mercredi 10 avril 2019

Gérard Traquandi § Donation Albers-Honegger, "Contrepoint"



Parfois il dessine les yeux fermés; la main glisse sur le papier pour filtrer quelques brins de mémoire, le souvenir d'une herbe ou d'une branche, un enchevêtrement de feuilles, la trace d'une neige ou d'un feu. Gérard Traquandi se saisit ainsi des seuls matériaux de la nature pour qu'elle se révèle dans la trame d'une peinture, dans l'évanescence d'une couleur, pour en restituer l'écho aux limites de l'effacement.
L’œuvre est murmurée, en amont de toute représentation, dans cette écart entre l’imprégnation sensorielle et l'idée de la nature, l' imprécation de ce réel et ce qui en résulte. L'artiste travaille le temps ; il en recueille les lambeaux, couche après couche. Peu à peu, la toile s'anime de fantômes d'arbres ou de formes incertaines, s'engrosse de désir, sève, peinture. Forêt magique peut-être. A moins qu'il ne s'agisse des cendres d'un désert : qui saura jamais dire le monde autrement que dans son incertitude ? Alors autant laisser ce monde pénétrer dans la toile, dans la patience des glacis successifs, dans l'attente du séchage puis d'un autre recouvrement. Des strates moirées aux couleurs somptueuses se diffusent en elle. Des stries de lumière les balafrent et déchirent doucement l'espace et vous pénétrez dans le monde merveilleux de la peinture.
Mais Gérard Traquandi en connaît les détours comme les atours. Il en sait l'histoire, de ses origines jusqu'aux productions des artistes minimaux ou de l'art concret : ceux-là qui, pourtant, revendiquaient une technique mécanique, anti impressionniste, libérée des contraintes de la nature. Avec ceux-ci, Traquandi n'engage ni dialogue ni confrontation, et plutôt que de revêtir l'uniforme du commissaire, il s'empare de la baguette du chef d'orchestre. Celui-là qui interprète la partition à partir du « contrepoint » - puisque tel est le titre de cette exposition. Il s'agit bien alors, dans ce contrepoint, tel qu'il s'énonçait à l'aube du classicisme, de superposer les mélodies sans qu'aucune ne s'impose à l'autre. Deux faisceaux musicaux s'illuminent mutuellement. C'est ainsi que, dans telle salle, un dessin, une céramique, une peinture de Traquandi se mesure à la couleur d'Albers, dans une autre aux formes géométriques de Federle ou d'Aurélie Nemours.
L'architecture de l'Espace de l'Art Concret, ses larges baies vitrées où se déverse la végétation d'alentour, ses dénivelés d'un blanc austère, sont autant de possibilités pour l'artiste de faire surgir les qualités propres à chaque œuvre en installant dans sa partition des propositions fort diverses mais toutes convergeant vers ce fil originel de la nature.
« La peinture c'est de la lumière » dit-il. Et, en effet, ce fil originel c'est aussi le fil rouge du temps, le filament de l' incandescence quand, au cœur de la toile, les coloris flamboient ou se fripent jusqu’à faire surgir des balbutiements de feuillages, les pulsations d'une vie latente que l'artiste traque dans chaque pli, au bout d'une sente d'où s'exhale le souffle chaud ou étouffant d'une terre odorante. La toile s'anime et s'illumine. Les œuvres les plus austères de l'art concret se parent d'élégance et frétillent de poésie. Le monde est là, jungle de légèreté si c'était possible. La toile l'absorbe, le geste de l'artiste est inutile, il lui suffit que patiemment la surface s'en imprègne. La terre s'ouvre à nous comme pour une naissance. Le miracle Traquandi a fait son œuvre.

Espace de l'Art Concret, Mouans-Sartoux, jusqu'au 5 avril 2020




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