintes de la nature. Avec ceux-ci, Traquandi n'engage ni dialogue ni confrontation, et plutôt que de revêtir l'uniforme du commissaire, il s'empare de la baguette du chef d'orchestre. Celui-là qui interprète la partition à partir du « contrepoint » - puisque tel est le titre de cette exposition. Il s'agit bien alors, dans ce contrepoint, tel qu'il s'énonçait à l'aube du classicisme, de superposer les mélodies sans qu'aucune ne s'impose à l'autre. Deux faisceaux musicaux s'illuminent mutuellement. C'est ainsi que, dans telle salle, un dessin, une céramique, une peinture de Traquandi se mesure à la couleur d'Albers, dans une autre aux formes géométriques de Federle ou d'Aurélie Nemours.
L'architecture de l'Espace de l'Art Concret, ses larges baies vitrées où se déverse la végétation d'alentour, ses dénivelés d'un blanc austère, sont autant de possibilités pour l'artiste de faire surgir les qualités propres à chaque œuvre en installant dans sa partition des propositions fort diverses mais toutes convergeant vers ce fil originel de la nature.
« La peinture c'est de la lumière » dit-il. Et, en effet, ce fil originel c'est aussi le fil rouge du temps, le filament de l' incandescence quand, au cœur de la toile, les coloris flamboient ou se fripent jusqu’à faire surgir des balbutiements de feuillages, les pulsations d'une vie latente que l'artiste traque dans chaque pli, au bout d'une sente d'où s'exhale le souffle chaud ou étouffant d'une terre odorante. La toile s'anime et s'illumine. Les œuvres les plus austères de l'art concret se parent d'élégance et frétillent de poésie. Le monde est là, jungle de légèreté si c'était possible. La toile l'absorbe, le geste de l'artiste est inutile, il lui suffit que patiemment la surface s'en imprègne. La terre s'ouvre à nous comme pour une naissance. Le miracle Traquandi a fait son œuvre.

Espace de l'Art Concret, Mouans-Sartoux, jusqu'au 5 avril 2020




samedi 6 avril 2019

Silva Usta, "Tatoothérapie"



Artiste protéiforme, jouant de toutes les matières, osant toutes les performances, Silva Usta oscille d'une œuvre à l'autre en retournant sans cesse à son thème de prédilection, le corps. Ici elle explore le va et vient entre l'image photographique et le texte biographique qui l'accompagne. Les zones de rencontre ou les espaces lacunaires se croisent et tissent un récit ambiguë sur le tatouage et la peau qui le porte.
L'intérêt d'une telle exposition c'est aussi d'inscrire la photographie non dans un instant mais dans la durée quand elle s'annexe à la vie d'un personnage, à sa réalité, mais peut-être aussi et surtout, à ses rêves, ses utopies ou ses manques. L’artiste s'attache, dans l'exécution de ces portraits, à révéler ce que le tatouage imprime dans le corps comme épopée personnelle, qu'il soit texte ou image. Cet entre deux diffuse un effet de miroir où la vérité des personnages vacille entre le réel et la fiction que chacun d'eux se construit. Silva Usta maintient cette ambiguïté en superposant aux textes et images, un léger treillis de tulle qui tend à créer  un effet de voilage ou, au contraire, donne l'illusion d'un agrandissement de l'image par ce qui ressemble à un excès de pixellisation. Loin de dénuder les personnages, ce double jeu les dote d'une seconde peau érotisée d'une résille. A cette peau sur laquelle le tatouage se dépose, l'artiste rajoute une forme de derme social. Non pas dans le sens tribal de certains tatouages ou scarifications, mais plutôt dans l'idée que nous sommes tous du texte et de l'image. Et que nous portons tous l'un et l'autre, à même la peau. Que nous leur donnons une véritable apparence au-delà même de ce que nous souhaitons rendre visible.
Mais pour quel contenu ? Peut-être pour dire que cette écorce dont nous pouvons nous sentir prisonnier, il suffit d'un signe ou d'un mot pour s'en libérer. La peau est alors ce parchemin qui nous délivre un quitus mais le tatouage, tel qu'il est raconté dans ces textes, s'apparente à une seconde peau qui permet à celui qui la porte de s'affranchir symboliquement de la première pour vivre librement de la seconde dans une socialisation qu'il aura choisi et qu'il revendique de la sorte.


A mi-chemin entre sociologie et anthropologie, cette œuvre échappe cependant au documentaire. Comme un tatouage, Silva Usta l'expose dans une distance simulée comme pour dire : « L'art, je l'ai dans la peau. » L'art est aussi cette autre peau qui nous permet d'envisager le monde autrement. Il est ici cette revendication.

Espace culturel La Passerelle, Nice,  jusqu'au 30 avril 2019


dimanche 24 mars 2019

Isa Barbier, "Linéaments"

Galerie Helenbeck, Nice, jusqu'au 31 mai 2019


L'on se souvient des natures mortes comme des amoncellements de légumes ou de de fruits et pour leur charge symbolique. Encore faudrait-il les désigner dans la seule appellation de leur origine flamande, des « vies silencieuses ». Et c'est bien dans la résonance de ce contexte qu'éclot l’œuvre d'Isa Barbier. Non par accumulation, mais au contraire par un retour aux sources du monde végétal, à l'air qui le porte ou bien au tremblement des plumes, à la blancheur immaculée, au souffle à peine perceptible de la vie quant tout ceci se pare de l'informel du silence.
  Car peut-on  suggérer une forme pour le silence? Et qu'en adviendrait-il de celui qui s’engouffrerait dans les brèches de cette création? Car au-delà d'une relation au Land Art, Isa Barbier énonce les éléments minimaux de l'élaboration d'une œuvre et, en creux, toutes les perturbations qui la menacent. L'aventure est désormais dans cette expérience intérieure quand elle s'accorde à tous les atomes de la nature.
Avec recueillement, l'artiste en recueille les fragments les plus humbles. Feuilles délicatement peintes, tiges aux courbes modulées ou agglomérats d'aiguilles de pins enduites de couleurs se dispersent dans l’espace, non pour révéler un geste ou extraire l'essence des choses mais plutôt pour détourner ces éléments de leur origine biologique afin de les confronter aux conséquences de l'art.
Cette intimité qui se crée entre cette nature balbutiée et l’œuvre construite se tisse avec une délicatesse extrême : l'air invisible, par la légèreté de son souffle, pénètre la béance des feuilles de calques superposées sur lesquelles Isa Barbier dessine des herbes comme des jets colorés. Ailleurs, des figures géométriques s'emparent de l'espace, se gorgent de sa lumière. Et pourtant tout n'est ici qu'un assemblage, une grammaire poétique des signes de la nature. Aux confins du visible, des plumes en suspension déploient leur neige, attachées à des fils de la vierge. Murmures et vibrations, légèreté du monde que l'artiste accompagne avec douceur. Tout se love dans cette ondulation de la matière, cette respiration des choses quand l'artiste en sélectionne les parcelles les plus fines pour les essaimer sur une partition dont nous percevrions les notes aussi ténues qu'une tombée de flocons. Il faut alors s'ouvrir au ravissement, s'abandonner humblement à ce presque rien dans lequel étincellent les nervures du vivant. Il ne s'agit plus alors, de voir, d'entendre ni même de nous confier à l'intégralité de nos sens mais plutôt de se livrer à une sereine contemplation. Ces simples linéaments, fil à fil, tissent comme l’architecture aérienne d'un nid et l'artiste parvient alors à  donner forme au silence.







vendredi 22 mars 2019

Frédérique Lucien, "Corps et décors"

Musée Matisse, Nice,  jusqu'au 2 juin 2019


Loin des lignes angulaires et des strates colorées de Cézanne, loin de la matière vivante de Van Gogh pour une même quête de cette essence du monde que la peinture révélerait, Matisse, plus humblement, et on le sait, à l'origine sans une appétence particulière pour l'art, initia un chemin solitaire que bien d’autres artistes arpentèrent dans son sillage. Frédérique Lucien déroule dans le Musée Matisse de Nice, les fils de sa filiation au Maître et de ceux qu'il a influencés, Hantaï, Shirley Jaffe, les artistes de Support-Surface et bien d'autres. Il lui faut la même humilité pour marcher sur les traces du peintre, à la fois dans l'évidence de son apport et en faisant ici éclore les graines qu'il avait semées.
« Corps et décor » fait ainsi surgir la dimension corporelle qui, apparemment, pour le peintre se réduisait à un motif et à une organisation circulaire pour rythmer maintes compositions d'une œuvre lumineuse. Frédérique Lucien se saisit alors des éléments du décor matissien, arabesques et végétaux, pour les énoncer dans leur relation à ce corps décoratif qu'elle interprète dans les détours du dessin, de la porcelaine émaillée et autres matières. Mais cette artiste, dans une cinquantaine de pièces, retrace aussi les stations de l'histoire d'une œuvre qui se donne en fragments, en découpes et en vastes volumes colorés. Non pas pour compléter le travail de Matisse mais plutôt pour en extraire ce que le peintre, dans son rapport au décor, à la lumière et à la monumentalité, rendait invisible.
Il ne s'agit plus tant d'un dialogue avec l’artiste que de l'occasion de lui insuffler une suite, mais dans le sens d'une suite musicale. Car découpes et arrachements du papier ou aplats de couleurs dont les formes résonnent dans le vide du blanc ou se dispersent sur les murs du musée, s'accordent dans le rythme d'une fugue qui nous entraîne, certes dans les pas de Matisse, mais surtout dans le désir qu'il implique : L'idéal d'une perfection dans un accord sincère avec le monde. Comme si corps et décors se tissaient, s’égrainaient ou se dispersaient comme les instants d'une danse, celle de cette union au monde si chère à l'artiste. La peinture devient alors cet écrin du corps dont l'écho nous parvient dans la restitution de la puissance harmonieuse de Matisse. Elle s'accorde au minéral et au végétal, elle traduit les frémissements de la nature. Elle est un accomplissement.




mardi 19 mars 2019

Marc Lapolla et Florence Borga, "Défloraison"



Cette illusion de vouloir dire la fleur, la représenter, quand elle s'obstinera à se confiner dans ce point aveugle à tout langage. Au point d'ailleurs qu'on parlera de fleurs de rhétorique pour traduire tous les artifices d'un discours quand il se développe autour d'un centre qu'on pressent indicible.
La fleur est cette chair végétale dans laquelle circulent les méandres de nos désirs et de nos émois. Poètes et peintres n'ont cessé, cette fleur, de l'ériger comme figure emblématique de la vie. Ronsard pour dire le temps qui passe. Baudelaire pour les fleurs du mal ou, ailleurs, dans les peintures de vanités, ces fleurs qui se fanent comme pressentiment de la mort. Car toutes traduisent ce trouble de l'interstice où le désir se conjugue aux larmes quand les fleurs sont des pleurs de joie ou de douleur, de la naissance à la mort.
Serrer la fleur au plus près, en extraire les sucs et les sens, tel est le défi photographique de marc Lapolla et de Florence Borja. Pétales fripés ou corolles glorieuses parlent alors de cet instant où la vie jaillit dans toute son intensité au delà du plaisir et des blessures. La photographie capte ce tremblement où le végétal se confond aux convulsions organiques du corps et du cœur. Sensuelle et cosmique, l'image de la fleur, saisie dans ses entrailles, n'est que palpitation, attente d'un jaillissement muet. Nacre, velours ou soie, aucun mot jamais ne saura s'en saisir. Aucune représentation non plus puisqu'elle n'est que métaphore ou métamorphose. Elle n'est vouée qu'au silence et aux convulsions amoureuses. Fleur et pleur tout à la fois, elle rayonne dans l'effusion des sens qu'elle condense dans une origine du monde toujours recommencée.
Ces images définissent la beauté dans cette longue filiation picturale où l'on y croise les gammes sensuelles de Georgia O'Keeffe par l'extase de la couleur et la transgression des formes. Il s'y déploie, au-delà de leur fixité incertaine , ce fantasme de la femme-fleur, cette union des corps avec l'éternité de la nature. Elles énoncent au plus intime, jusqu'au vertige, ce qu'on ne dit qu'avec des fleurs. La photographie s'exerce alors comme une mise à jour, une défloraison, une apothéose.

Conciergerie Gounod, Nice, du 20 au 27 mars 2019

vendredi 8 mars 2019

Pauline Brun - Rémi Groussin, "Shooter"

La Station, Nice, jusqu'au20 avril 2019



Scène d'interaction de deux artistes, « Shooter » est le produit de leur résidence durant quatre mois à La Station. Chacun d'eux se mesure à un même espace pour l'investir de sa propre pratique et le transformer en résonance à la proposition de l'autre. Rémi Groussin déjoue les conventions du spectacle en prélevant dans notre quotidien des signes dépourvus de leur fonction initiale. Les objets sont ainsi réduits aux seuls indicateurs de ce qu'ils furent et traduisent ainsi leur perte de sens. L'artiste, revenant aux geste de l'artisan, dépouille ici les codes marchands de l'enseigne lumineuse pour en restituer la matérialité. Se limitant à la forme minimale d'une paire de lunettes, deux cercles et une barre, il pratique cette autopsie pour mettre en relation le pictogramme publicitaire dans son projet et ce qu'il en advient quand on en exhibe ses éléments constitutifs. Ce sont alors les notions d'atelier et d'espace d'exposition qui prennent sens par la distorsion qu'elles induisent vis à vis de leur contexte d'origine. Le logo s’essouffle alors au rythme des dysfonctionnements. Fils et accroches désignent misérablement leur arrachement à la vie et la lumière des néons ne témoigne plus que des symptômes de leur extinction.
Pourtant cette mise en scène des ruines d'un hors champ est conduite de manière burlesque et c'est aussi sur ce registre de la déconstruction et de l'ironie qu'intervient Pauline Brun. Celle-ci intègre dans un même espace clos l'artifice d'un atelier aux vitres sans tain, avec la simulation d'une porte, et quelques autres éléments - faux bras, têtes outrancièrement transformées - qui deviendront les accessoires de ses performances. L'artiste souligne aussi un effet de découplement en mettant en relation la performance actuelle et celles qui les ont précédées par une projection sur un écran occupant tout le fond de l'atelier. De la même façon, les traces de l'événement resteront ultérieurement sur le lieu et s'intégreront au processus. Cette distorsion accentue le grotesque des situations quand, entièrement revêtue d'une combinaison blanche et jouant de prothèses grotesques, Pauline Brun se livre à des contorsions qui figurent la déshumanisation du corps réduit à une forme mouvante et improbable quand il se fond dans l'espace. Ce personnage c'est « Scruffy » donc « miteux », « débraillé », comme métaphore de cette vie sortie des rails. Son ridicule ou sa solitude sont mis en musique par un « gnagnagna » lancinant comme une mélopée folle et triste pour un cérémonial déroutant où, chacun pourtant pourra peut-être se retrouver ou se découvrir. Ou rire ou pleurer.

La Station à Nice est une association active depuis 1996. Elle offre un soutien aux formes expérimentales de l'art actuel. Installée depuis 2009 sur le site des anciens abattoirs aujourd'hui dévolus à la création culturelle, le 109, La Station a présenté 42 expositions intra-muros et 24 expositions extra-muros. Elle accueille 2 résidences temporaires chaque année.


jeudi 7 mars 2019

Frédéric Fenoll, "Fils de l'univers"


                         

                             Le dessin s'énonce au singulier comme si, en lui-même, tous les fils d'un univers s’enchevêtraient dans des lignes, des courbes, des zones claires ou sombres et que ce dessin ne serait voué à d'autre destin que de figurer ce seul récit avec ces fils qui se tissent ou s’étiolent. Il établit son autorité sur des millénaires dont il renvoie l'écho dans l'apparence d'une universalité. Mais c'est alors faire l'impasse sur les fractures, les zones blanches ou grises, ou le chaos... Car si la peinture dut pour sa part se confronter à des mutations chimiques ou techniques, le dessin traverse les siècles dans l'ascèse de ses moyens et se suffit de son évidence. Cette humilité s’arrime à ce privilège qui lui permet de faire résonner ce trouble ancré à la source de l'art dont il exprimerait les bruissements, les tâtonnements, les méandres primitifs, les terreurs, les échappées magiques ou les rets qui s'emparent d'un récit quand, tel un premier souffle, celui-ci s'empare de failles et jaillit.
                             Pourtant les dessins de Frédéric Fenoll s'énoncent au pluriel quand chacun d'eux, sur une même feuille, s’emboîte à un autre comme dans un jeu de poupées russes où chaque figure relate un instant de l'histoire de l'art, quand cette vertigineuse remontée dans le temps est aussi le tremplin d'un saut dans le vide. Ou bien d'un envol vers ce feu d'un soleil où Icare se brûle les ailes...
                                 L'espace du dessin devient alors ce lieu d'une dramaturgie où le temps du dessin, la linéarité d'un récit et les figures invoquées se toisent, se croisent et se heurtent. Un thème médiéval rejoint le pop art, les orbes floraux de l' Art Nouveau se conjuguent aux fanzines et cette histoire occidentale se trouve absorbée par un espace japonais ou bien un paysage chinois qui s'empare de la mythologie égyptienne. L'artiste saisit cet afflux dans une nasse avec ses réseaux inextricables. Enfer et paradis se confondent. L'espace se dilate, se contracte ou se recompose dans des regards hallucinés, des constructions psychédéliques. Tout n'est plus qu'explosion et gestation, les ventres se chargent d'étoiles, les animaux les guettent dans leur silence sidéral, le ciel est un rideau de décombres géométriques, filaments de bave, yeux, spirales, bouches, signes, torsions...
                                Dans la lignée des grands visionnaires, l'artiste s'affronte à ce réel emmuré qu'il défie par une vision eschatologique ou son envers, le mythe d'un paradis perdu. On y croise William Blake, Félicien Rops ou Louis Soutter. On y devine le souffle de Dante. Et pourtant quelque chose de novateur s'impose ici: Le regard de Frédéric Fenoll n'est pas tant en prise avec lui-même qu' avec les images que l'histoire de l'art restitue. Ce sont celles-ci qui deviennent la véritable trame du dessin. Elles en sont la genèse et elles portent l'intuition de formes nouvelles dont elles nous racontent la gestation.
                                  Ce ce chaos qui soutient le dessin, la perfection du geste, la patience des traits, la précision des volumes désignent pourtant, paradoxalement, cet envers d'une renaissance à la fois placide et tourmentée, liée à cette obstination maniaque à se mesurer au monde. L'art est ce combat. Bruit et fureur. Mais aussi silence et recueillement. Tout alors se télescope pour un noir fécond dans lequel lignes et figurent fouillent et élucident l'idée même du dessin, se mesurent à lui et trouvent la lumière.

Galerie Depardieu, Nice, du 7 au 30 mars 2019

samedi 16 février 2019

Villa Arson, Flora Moscovici et Linda Sanchez + tainted love/club edit




Liberté et plaisir s’inscrivent en matière et lumière pour une exposition de laquelle une vie torrentielle jaillit, sans tabou, sans autre limite que la scénographie qui l'encadre. « Tainted love/ Club edit » est ce récit sombre et lumineux d'une histoire qui culmina à la fin du siècle dernier et Yann Chevalier, en partenariat avec le Confort Moderne de Poitiers, en compagnie de 35 artistes restitue cette dramaturgie dans une débauche d'images et d'objets comme rappel de la Culture Club qui enflamma les nuits. Bien sûr le corps, dans ses multiples facettes, par son exubérance, irrigue l'espace et ce temps comme un nerf à vif, une excroissance d'énergie qui en met en péril les limites. En arrière plan, une musique qu'on n'entendra pas mais que la scénographie suffira à en rendre l'écho joyeux et acide. Une orchestration qui ici se transforme en kaléidoscope, dans des découpes de corps tamisés comme autant de synecdoques pour nommer l'essence et la forme du désir, du sexe et la nuit de la mort.
A l'origine de l'exposition, un tube de Soft Cell et ses paroles de rupture. Car c'est bien dans une faille que tout ceci se construit. Béance au cœur de la nuit, éclairs sur la piste où Dieu ou le diable mènent la danse. Miroir à facettes, chaussures de luxe, accoutrements improbables, sexe et sueur, tous les matériaux, tous les dispositifs sont convoqués. Le visiteur est accueilli par un somptueux néon de Sylvie Fleury dont on découvrira par la suite des paires de chaussures en bronze posées sur miroir. Puis les sous-vêtements Calvin Klein et Levi's d' Elmgreen§Dragset., le sexe velouté et torride de Betty Tompkins. Dream and Fachion. Là où le réel s'épuise dans le petit matin blême, l'art prend le relais dans son extrême diversité. On s'amuse de la démesure, on s'émeut de la nuit et de ses fantômes qui s'agitent dans l'or et la lumière. Le narcissisme se noie dans les communautés de circonstance, la culture gay caresse l'imaginaire des people, chacun devient le VIP de ses rêves.
Une vaste salle est consacrée à l'exubérance colorée de Norber Bisky qui déploie ses fantasmes solaires ou nocturnes. La peinture explose comme pour illuminer ce qu'elle aveugle. Les corps sont beaux, les fonds sont idylliques, le bonheur est peut-être un poison.
En contrepoint, en marge de l'exposition, dix peintures de Fabienne Audéoud, par des agrandissements d'illustrations enfantines, nous placent dans une autre perspective, celle des contes et des petites souris humaines. Celles-ci nous murmurent ironiquement que sans doute jamais nous n'atteindrons nos rêves d'enfant.
La seconde exposition, « dérobé » dans la galerie carrée, résulte d'une résidence de Flora Moscovici et de Linda Sanchez. L'architecture du lieu est en prise avec deux artistes aux pratiques fort différentes. Les murs sont négligés au profil du plafond alvéolé et de l'espace central. La lumière naturelle baigne au cœur de ce dispositif. La rencontre des deux artistes se réalise avec humilié comme un hommage au lieu . Peintre, Flora Moscovici s'empare du plafond sur lequel elle répand un subtil jeu coloré sur sept caissons. Le béton et leur stricte géométrie s'anime alors d'une aura poétique tandis que Linda Sanchez travaille la sculpture hors des cadres traditionnels. Elle déploie, du plafond vers le sol, une vaste courbe à partir d'une bâche enduite d'argile crue. Son séchage crée des zones lumineuses qui changent au fil du temps et dont le sol recueille les dépôts de cet arc. Légèreté et tension s’organisent à partir de câbles qui soutiennent l'ensemble par des masses d'argile. Ici encore, la Villa Arson rend hommage à la lumière.


Villa Arson, Nice, jusqu'au 26 mai 2019


mardi 12 février 2019

Lucien Murat, Eglé Vismanté; Espace à vendre, Nice



Deux expositions pour deux univers étanches qui pourtant, par le biais de l'étrange, permettent d'approcher quelques orientations quant à la nature de l’œuvre d'art aujourd'hui et sa relation au spectateur. Lucien Murat avec "Megathesis ou la possibilité du héros" agit dans la toute puissance d'un travail frontal qui, dans la tradition de la figuration libre, fait coïncider une narration populaire, voire naïve , avec une totale liberté dans l'emploi des couleurs, des matériaux et des références culturelles. Autant dire que l'artiste ne se refuse rien et joue insolemment aussi bien avec les références à l'histoire de l'art qu'avec le mauvais goût le plus assumé. Avec désinvolture et humour, il en exhume les relations honteuses tout en faisant preuve d'une grande maîtrise dans l'élaboration de pièces où l'énormité, dans tous les sens, est poussée à son paroxysme.
L'artisanat se mêle alors à la culture punk ; il témoigne ici des vieux poncifs de la peinture revisités par des fragments de tapisserie grossière qui citent l’Angélus de Millet et tant d'autres œuvres du même registre. Des fleurs et quelques biches, une pincée de Fragonard et une louche de Vermeer, tout cela est cousu dans un patchwork kitsch qui s'annule pourtant quand ces mauvaises copies sont elles-mêmes raturées par des pastiches de l'art populaire d'aujourd'hui, celui des surhommes et des lasers. Il en ressort un bric à brac coloré à l'extrême, contradictoire, mais aussi un puzzle qui nous incite à reconstituer des fragments de temps et d'espaces opposés.
Quel sens donner à cette confrontation entre la niaiserie d'une peinture idéalisée, ces scènes de genre mielleuses et le monde digital qui s'exprime violemment mais pourtant dans une même schématisation naïve ? Sans doute une catastrophe silencieuse, lisse, engoncée dans un mythe de la perfection classique se tapit-elle dans un passé dont les scories se veulent désormais invisibles.A celle-ci répond, dans un hurlement saturé de couleurs comme un clin d’œil au street art, la prémonition d'une apocalypse avec des personnages de science fiction, des armes magiques, des collisions, des incendies, des traces d'émeutes. Des tas de pneus peints ou cousus pendent comme une mauvaise coulure en bas du cadre à peine rectangulaire de l'ensemble du patchwork. Ça claudique de partout et il en résulte quelque chose de dérisoire, de grotesque comme si l'artiste s'amusait à parodier l'art rococo pour pousser à l'extrême tous les artifices de la représentation.
L'art est ici cette excroissance du réel. Comme l'est aussi le monde digital qui dans les œuvres de Lucien Murat apparaît sur une matière lisse dans des zones de pixels par analogie à la trame de la tapisserie mais aussi en opposition à elle.
Loin de cette œuvre qui prend parfois l'épaisseur d'un bas relief, qui s'autorise tout, le rire, le délire ou la grimace, les œuvres d' Eglé Vismanté se rapportent à un passé lointain enseveli dans une mythologie médiévale que l'artiste interprète par fragments, symboles comme autant de signes pour matérialiser l'imaginaire. Le titre « Hics » renvoie à l'adverbe latin pour « Ici » qui, pluralisé au Moyen-Age, prend alors un sens juridique. L'artiste inscrit ainsi une partie de son travail dans la simultanéité et l'éphémère. L’œuvre semble menacé par son effacement. Des réminiscences de monstres, des mutations hostiles, des brides de terreur surgies du noir et du fusain rehaussé de blanc de Meudon irriguent les dessins dans lesquels le réel s'imprègne du mythe et le concret se dissout dans l'abstraction. Il en résulte des figures hybrides, parfois d'apparence biologique – rappels de vertèbres ou de découpe de tête – comme retour inconscient des monstres qui se terrent dans notre imaginaire.










lundi 4 février 2019

Contre nature ou Les fictions d'un promeneur d'aujourd'hui



Gilles Miquélis

Penser la nature c'est se livrer à un vagabondage, une rêverie dans laquelle on glane des éléments de récolte, des fragments de paysage, des associations d'idées en collision avec le regard. Et la nature se charge alors de tout ce qui lui est étrangère à tel point que l'envisager c'est déjà se positionner « contre nature ».
Organisée par Evelyne Artaud, l'exposition du Centre d'Art Contemporain de Châteauvert met en scène ce décalage qui s'instaure entre la nature et celui qui s'en empare. Et plus précisément lorsqu’il s'agit de l'artiste dont le rôle consiste justement à traduire cette errance en formes et en fiction. Ou bien en déshérence quand ces histoires que le promeneur se raconte s'émiettent, se heurtent à la réalité d'une nature qui se meurt mais à laquelle les artistes peuvent insuffler des parcelles d'espérance quand ils nous enseignent une autre relation possible au monde.
Onze d’entre eux, à travers différentes pratiques -peinture, sculpture, vidéo, dessin, photo, installation – nous proposent une vaste orchestration plastique riche en cris et en silences, où l'amour interfère avec la violence quand, par exemple, Franta peint une nature sortie de ses gonds, avec ses chiens lâchés et hurlant. Mais l'amour est présent, il est même le seul lien véritable qui nous rattache au monde et l’œuvre de Didier Gianella et Emmanuelle de Rosa nous le rappelle par un distributeur de lettres d'amour pour 2€. Les superbes dessins de Michel Houssin mettent en évidence les processus de confusion qui s’instaurent entre l'homme et les éléments d'un paysage, dans un jeu de puzzle ou d'effacement. Tout cela est tendu à l'extrême ; la nature demeure souveraine, hurlante de vitalité, débordant de sève et chaque artiste nous raconte ce qu'elle lui a murmuré. Quelque chose qui s'est formulé en matières, en couleurs et en lumières et dont le seul mot porteur d’espoir qui subsisterait s'appellerait beauté.

Œuvres de Franta, Jean Jacques Cary, Marc Alberghina, Paolo Bosi, Gilles Miquelis, Emmanuelle de Rosa et Didier Gianella, Michel Houssin, Muriel Toulemonde, Jean-Paul Maniouloux, Luc Boniface

Centre d'Art Contemporain - Châteauvert, jusqu'au 30 juin 2019

                                                                  Jean-Paul Maniouloux