mardi 25 juin 2024

Entre musique et peinture, Domaine du Dragon, Draguigan

 





L’art excède autant la raison qu’il exalte les sens. Vue, odorat et goût se conjuguent alors dans un florilège de saveurs, d’arômes et de nuances colorées à l’intérieur d’un vin quand celui-ci s’apparente à une œuvre d’art. Et sur les flancs du Domaine du Dragon, non loin de Draguignan, la vigne se mêle à un paysage ancestral tissé de garrigues, d’oliviers centenaires et de forêts entre roches et bastide, là où se cultive l’élixir du vignoble. Ce sont 66 hectares de nature et 25 hectares de vignes en agriculture biologique auxquelles les vibrantes peintures de Chouette Nia apportent un supplément d’âme et de beauté.

Tout semble ici surgir d’une légende quand on sait que ce dragon est l’emblème de Draguignan et que l’on veut que sa bouche se loge en cet endroit, au faîte de ces collines escarpées. Et que de là, il cracherait toutes ces eaux de pluie qui dévaleraient jusqu’à la ville au risque de la détruire. Car le monstre est hybride, parfois de feu ou bien issu de la terre ou de l’eau. Ici les éléments primitifs ravivent la flamme des sens dans la magie des vignobles et du vin.

L’ouïe appartient à cet univers sensible qu’on se surprend à découvrir en ce lieu. Elle en façonne l’essence même quand la musique s’intègre à la fabrication du vin et résonne au cœur des peintures qui ornent la cave. Depuis l’acquisition de ce domaine, il y a 9 ans, son propriétaire, Mir Nezam, développe des Côtes de Provence en privilégiant un vin rouge qui, pour la première fois cette année, prend naissance après avoir été élevé pendant deux années en barriques, bercé sous les sonorités constantes d’un concerto de violoncelles de Bach. Vendanges nocturnes et étincelles solaires se fondent de concert avec un raisin qui se liquéfie parmi les vibrations de la musique qui agissent sourdement sur les molécules du vin en train de s’épanouir.

Les toiles de Chouette Nia semblent capter ces sonorités et les interprètent sous forme d’empreintes de brume ou de stries colorées pour des compositions abstraites au plus près de la nature. Tout palpite entre épaisseur et transparence comme un rappel de ce vin, de cette «Perle noire» toute en musique qui, pour la première fois, éclot sur ce terroir. Symphonie de couleurs et enchevêtrement délicat de courbes et de traits entre terre et ciel, toute la puissance d’un lieu, dans son humble sérénité, s’imprime entre art et vin, parmi les ondulations parfumées de la Provence.




jeudi 20 juin 2024

Léger et les nouveaux réalistes


Musée National Fernand Léger, Biot

Jusqu’au 18 novembre 2024






Traduire le réel implique de saisir celui-ci à sa source, de le penser dans son interaction avec l’ensemble des éléments fondamentaux. Aussi l’exposition présentée conjointement par le Musée Léger et le MAMAC de Nice, s’ouvre-t-elle sur cette relation essentielle à la nature par le biais de cette couleur pure que défendra Léger et que Yves Klein glorifiera dans une métaphysique d’une fusion de l’art et de la vie. C’est en 1980 que Pierre Restany signe le manifeste du Nouveau Réalisme qui s’ouvre à une «aventure des objets», et on retrouvera ici, par exemple avec Villeglé ou Tinguely, une approche poétique du quotidien liée à une réflexion sociologique. Affiches lacérées, accumulation d’outils ou rouages de machines comme objets symboles du monde technologique, s’offrent désormais en totale autonomie du «sujet créateur».

Pourtant les nouveaux réalistes ne se limitent pas à ce mouvement mais à tous ces autres artistes qui, à l’instar de Léger, prônent une couleur pure et des aplats de dessins dans la simplicité des lignes et des courbes, celle qu’on retrouvera plus tard chez les américains du Pop Art comme Lichtenstein ou Robert Indiana. D’une salle à l’autre, c’est donc un parcours dans l’art du XXe siècle qui se déroule, marqué par cet optimisme et ce dynamisme coloré hérités de Léger. Cet élan qui contredit la banalité du quotidien imprègne chaque œuvre et nous permet de percevoir ces liens qui unissent des artistes très différents mais associés dans une même démarche. Au cœur de celle-ci, le réel.

Avant ce qu’on appelle aujourd’hui "l’art moderne", l’objet ne se lit qu’en tant qu’élément d’un décor ou par sa fonction symbolique. Vanités ou natures mortes les dépouillent de toute réalité matérielle pour ne les charger que d’une idée voire d’une âme. Or il ne s’agit plus désormais d’imiter l’objet avec des effets illusionnistes mais plutôt de se confondre à lui et de définir l’œuvre d’art elle-même comme objet à part entière, libéré de toute contrainte autre que sa propre critique sur l’art qu’elle implique. Le mouvement Fluxus et une belle installation de Ben illustrent cet instant où la pensée, le mot et la matière se confondent dans l’immédiateté du geste. Car le beau est partout et Keith Haring qui s’illustra aussi dans cet art du quotidien avec des objets de consommation largement diffusés, déclara: «Mes dessins ne tentent pas d’imiter la vie, ils tentent de créer la vie, de l’inventer.» A l’artiste inspiré par des Muses, voici que leur succèdent des bricoleurs qui s’acharnent joyeusement à changer le monde.

Dans ces moments où l’inquiétude règne, où le monde se fissure, une telle exposition nous offre un instant de liberté quand humour et gravité se confondent, quand la beauté rime avec la solitude des choses et que le bonheur est à ce prix. Voici donc plus d’une centaine d’œuvres de Léger et de 22 artistes qui lui rendent hommage dans une même présence au monde et dans leur filiation aux recettes plastiques qui furent la sienne - le cerne du dessin, la franchise de la couleur, la frontalité d’un message accessible à tous.









dimanche 16 juin 2024

Bettina Rheims, «Pourquoi m’as-tu abandonnée?»

 


Musée de la photographie, Nice

Jusqu’au 29 septembre 2024



En prélude aux photographies, cette seule question: «Pourquoi m’as-tu abandonnée?». Laquelle restera sans réponse à moins que ces images ne traduisent ces instants semés de rencontres lors desquelles seule une perte ou l’essence d’un mystère subsistera. Énoncer celui-ci, parce qu’il est de l’ordre de l’indicible et de l’invisible, c’est alors recourir à l’artifice d’une fiction et, dans ses photographies, Bettina Rheims en revendique tous les dispositifs. Esthétique de l’accroche publicitaire, mise en scène maniériste, éclairages savamment étudiés et poses exacerbées, tout contribue à l’immédiateté d’un choc visuel.

Bettina Rheims peint et dépeint les femmes comme autant d’énigmes que chaque cliché recouvre. Dans ce récit immobile, chacune se livre au gré d’un fantasme, d’une cérémonie ou d’une mythologie et, dans le studio dans lequel les corps et les visages se confient, une mise en scène implacable les saisit dans un questionnement muet au seuil du vertige qui les menace. Cette dramaturgie au cœur de l’intimité bouleverse l’apparence outrancière de l’artifice d’où surgit, pour chacune de ces femmes, illustres ou inconnues, une vérité qui se formule derrière le masque du maquillage. Corps cambrés déchirant l’espace ou bien s’y abandonnant, yeux révulsés ou rêveurs, bouches boudeuses ou gourmandes, tout se confond dans la violence du rouge à lèvre quand le sourire correspond à une plaie et que l’image n’est que le miroir des blessures et des désirs.

Bettina Rheims excelle à dévoiler ces artifices dans lesquels les êtres s'abandonnent, s’écrivent ou se déchirent. A fleur de peau, le grain de la photographie transforme ces femmes en icônes et les célèbre au cœur d’une histoire dont il nous revient d’élucider la trame. Derrière la perfection des corps, on devine le parfum trouble des fleurs à l’instant où, dans leur pleine éclosion, elles se fanent. Dans une photographie, une femme infuse dans une baignoire décatie, pleine de pétales. Et le rouge de l’eau la noie dans le sang. Si ces images sont envoûtantes, parfois dangereuses à l’instar de la beauté, c’est parce que ces modèles se transforment en héroïnes et que la photographe les saisit dans un dialogue avec elle-même pour une confidence dont le murmure traverse le voile de l’image.

Toutes ces œuvres sont issues de commandes pour des magazines ou d’autres supports publicitaires et pourtant, Bettina Rheims parvient à réaliser une vaste fresque dans laquelle elles sculpte les femmes en pleine lumière mais toujours dans l’incertitude de ce rouge intense et de la nuit qui les guette. Tour à tour puissantes et délicates, ces photographies par leur engagement et ce regard aussi tendre que foudroyant d’une femme sur la femme nous conduit sur des perspectives inédites à travers les tours et détours du réel et de l’imaginaire.




dimanche 9 juin 2024

Berthe Morisot à Nice. Escales impressionnistes

 


Musée des Beaux-Arts Jules Chéret, Nice

Jusqu’au 29 septembre 2024



Scènes d’intimité baignée d’une lumière douce, ciel vaporeux dans un espace strié de traits vigoureux et d’emblée, en découvrant l’univers de Berthe Morisot, on comprend que cette œuvre se livre sans aucune concession mais dans cette seule nécessité pour l’artiste de faire. Nulle contrainte économique pour une femme qui, issue d’un milieu aisé et ouvert aux arts, peut donner librement cours à cette volonté de peindre. Ainsi le temps long des épreuves préparatoires contredit ici la vivacité d’une peinture achevée au terme de l’ébauche et qui témoigne de cette liberté absolue qui s’octroie le luxe de la radicalité. Aussi chaque tableau relève-t-il un nouveau défi que ce soit dans l’accentuation d’une note pour contrarier l’ensemble - par exemple en mettant l’accent sur un enchevêtrement de branchages - ou, au contraire, dans l’effacement des traits du visage afin de déjouer toute interprétation psychologique. La peinture se célèbre pour elle-même, au-delà de ce qu’elle représente. La touche est enlevée, les rose et les verts tendres se nouent et se dénouent tandis que l’espace est constellé de gestes nerveux que la couleur blanche suffit à épanouir dans une respiration sourde.

Sous l’œil bienveillant de son mari, le frère d’Edouard Manet, elle peint avec ses amis impressionnistes, Monet, Degas ou Renoir, après avoir été l’élève de Corot dans un temps où les écoles d’art étaient fermées aux femmes. Berthe Morisot découvre la Riviera à l’âge de 40 ans. Avec sa famille, elle s’installe pour un premier hiver à Nice en 1881. La ville n’est alors qu’un vaste chantier et, dans cette exposition qui relate les séjours azuréens de l’artiste, on comprend au gré d’une scénographie rigoureuse, que Berthe Morisot a choisi, sans recourir à une peinture sur le motif, de recomposer des scènes réelles en les agençant selon de nouveaux rapports de formes et de couleurs. En elle-même la peinture s’affirme comme la construction d’un monde et se soustrait aux contraintes de la réalité.

Elle se détourne donc du pittoresque pour choisir des thèmes simples - scènes familiales, maisons et jardins ou images du carnaval qu’elle traduit avec fulgurance sans souci du détail. L’image, dans sa neutralité, tend à se dissoudre dans le traitement que l’artiste lui impose. Recourant aussi au pastel et à l’aquarelle, le peintre parvient à déchirer les conventions pour y insérer, sous une apparence tranquille, l’effervescence d’une matière fluide d’où l’image surgit. Des œuvres de Julie, sa fille, mais aussi de Renoir et Monet complètent ce voyage dans le temps et sur la Riviera.

Si l’exposition rend hommage à la lumière de la Côte d’Azur et à Berthe Morissot, elle permet aussi de confronter le regard de celle-ci avec celui de ces autres femmes artistes qui, à la Belle Époque, trouvent à Nice, ville cosmopolite et à son intense stimulation intellectuelle, la possibilité d’exprimer leur talent. On y retrouve les œuvres de Mary Cassat, Eva Gonzalèz, Marie Bashkirtseff et d’autres créatrices de talent pour y écrire l’histoire d’un monde moderne en pleine gestation.

jeudi 6 juin 2024

Miquel Barcelo Océanographe

 

Villa Paloma, Nouveau Musée National de Monaco

Du 7 juin au 13 octobre 2024



Il faut imaginer la terre comme une île battue par les tempêtes de l’univers. Et pour en restituer l’image, en extraire la matérialité avec ses vagues d’aspérités ou de fluidité, Miquel Barcelo, parce que peintre, est aussi cet explorateur du vivant et un voyageur ancré dans son île de Majorque mais toujours en mouvement, au Mali, à Paris ou ailleurs. Cette énergie, cet appétit à savourer la vie, à plonger dans l’océan comme dans la peinture, traversent cette exposition qui se présente littéralement comme une mise en scène où toiles, céramiques et documents se conjuguent pour un hymne aux forces primitives que l’art restitue.

Né en 1957, Barcelo peint depuis cinq décennies. «La mer, la mer, toujours recommencée!» écrivait Paul Valéry. En peinture aussi, elle ne cesse de déferler sur notre présent. Il aura fallu attendre Courbet et sa série de vagues tumultueuses, resserrées dans leurs cadres, pour que la mer ne soit plus seulement un décor mais qu’elle coïncide avec la puissance intrinsèque de la nature. Miguel Barcelo, à l’océan, sa flore et sa faune, y rajoute le magma de la peinture. Il en glorifie les pigments, ses formes organiques et toujours cette profondeur qui relie l’eau aux autres éléments quand le ciel se mêle aux couleurs des fonds sous-marins. Ainsi le bleu incandescent explose-t-il parmi des ocres terreux et les stries rouges des poissons rayent l’espace saisi dans l’effervescence de la matière. Grottes et stalactites nocturnes répondent à la transparence solaire des océans.

Le peintre hérite de toute cette histoire de l’art brut ou informel et de l’expressionnisme abstrait mais il lui faut toujours revenir aux sources, à l’art pariétal, aux arts premiers, à l’Antiquité… Toujours cette volonté d’interpréter le vivant, de prélever l’origine du monde dans les mouvements telluriques, les abysses et la force des éléments. Les toiles sont grandioses mais pourtant tout se terre dans l’humilité de l’artisanat quand Barcelo exécute avec sa mère des broderies ou reprend les techniques traditionnelles de la céramique. A cet effet, plusieurs pièces, parfois à la limite de l’abstraction ou, au contraire, dans une figuration exacerbée, traduisent la liberté d’une œuvre toujours en mouvement et qui ne répugne jamais à la démesure.

Peindre c’est plonger, dit-il. Et en effet il extrait des profondeurs océanes l’essence même de la vie et l’existence du réel. Car la mer c’est aussi l’activité humaine, la pêche, la nourriture et ce corps à corps que l’artiste illustre dans ses carnets. L’exposition présente ces documents comme des prélèvements de pensées et d’images en gestation et toujours dans un processus de transformation. Non sans humour, il joue avec la tradition des «Bodegones», ces natures mortes baroques et liées à l’alimentation. Ainsi passe-t-il sans transition du trivial vers une réflexion plus inquiète sur notre monde. Seul un grand artiste peut toujours de la sorte tout se permettre.



lundi 3 juin 2024

Chagall politique, le cri de la liberté

 


Musée national Marc Chagall, Nice

Jusqu’au 16 septembre 2024



On se laisse emporter dans les vertiges d’une œuvre où les anges et les mythes se fondent dans un appel à l’amour. Tel est cet univers où l’on se complaît toujours dans une œuvre de Chagall avec la beauté caressée du bout du pinceau. Le ciel se confond alors à l’envol d’un bouquet de fleurs, la couleur infuse l’espace et les corps se nouent dans l’empreinte d’un baiser.

Pourtant l’œuvre du peintre retranscrit aussi les tourments d’une vie et d’une identité juive saisie dans les soubresauts de l’histoire. Il y eut la révolution russe, les deux guerres mondiales et les exils qui s’ensuivirent. Cette exposition, dans son «cri de liberté», retrace le fil de cette errance douloureuse à partir de ses jeunes années à Vitbesk en Russie quand il est nommé Commissaire des Beaux-arts en 1918. Puis ce sera Berlin et surtout Paris où il s’installe en 1923. Mais l’antisémitisme gronde et Chagall écrira: «Les temps ne sont pas prophétiques, le mal règne».

Après avoir été présentée à Roubaix puis à Madrid, cette exposition propose nombre de documents et de peintures issues des plus grands musées. La palette de l’artiste s’imprègne alors des teintes de la nuit et du sang. Autoportraits, natures mortes ou paysages saisis au fil du temps, sous les influences des mutations artistiques d’alors, témoignent de cette inquiétude mais aussi de cette foi inébranlable en l’amour et à un monde réconcilié. D’une image à l’autre comme dans son superbe poème de 1950 «Aux artistes martyrs», Chagall ne cesse de s’engager pour la paix, la tolérance et, si le cauchemar transparaît parfois, c’est toujours pourtant la magie du rêve qui éclot et la lumière qui perce la nuit. Usant de toute la gamme de son art – poésie, humour, tendresse et douleur – le peintre nous conduit dans un itinéraire foisonnant et bouleversant qui résonne aujourd’hui avec une intensité particulière. Dans un profond humanisme, formes et couleurs s’associent ici pour crier la beauté du monde, pour prier à l’amour, implorer un monde réconcilié.

Si les références bibliques abondent, la variété des styles et des contextes culturels surprennent et offrent un éclairage inédit sur l’œuvre de Chagall. Chaque toile est dépositaire d’un message universel à travers le simple regard d’un animal, d’une fleur triste ou les ailes majestueuses d’un ange. La force de l’image réside dans ce langage commun à toute l’humanité et, dans ce sens, toute peinture est éminemment politique. Chagall ne peint jamais les choses et les êtres tels qu’ils sont mais toujours dans la trace d’une déformation, dans l’attente d’une rédemption. C’est celle-ci qui ne cesse de résonner aujourd’hui dans ce passionnant parcours sous le signe de l’oxymore d’un cri silencieux.



jeudi 23 mai 2024

Exposition Franck Saïssi

 Espace Contemporary 21, Nice

Jusqu'au 6 juillet 2024



Franck Saïssi, «Le désordre du monde»


Qu’il peigne ou qu’il dessine, c’est toujours au cœur de l’orage que Franck Saîssi s’engouffre pour traduire nos doutes et nos désarrois face à l’étrangeté du monde. En saisir toute sa complexité, en dévider tous les fils qui nous relient à nos angoisses ou à nos aspirations, et voici que soudain le voile des apparences se déchire pour mettre à nu toutes ces histoires de pulsions, de folie, de désir ou de tristesse qui s’appellent la vie.

L’artiste capture les êtres, les architectures et les lieux à l’instant où la lumière se fait ténébreuse et que l’espace se désarticule. Le dessin devient alors cet écran sur lequel s’inscrivent les tremblements de cet invisible qui taraude notre regard quand celui-ci ne se heurte qu’à une réalité que nous peinons à déchiffrer. Franck Saïssi est cet artiste qui nous engage sur les chemins creux à l’aube des ruines ou des forêts inquiètes qu’il défriche en traits et en couleurs. Ici nul autre récit que cette exploration du monde dans ses perspectives vertigineuses avec la bave de la nuit et son empreinte sur le soleil.

L’art se confond aux méandres de la poésie quand sur des feuilles de livres ou des cartes, il dessine l’encre de la nuit sur une autre image comme pour extirper de celle-ci de nouvelles visions pour élucider les mystères du chaos et de l’émerveillement. Quand il peint, la couleur se décompose en des gammes inquiètes sur une seule et même tonalité et le gras des taches se confronte aux traits nerveux qui balafrent l’ensemble de la composition. De ce désordre apparent, une beauté trouble surgit comme si du terreau de nos terreurs un autre monde se recomposait et que c’est en celui-ci que l’art se pensait, se justifiait et se révélait à nous. L’artiste tire sans fin sur les cordes d’une musique sèche pour extraire les notes d’une mélodie sombre qui aspire à la lumière. Et de l’ombre qu’elle accorde, de nouvelles bourrasques de sens se chevauchent pour faire surgir l’ébauche de nouvelles images.

Ainsi l’œuvre, par son labyrinthe et ses effets de dévoilement, procède-t-elle, pas à pas, dans son aventure entre fulgurations, cris, éclairs ou silences là où l’on ne perçoit que les décors vides de l’existence, les fantômes qui nous hantent et les visages hallucinés qui traversent nos mémoires. Franck Saïssi dans ses vastes toiles fiévreuses comme irradiées d’un sang éteint ou de larmes sèches nous entraîne sur les chemins dangereux de la poésie avec ses aspérités plantées dans le ciel et ses gouffres ouverts à la beauté. A chacun de les explorer pour y grandir et les aimer.

lundi 13 mai 2024

Charlotte Pringuey Cessac, «Battre l’oubli – Bruit originaire (Acte IV)»


Galerie Eva Vautier, Nice

Jusqu’au 15 juin 2024



Il est des œuvres à peine murmurées qui traversent le temps comme un souffle que rien ne retient. D’elles, on ne se souviendra que de la cendre des mots, que d’une lacération furtive dans un ciel vide ou un vague parfum d’herbe séchée que l’on caresse du bout des yeux de peur de l’ éteindre. «Battre l’oubli» et ses battements de cœur, inscrire ceux-ci dans la fragilité des jours, tel est ce récit tout en nuances et délicatesse que diffuse l’œuvre de Charlotte Pringuey Cessac. L’autobiographie trop souvent souffre du poids des mots dans le miroir de sa vanité ou de ses peines. Alors mieux vaut recueillir avec recueillement l’invisible des larmes, la trace d’un signe et la qualité d’un silence plutôt que l’indice d’un moment.

C’est bien dans cet effleurement que réside la grâce de ces objets diffus, papiers dans une pâte végétale et des mots à peine imprimés ou bien des mouchoirs de grès ou de porcelaine et encore des tissus comme mémoire de la trace. L’artiste se greffe à la pulsation des jours, à la rosée des larmes et à l’oubli aussi léger que la chute des feuilles. Il lui faut alors revenir à la source, retrouver au seuil même de la préhistoire les indices d’un témoignage, l’ocre des murs, l’hypothèse d’une image et certainement l’écho d’un bruit originaire. Charlotte Pringuey Cessac restitue les poussières de celui-ci pour les traduire en objets émouvants et les charger d’un langage plastique que nous interprétons au gré des indices qu’elle répand. Les objets sont légers et implorent le toucher dans la trace de la sensualité d’où ils émergent. L’émotion est ici une matière qui se lie à l’éphémère, à l’éloignement et à l’oubli. Alors autant s’y laisser entraîner, s’envoler sur des chemins improbables et vivre en glanant ci et là les débris du cœur.

Dans ce terrain de vague à l’âme, sentiments, objets et idées se confondent dans des brides d’écriture et de plis que le vent emporte. Quelques fragments d’épaves, des morceaux de rien et de douceur et l’art est ce petit soleil qui perce la brume.



Julien des Montiers, « Dessus/Dessous »

 


Suquet des Artistes, Cannes

Jusqu’au 22 septembre 2024



Une aventure dans le corps de la peinture


C’est à une exploration de la peinture elle-même que nous convie Julien des Montiers à travers 45 œuvres somptueuses bien au-delà de la réflexion théorique qu’elles supposent. S’il s’attache à en dévoiler les mécanismes, c’est toujours à travers le travail sur une matière vivante et tumultueuse que l’artiste traque l’image. Dans ses tours et détours, elle circule dans les méandres de l’histoire de l’art pour en faire jaillir les ombres et les lumières, les signes et les figures toujours saisis dans l’hésitation de l’abstraction et de la figuration.

Rien d’aride dans cette œuvre très diverse par la multiplicité des supports - toile, tapisserie et même le sol. A partir d’un signe arbitraire et neutre, l’artiste fait subir à l’idée de représentation un traitement qui révèle l’impensé de la peinture: Celle-ci est ici une peau que le peintre arrache ou recouvre dans un processus d’extraction de l’image à partir de strates opposées. Des damiers de cubes cinétiques se trouvent recouverts par des figures d’animaux fabuleux ou d’images populaires telles celles de Fantomas. Toujours dans un même protocole répétitif où le pinceau n’est plus à l’origine de l’œuvre, Julien des Montiers s’attaque au corps d’une peinture à coup de spatules pour en extraire la sève. Le fond géométrique se dispute alors à l’intensité expressive et la revendication de l’idée se confronte à la séduction ornementale. Avant que la matière ne sèche, le peintre la creuse, l’arrache ou la façonne pour y faire adhérer une image préalablement calquée sur du plexiglas. Tout un processus se réalise depuis ce transfert de l’empreinte jusqu’à ce que la figure surgisse et, parfois hors du cadre, dans l’épaisseur même du mur entrouvert. Elle se transforme alors en cheval ou en licorne à moins qu’elle ne se dissolve dans une abstraction tellurique où le sang de la couleur se dispute à la chair de l’huile quand celle-ci se fige et s’épaissit.

De cette aventure d’une lutte entre le dedans et le dehors, l’image ne dit pas ce qu’elle est et n’est pas ce qu’elle dit. A nous de la traquer au-delà de l’artifice merveilleux de la couleur qui imprègne les griffures balafrant telle figure ou dans l’explosion du rouge ou du bleu dans l’épaisseur de la nuit. «La terre est bleue comme une orange», écrivait Paul Eluard et, comme le poète, le peintre transgresse le réel par le jet sidéral des couleurs complémentaires et la peinture nous ouvre alors à d’autres mondes qui déchirent les apparences. Julien des Montiers en dévoile la trame. Le bleu et l’orange bouleversent l’espace et la peinture irrigue notre univers de sa magie avant qu’il ne se peuple de ces créatures réelles ou imaginaires issues de siècles d’art et de fiction. Mais ce que cette œuvre incandescente proclame c’est la vitalité d’une peinture toujours à recommencer.




vendredi 12 avril 2024

Kenneth Blom, «Silhouettes Unveiled»


Kamil Art Gallery, Monaco

Jusqu’au 22 avril 2024



Les angles de la solitude

Des verts tendres et des bleus doucereux infusent une nature magnifiée et des architectures idéales dans leur transparence et leur perfection géométrique. Ce monde si beau serait un paradis sur terre. Voici le jardin des délices mais encore faudrait-il l’éprouver, le vivre et le partager... Mais surtout abandonnons-nous à cette qualité subtile de la couche picturale qui rehausse l’image, lui confère cette forme de douceur qui exalte ce sentiment d’une beauté sereine dans un monde idyllique.

Entre ciel et eau, piscines radieuses, soleil couchant ou nuit de velours, le paradis n’est pourtant que le rêve d’un paradis perdu. Car dans ce décor dépourvu d’aspérités, le voile se déchire, le vernis se craquelle et des silhouettes surgissent dans leur forme tremblée ou comme des taches colorées absorbées par la beauté mais irrémédiablement étrangères à elle. Les corps sont vides et ne se rencontrent jamais. Pourtant ce n’est pas tant l’illustration d’un monde factice et d’une perte existentielle qui fascine ici mais la leçon de peinture que nous donne Kenneth Blom.

Le peintre né en 1967 au Danemark et vivant en Norvège hérite de tout cet art scandinave des vastes espaces dans l’écho du vide, du silence et de la solitude. Mais surtout parvient-il à démontrer que la peinture est surtout un cache qui ne se soumet pas facilement au regard pour se formuler pleinement. Ici la manière défie l’art, c’est à dire que l’habileté du peintre nous permet d’appréhender le conflit de la forme et du fond en mettant en scène un décor tout en le revêtant d’un glacis qui produit l’effet d’une vitre. Ainsi le voile de la peinture elle-même, dans son essence, parvient-il à isoler l’image et à la reléguer dans les coulisses d’une fausse transparence. Alors apparaissent, fluides, les gestes de la brosse, les coulures ou les rayures comme des traînées de pluie en un voile floconneux qui brouille les symétries du monde.

Autant d’éraflures, de griffures ou d’écorchures pour dire que la peinture est l’empreinte de la douleur mais aussi le dépassement de celle-ci. Cela, la peinture classique nous l’enseignait déjà mais dans sa seule relation à la surface par le jeu de la la forme et de la couleur. Kenneth Blom lui superpose l’autorité du geste pictural pour aliéner l’image en créant un écart existentiel pour exprimer l’absence d’ une vie partagée.

Ce qui transgresse l’illustration c’est toujours la peinture quand elle ne se donne pas comme effet décoratif pour refléter ou commenter le réel mais qu’elle s’assume comme une pratique qui imprime sa marque pour déchirer le voile des apparences. Si Kenneth Blom dévoile ses silhouettes c’est bien pour donner forme à notre exil au monde. L’empreinte de la brosse sur la pellicule recouvrant l’image suffit à la vider de ses apparences pour en extraire la substance. Et ces corps flottants, incertains, dont la seule existence réside dans leur seule fiction, nous parlent pourtant d’avantage qu’une réalité trop dense pour que nous puissions l’appréhender. La peinture devient alors ce monde qui nous dit le monde.