L’œuvre est murmurée, en amont de toute représentation, dans
cette écart entre l’imprégnation sensorielle et l'idée de la
nature, l' imprécation de ce réel et ce qui en résulte. L'artiste
travaille le temps ; il en recueille les lambeaux, couche après
couche. Peu à peu, la toile s'anime de fantômes d'arbres ou de
formes incertaines, s'engrosse de désir, sève, peinture. Forêt
magique peut-être. A moins qu'il ne s'agisse des cendres d'un
désert : qui saura jamais dire le monde autrement que dans son
incertitude ? Alors autant laisser ce monde pénétrer dans la
toile, dans la patience des glacis successifs, dans l'attente du
séchage puis d'un autre recouvrement. Des strates moirées aux
couleurs somptueuses se diffusent en elle. Des stries de lumière les
balafrent et déchirent doucement l'espace et vous pénétrez dans
le monde merveilleux de la peinture.
Mais Gérard Traquandi en connaît les détours comme les atours. Il
en sait l'histoire, de ses origines jusqu'aux productions des
artistes minimaux ou de l'art concret : ceux-là qui, pourtant,
revendiquaient une technique mécanique, anti impressionniste,
libérée des contraintes de la nature. Avec ceux-ci, Traquandi
n'engage ni dialogue ni confrontation, et plutôt que de revêtir l'uniforme du commissaire, il s'empare de la baguette du chef
d'orchestre. Celui-là qui interprète la partition à partir du
« contrepoint » - puisque tel est le titre de cette
exposition. Il s'agit bien alors, dans ce contrepoint, tel qu'il s'énonçait à l'aube du
classicisme, de superposer les mélodies sans qu'aucune ne s'impose à
l'autre. Deux faisceaux musicaux s'illuminent mutuellement. C'est
ainsi que, dans telle salle, un dessin, une céramique, une peinture
de Traquandi se mesure à la couleur d'Albers, dans une autre aux formes
géométriques de Federle ou d'Aurélie Nemours.
L'architecture de l'Espace de l'Art Concret, ses larges baies vitrées
où se déverse la végétation d'alentour, ses dénivelés d'un
blanc austère, sont autant de possibilités pour l'artiste de faire
surgir les qualités propres à chaque œuvre en installant dans sa
partition des propositions fort diverses mais toutes convergeant vers
ce fil originel de la nature.
« La peinture c'est de la lumière » dit-il. Et, en
effet, ce fil originel c'est aussi le fil rouge du temps, le filament
de l' incandescence quand, au cœur de la toile, les coloris
flamboient ou se fripent jusqu’à faire surgir des balbutiements de
feuillages, les pulsations d'une vie latente que l'artiste traque
dans chaque pli, au bout d'une sente d'où s'exhale le souffle chaud
ou étouffant d'une terre odorante. La toile s'anime et s'illumine.
Les œuvres les plus austères de l'art concret se parent d'élégance
et frétillent de poésie. Le monde est là, jungle de légèreté si
c'était possible. La toile l'absorbe, le geste de l'artiste est inutile, il lui suffit que patiemment la surface s'en imprègne. La terre s'ouvre à nous comme pour une naissance.
Le miracle Traquandi a fait son œuvre.
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