mardi 10 décembre 2019

Ra'anan Levy, « L'épreuve du miroir »



Fondation Maeght,
Jusqu'au 8 mars 2020

Toute peinture évolue dans une ambiguïté, se dépeindre ou peindre le monde. Et lorsqu'elle est à son sommet, elle se saisit de ce poids existentiel qui déroute le regard, aiguillonne la conscience jusqu'à la brûlure, pulvérise toute certitude pour les perspectives d'un monde oscillant entre poussière et incandescence. Un grand peintre est toujours celui qui travaille dans ces interstices, dans l'ombre du doute pour extraire la lumière ; et que ceux qui vilipendent aujourd'hui la peinture sachent que celle de Ra'anan Levy dévalue à elle seule l'indigence des formes ou les jets inutiles de couleur molle quand la peinture n'est plus ce glorieux face à face de l'artiste avec le monde. Celui-ci, pour reprendre le titre de l'exposition, doit être soumis, comme aussi le peintre, à l' « épreuve du miroir ».
Ra'anan Levy bien qu'il exposât dans des lieux prestigieux, ne fut connu en France que lors de sa rétrospective au Musée Maillol en 2006. Il est vrai que sa peinture recèle bien des mystères et qu'au-delà d'une parfaite maîtrise de son art, le peintre joue avec merveille de son ambiguïté. D'un jeu de miroir, tel un palais de glaces, il brouille les perspectives, superpose les reflets, traque l'absence qu'il recèle comme pour convoquer le souffle d'un conte ou d'âmes assoupies. Dans ce labyrinthe de lignes, d'ombres et d'éclats, l'humilité de la couleur s'impose comme pour conjurer la hantise d'une catastrophe. Le fil est ténu, il ne se brise pas, il s'insère de la toile vers des fenêtres aux yeux défaits, des portes qui claquent dans le vide et baillent de silence et de solitude. L'espace se tend et, d'un ciel invisible, il pleut du givre. Dans la distance du miroir, l'infini se ploie et nous absorbe dans ses couches d'huile et de pigments.
Parmi les flux et reflux du temps, l'image alors se compose, la mémoire remonte à la surface de la toile. Parfois une couleur plus vive ranime une vie secrète, l'intimité des pots de peinture qui s'exposent dans la nudité d'une nature morte. Pourtant ils déferlent tel un fleuve et explosent pour rendre vie au monde. Ailleurs ce sont des torrents de livres arrachés aux hommes qui se déversent sur nos consciences comme pour nous alerter d'une menace sourde. La peinture de Ra'anan Levy excelle à figurer cet entre-deux, ce déséquilibre, ce tremblement entre le plein et le vide. Il y a aussi ces eaux fortes, ces autoportraits, cette autre face du miroir où se joue la scène du double et d'une vérité impossible. Le miroir ne se traverse pas, il est une épreuve. Seule la distance se mesure à lui, à rebours du temps, en aval de toute destinée. Dans les œuvres graves et lumineuses du peintre, nous nous regardons, sans concession aucune, confiants dans cette peinture qui ne ment pas car elle nous révèle.






lundi 9 décembre 2019

Alexandre Léger, « Hélas, rien ne dure jamais pour toujours »


Musée moderne et contemporain de Saint-Etienne
Jusqu'au 17 mai 2020

Grimaçante, l’œuvre d'Alexandre Léger déchire de son ton goguenard les illusions du monde qui sont celles aussi de sa représentation. Et les adjectifs et les mots, comme les images qui le disent, restent sans issue quand tout est joué d'avance, qu'il ne s'agit plus que de dresser le constat d'une catastrophe. Dans cette vision eschatologique, il ne faut que prélever les déchets d'un monde sans fleurs et sans pleurs, dans la stricte froideur du regard de l’entomologiste. Nous, les insectes, sommes dépecés, observés, déposés tels des échantillons pour une coupe histologique. Et les mots de ces insectes-là restent cloués dans l' absurdité d'un monde déjà disparu alors que nous ne le savions pas encore et qu'il ne reste plus alors qu'à en rire, par antiphrase, dans ce titre : « Hélas, rien ne dure jamais pour toujours. »
Lauréat de la 9e édition du Prix des Partenaires du Musée de Saint-Étienne, Alexandre Léger établit un bilan sans concession de ce que nous sommes. Pour ce faire, il utilise les planches d'anatomie de ses études de médecine, les vieux papiers d'écolier et les vagues du passé qui déferlent sur un monde sans avenir. Tout s'accumule et se disloque en même temps. Mots échoués sur la page et corsetés dans la grille d'un mot croisé, fragments de corps écorchés et rieurs, dentitions ricanantes, découpes en lamelles des visages et des phrases comme autant de débris ostentatoires d'une solitude et d'un vide. Pourtant tout se dit avec lucidité, sans pathos, comme si le constat n'avait plus d'importance et qu'il ne s'agissait désormais que d'anticiper un après, d'en définir les contours. Alors des signes nouveaux se recomposent, l'ébauche d'une autre géométrie germe dans les nœuds du cri et, peut-être, au loin d'un soleil fané, une faible lumière ose-t-elle de nouveaux contours.
L’œuvre est drôle, sarcastique et se lit comme un catalogue de nos espoirs déçus et de nos rêves qui pourtant les désirent encore. Le dessin esquisse une danse lugubre avec les mots dans une couleur froide et il en résulte une poésie grinçante, un foisonnement d'images, une collection merveilleuse de tout et de rien. Tel est le monde d'Alexandre Léger : le miroir détruit de nos espérances et le reflet de ce que nous espérons encore.




samedi 7 décembre 2019

« Charlotte Pringuey-Cessac, « Bruit originaire »




A l'origine, Charlotte Pringuey-Cessac est dessinatrice. Mais elle dessine et désigne cette origine-là, dans l'exploration même du dessin et de ce fond sous-terrain de la préhistoire au deçà de notre mémoire, dans ce temps que la science et la paléontologie peuvent seulement encore sonder. A ces relevés, outils de pierre ou ossements, il faut pourtant ajouter cette part d'imaginaire pour reconstituer non seulement des fragments de réel mais aussi ce que furent les rites et les rêves de ces hommes échoués dans une brume lointaine.
Pour les traduire, autant reprendre le charbon de bois qui fut l'instrument du dessin à son origine à moins qu'il ne fût déjà le souffle d'une écriture. Une ligne mélodique chargée de cette cendre, mais aussi de poésie et de science, traverse ce parcours sur deux musées de Nice, Le Musée de la Préhistoire Terra Amata et le MAMAC où le passé et le présent s'observent dans un fascinant jeu de miroir. Pour la poésie, il y a cette expression empruntée à Rainer Maria Rilke, celle d'un « bruit originaire », quand le réel perdu se matérialise en onde sonore et, paradoxalement, en chose « inouïe », « mettre en son les signatures innombrables de la création qui durent dans le squelette, dans la pierre... ». L'artiste crée alors, à partir de relevés scientifiques sur le cerveau humain, l'empreinte d'un crâne près duquel est diffusé ce bruit originaire. Entre ces univers disparates, quelque chose de sensible se construit, un langage déroutant, dans la trame du visible et de l'invisible.
Mais c'est pourtant dans la ligne même du dessin, c'est à dire dans l'élaboration d'un espace, que tout se joue. Le dessin, le noir et blanc où tout se cristallise ici, prennent en charge matière et objets. Ainsi, quand le travail de l’archéologue consiste à agir dans les profondeurs, celui de l'artiste est au contraire ascensionnel. Pour l'illustrer, elle crée des murs d'escalade fait d'outils préhistoriques moulés ici dans du béton ou là dans de la porcelaine avec ses faces brillantes ou opaques. De subtiles modulations de lumière se créent alors comme ces fins filaments de verre évoquant le tremblement d'une onde sonore ou celui de l'ébauche d'un langage perdu ou à venir. L’œuvre est troublante parce qu'elle dépasse les frontières de l'espace et du temps comme une plongée dans un songe romantique. Il faut la lire aussi comme une méditation sur notre propre approche du monde: L'art, la science, la poésie... Que nous disent-ils de ce que nous sommes aujourd'hui ?

Musée de Préhistoire Terra Amata et Galerie contemporaine du MAMAC, Nice, jusqu'au 17 mai 2020.




lundi 2 décembre 2019

Le monde nouveau de Charlotte Perriand


                         Fondation Louis Vuitton, Paris                         Jusqu'au 24 février 2020


                   Quand l'art de vivre s'accorde avec l'art vivant, tout un nouveau monde surgit. Créatrice ancrée dans son siècle, Charlotte Perriand (1903-1999), parce qu'elle fut d'une liberté absolue, parvint à contribuer à cette fabrique du monde moderne à laquelle s'associèrent les plus grands artistes du XXe siècle. Si l'art c'est la vie, il faut alors qu'il soit total, qu'il en épouse tous les aspects, qu'ils soit lié aussi bien à l'architecture qu'aux arts plastiques et qu'il nous parle tout autant de l'objet, de sa forme et de sa fonction, que de l'espace qui le contient. La Fondation Louis Vuitton propose un parcours chronologique à vivre comme une véritable aventure pour la découverte d'une femme qui fut architecte, designer et dont l’œuvre très diverse et toujours à échelle humaine marque encore notre temps
On y trouvera quelques 400 œuvres dont la moitié sont des pièces de mobilier, des maquettes, des photographies et bien d'autres documents qui illustrent une œuvre foisonnante entièrement tournée vers une image positive de la vie. Le bonheur ne se satisfait pas ici de l'hédonisme, il engage le rapport à autrui et au monde, à la dignité et au respect de toutes les cultures. Il tend à saisir le présent comme une trace de l'avenir et à penser l'espace aussi bien en fonction de l'universel que des cultures vernaculaires. Charlotte Perriand parvint à concilier le réel et l'utopie, à travailler au Japon et au Brésil, à visiter le monde et à le défricher comme une terra incognita.
Une telle aventure ne se joue pas en solitaire. L'autre moitié des œuvres présentées relève des collaborations et des amitiés que cette femme entretint avec Le Corbusier et Pierre Jeanneret mais aussi avec des peintres tels que Léger, Picasso et Braque et tant d'autres. La qualité de toutes ces pièces est remarquable. D'immenses toiles de Léger ou d'émouvants portraits de Picasso voisinent avec le mobilier imaginé par Charlotte Perriand. La couleur fuse d'une œuvre de Miro et rencontre des objets où se mêlent tradition et modernité, nature et technique. L'architecte s'intéressa aussi bien à l'urbanisme qu'à la montagne pour la station de ski des Arcs. La designer utilisa les matériaux industriels tout en puisant dans la nature la légèreté d'un bois, d'un bambou ou d'un cannage.
Charlotte Perriand refusa toutes les normes. Elle savait que créer c'était labourer le présent pour penser l'avenir et que pour cela la liberté devait être absolue. Elle resta une exploratrice et dans cette exposition nous allons de découverte en découverte à travers une scénographie particulièrement soignée. Jamais elle n'oublia que l'art était un engagement et un partage, que l’utilitaire ne devait jamais entamer l'idéal de la beauté pour tous. Aussi ce trajet dans l'histoire de la modernité se déroule-t-il selon un récit palpitant, dans la poésie des objets et des formes.



« Entrer dans l’œuvre : actions et processus dans l'Arte Povera »




Un art pauvre ne saurait supporter le poids de la peinture, de son histoire comme de son apparat. Pourtant dans cette vaste exposition du MAMC de Saint-Etienne, on remarquera une toile, une seule, qui par son format et le lyrisme de son abstraction s'inscrit dans la mouvance d'une époque. Cette toile de Kounellis datée de 1972, ruisselante de couleur, montre pourtant des notes d'un ballet de Stavinsky. La peinture sort alors de son cadre pour devenir la partition à partir de laquelle une ballerine fait des pas de danse accompagnée d'un violoniste. Pour l'Arte Povera, l'art ne doit pas seulement se réduire à la modestie des matériaux, il doit être une action dans un environnement social.
Ce mouvement italien illustré ici par une quinzaine d'artistes éclot dans les alentours de 1968 et conteste les valeurs traditionnelles de l'art. A l'instar du « théâtre pauvre » de Jerzy Grotowski, il s'agit aussi d'inscrire la présence du corps, de privilégier les expériences collaboratives plutôt que de s'adonner à la seule contemplation de l’œuvre. Cette volonté d'objectiviser l'action est au cœur du parcours initié par le commissaire de l'exposition, Alexandre Quoi.
L'extrême diversité des œuvres illustre la vitalité de ce mouvement. Des photographies et des documents témoignent de l'importance accordée à l'expérimentation et aux phénomènes sensoriels. Une « Lampada annuale » de Boetti joue de l'interaction d'un temps subjectif et d'un temps objectif. Giulio Paolini dans son installation « Apothéose d'Homère » se réfère à une toile d'Ingres qu'il reconstruit en substituant aux personnages des livrets avec des photos d'acteurs posés sur des pupitres. Il s'agit alors d'impliquer le spectateur comme dans un happening du Living Theater mais l'action doit ici se matérialiser dans des objets. Par exemple, Mario Merz propose un igloo tout en transparence et en matériaux légers avec des chiffres de néon. L’œuvre est une invitation au corps, une méditation sur sa relation au temps et à l'espace. Luciano Fabro invite d'ailleurs le spectateur à pénétrer dans un cube de tissus pour mesurer la résonance d'un espace intérieur par rapport à l'extérieur dont il subit les sons et la lumière filtrée par le tissus. A la même époque, en France, se développe le mouvement Supports/ Surfaces et l'exposition s'attache aussi à mettre en relation les préoccupations de ce groupe avec les acteurs de l'Arte Povera. Des œuvres de Daniel Dezeuze ou de Claude Viallat s'inscrivent également dans la pauvreté du matériau et dans le dépassement de la peinture ou de la sculpture. L'exposition témoigne non seulement de la vitalité d'une époque mais aussi de ce qu'elle a pu apporter à la création de jeunes artistes d'aujourd'hui.

Une centaine d’œuvres de Giovanni Anselmo, Alighiéro Boetti, Pier Paolo Calzolari, Luciano Fabro, Jannis Kounellis, Eliseo Mattiacci, Mario Merz, Mariza Merz, Giulio Paolini, Pino Pascali, Giussepe Penone, Michelangelo Pistoletto, Emilio Prini, Gilberto Zorio.

Musée d'art moderne et contemporain - Saint Etienne
Jusqu'au 3 mai 2020


                      Oeuvres de Mario Merz
                  

lundi 18 novembre 2019

Anne- Sophie Viallon, "Draw somewhere else"





Plus que tout autre récit, le conte assemble des images. Celles-ci plongent dans des conventions du passé pour en extraire une charge symbolique de portée collective. Aussi chaque image d'Anne-Sophie Viallon contient-elle une radiographie d'un état de mémoire, d'un filament de vie où circulent des rudiments d’histoire saisis à leur source, dans un souffle primitif avant même que l'énonciation impose sa trame.
Cette image décomposée, incomplète, abandonnée à son incertitude, déborde alors de son cadre, contamine l'espace qui la supporte. Est-elle dessin, aquarelle, tâche ou même tapisserie ? Et quel autre statut pour elle sinon que de révéler cet ancrage premier de tout langage dans l'essence même du visuel ? A l'origine de toute écriture, il faut retrouver un morceau du monde, un animal, observer la courbe d'une herbe, la fourche d'une branche, les contours d'un corps et cette géométrie où tout finit par se fondre. Mais pour un récit, à l’écriture il faut adjoindre des couleurs et là encore, celles de la nature, nous les transformons, et l'artiste s'empare d'elles et les façonne à partir de nos codes culturels, nos rites coutumiers.
Dans les œuvres d'Anne-Sophie Viallon le rose et le bleu traversent ainsi souvent l'image comme des tâches imbibées par cette assignation sexuée imposée comme un fer rouge sur une peau. L'image porte en elle-même les stigmates d'une déchirure qui est celle d'un arrachement au réel avant que toutes les conventions culturelles et sociales ne s'en emparent pour le formuler dans une traduction conforme. A cet univers subi, l'artiste oppose l'image dans sa crudité, les contours voilés des êtres et des choses, les fils qui taraudent la surface, ligaturent, ou bien s'élancent dans l'espace tels des fils de la vierge. Parfois ils percent le papier ou le tissus et l'on imagine le sang, parfois ils étranglent et l'on voit une syntaxe qui s'assèche, le récit qui vacille et s’essouffle. Le monde est alors cotonneux, il bave des teintes légères et sourdes, il se dépose en flocons de réalité qui fondent au fur et à mesure que l'on veut s'en saisir.
Les œuvres d'Anne-Sophie Viallon distillent ce parfum vénéneux d'une mémoire qui voudrait sonder dans le réel une vérité impossible. Là où l'on cherche la sécurité d'un récit construit, d'un sens, on ne trouvera que des traces lacunaires et de faibles lucarnes vers la lumière. Le monde est bercé par des fantômes de fleurs, il se blottit dans des bras introuvables, il porte le deuil d'une belle histoire qu'on voudrait se raconter. Les dessins en sont le reflet. Parfois jaillissant sur le mur comme les éléments d'un puzzle ou, ailleurs, engoncés dans l'encadrement d'un col de chemise découpé. L’œuvre est physique, elle ruisselle à la fois corps et paysage, elle est le souffle d'un jour qui naît ou qui s'achève. Saisir ce battement imperceptible de la vie, cet instant où le dessin en lui-même désigne ce tremblement...

Moving Art Gallery, 24 rue Paul Déroulède, Nice

Jusqu'au 18 janvier 2020 (Sur rendez-vous)


samedi 16 novembre 2019

Lars Fredrikson MAMAC Nice





Il advient parfois que la trajectoire d'un artiste oscillant de l'ombre à la célébrité, épouse la forme de son œuvre. Né en Suède en 1926, Lars Fredrikson fut un chercheur inlassable qui poursuivit sa quête du réel à travers des périodes de notoriété et des séquences d'oubli qui n'altérèrent en rien son obstination à décrypter la réalité sensible, à lui donner corps, à entrer par effraction dans le réel afin d' explorer ces diffractions par lesquelles celui-ci agit sur les phénomènes qu'il diffuse et, par extension, ce qu'ils impliquent sur nous-mêmes. Ainsi jusqu'à sa mort en 1997, Lars Fredrikson ne cessa d'expérimenter dans le spectre de l'art et de la technique tous ces champs, ces flux, par lesquels les pulsations lumineuses ou les ondes sonores - quand ce n'est pas par le biais du vide ou du silence – tissent le substrat d'une réalité dont il convient d'exhiber l'essence et de formuler l'invisible.
En 1960, Lars Fredrikson s'établit dans le sud de la France. Il possède déjà une formation de peintre dont rendent compte quelques belles toiles abstraites marquées par l'influence de la peinture américaine d'alors et de la calligraphie chinoise et japonaise. Inspirée par la philosophie extrême orientale, son œuvre reste cependant marquée par son éducation scientifique et, plus précisément, ses connaissances en électronique lorsque, avant son installation en France, il fut ingénieur radio dans la marine marchande. Dès lors, l'artiste joue de tous les dispositifs pour introduire l'interaction d'une décharge lumineuse ou d'un simple point comme pour élucider ce qui échappe à notre rationalité mais qui pourtant, agit sur notre corps. Car ce travail d'apparence austère s'exerce sur le sensible et notre relation intime à l’espace qui le façonne. Ainsi de vastes sculptures d'acier inox, martelées, pliées, gravées, mettent en immersion le visiteur saisi dans ses propres déformations dans une grammaire de traces, de particules ou d'incisions qui le déstabilise pour établir une autre relation à lui-même, à son environnement et à l’œuvre d'art.
Parfois à l'intersection de l'art cinétique et de Fluxus, Lars Fredrikson utilise des dispositifs illusionnistes, ou bien il s'inscrit dans la trame du vivant, du flux, de l'aléatoire. A la recherche d'un art total, il détourne à l'instar de Nam June Paik des téléviseurs. Il introduit le son dans l’œuvre mais contrairement à John Cage, il récuse toute notion de musicalité. Le son reste une pure matérialisation de la captation des phénomènes qui rythment l'univers mais auxquels nous demeurons aveugles.
Le réel s'affronte ici au virtuel par l'entrelacement des jets, des griffures ou des fulgurations. Le mouvement sonde le vide, formule des hypothèses. L'espace se trouble alors de cette immatérialité qu'il désigne. Plus de deux cent œuvres et documents - des collages, des gravures réalisées sous l'auspice d'Adrien Maeght dans sa Fondation, des encres déchirées par la lumière, des pulsations de fréquences balaient cet écran où le réel se débat. Parasitage et saturation entrent dans la danse, les nervures de la météorologie, les ondes radioamateurs se diffusent et sondent l'intériorité de l'espace et des êtres. Tout est rythme, passage, disparition et l’œuvre de Lars Fredrikson en figure l'empreinte mouvante.

Jusqu'au 22 mars 2020




jeudi 31 octobre 2019

Gustave Courbet et Yan Pei-Ming, « Corps à corps »





Le réalisme à l’œuvre.

Six générations les séparent mais dans ce « corps à corps », Yan Pei-Ming se mesure à son aîné par un raccourci brutal dans le temps pour raviver la peinture de Courbet, non pour l'actualiser mais plutôt pour en extraire cette puissance que l'on jugea souvent scandaleuse.
Il fut le peintre du quotidien et des petites gens qu'il éleva à un rang héroïque et la peinture d'histoire s’effrita alors pour s'ouvrir à des compositions réalistes avec de vrais paysages, des animaux, une réelle sensualité et une parfaite humanité. On ne peut travailler dans l'ombre de Courbet : il faut un face à face pour revitaliser sa matière, faire revivre ses personnages et c'est, en quelque sorte, les yeux dans les yeux que l'artiste franco-chinois s'installa dans l'atelier du maître. Le portrait de Courbet qu'il réalise alors en est la parfaite métaphore.
Il en conçut une quinzaine de toiles monumentales qui répondent à dix œuvres majeures de Courbet. présentes dans les collections du Petit Palais. A la biographie du maître, il superpose ses propres souvenirs et, au lieu du paysage franc comtois, il oppose sa Chine originelle. De cette confrontation du temps et de l'espace, la violence est de mise. Les toiles autobiographiques de Yan Pei-Ming, tout en grisaille et dans un noir et blanc expressionniste à la lisière de l'abstraction, dénudent la peinture de Courbet, dévoilent son extraordinaire puissance. Le passé de Yan Pei-Ming, ses souvenirs, son quotidien reviennent comme de vieilles photographies dans un contexte chinois empreintes d'une profonde humanité. A l' « Enterrement à Ornans », il répond par des peintures évoquant les obsèques de sa propre mère.
Un contact physique se noue entre les deux artistes. Une même virulence les anime pour faire surgir de l'image la vie réelle, pour interpeller le monde, se heurter au destin, creuser des sillons pour l'avenir. La vie quotidienne pour chacun d'eux est une révélation pour peu qu'on sache la peindre. Et c'est dans une matière tourmentée, presque sauvage, que Yan Pei-Ming parvient à parler la peinture de Courbet, non pour la commenter mais pour assurer la vitalité d'un engagement, assumer un héritage dont il faut être digne. Assurément la dignité fut le mot que Courbet eût aimé. Avec une réelle franchise, les univers des deux peintres s'observent sans concession et l'art se déploie dans toute sa force.

Petit Palais, Paris

Jusqu'au 19 janvier 2020


mardi 29 octobre 2019

Palais de Tokyo, "Futur, ancien, fugitif. Une scène française"



Nina Childress

« Futur, ancien, fugitif. Une scène française ». Le titre d'une exposition aura rarement autant présidé à l'orchestration des œuvres présentées. Très diverses dans leurs formes comme dans ce qu'elles diffusent, celles-ci établissent un état des lieux selon le regard d'une quarantaine d'artistes français nés entre 1930 et 1990. Chacun d'eux dispose désormais de sa propre histoire par l'esprit de l’œuvre qu'il s'est forgée mais ce passé détient surtout les clés d'un futur et ce n'est pas le moindre mérite de cette exposition que de nous permettre de l'appréhender et d'en subodorer déjà les prochains développements possibles. Car tout est hasardeux, éphémère, « fugitif » et l'artiste n'est que l'élément d'une scène toujours en construction quand œuvres et créateurs s'interrogent et se répondent mutuellement dans des jeux d'attirances ou d'oppositions grâce auxquels vibrent toutes les cordes du vivant.
Parce que tous ces artistes sont restés atypiques, hors des modes et agissent sous les radars qui auraient pu consacrer leur célébrité, cette riche exposition du Palais de Tokyo permet de proposer, plus qu'un bilan, une nouvelle lecture de l'activité artistique en France de la deuxième moitié du XXe siècle jusqu'à aujourd'hui. Loin des grands mouvements qui ont pu structurer la scène française, l'exposition retrace le parcours d'individualités fortes pour un récit qui s'inscrit dans l'épaisseur du temps, de ses strates, comme autant de possibilités pour défricher le présent, en proposer une autre visibilité. Il serait vain de chercher quelque analogie, par exemple, entre les fascinantes toiles de Nina Childress - par leur tension narrative et cette lumière folle qui désarticule les formes et les corps - et le travail d'Adrien Vescovi en relation avec l'histoire de la peinture, ses supports et les aléas de la nature et du temps sur la production de l’œuvre. D'un artiste à l'autre, sur des chemins parallèles, peinture ou teinture, les créations se croisent et tissent un réseau de fils pour traduire ce qui nous relie au monde pour, chaque fois, un regard nouveau ou la fulgurance d'une nouvelle hypothèse.
On se cogne à la froide absurdité du monde avec les portraits de Jean-Luc Blanc, on se raccroche à de folles cosmogonies avec les dessins et pastels de Corentin Grossman quand ce n'est pas Alain Séchas qui, par le biais du quotidien, déconstruit avec humour notre catalogue des idées reçues. Mais comment citer ici tous ces artistes qui jouent dans ce vaste concert, sa propre partition ? Donc il faut les voir, un par un, les penser chacun dans sa relation à l'autre et l'exposition restera alors, à coup sûr, l'une des plus passionnantes que le Palais de Tokyo nous aura proposée.

Palais de Tokyo, Paris, jusqu'au 5 janvier 2020


                  Jean-Luc Blanc

Guy Bourdin, « Zoom »







Jusqu'à sa mort en 1991, Guy Bourdin utilisa la photographie non pour s 'emparer du réel mais pour le transformer. Pour cela il investit la publicité et la mode en en déjouant les codes et les conventions, en ne s'interdisant rien pour puiser dans tous les méandres de l'imaginaire. Corps et décors se toisent alors, se confondent ou se désunissent : Tout l'art de Guy Bourdin réside dans cette fascination du corps en décalage avec son environnement. Souvent réduite à une prothèse, une jambe ou une main, la synecdoque renvoie alors à un paysage mental que le spectateur recompose. On pense à Magritte, à ses inversions de sens, à ses compositions en creux pour mettre à plat le mystère de chaque chose. Le photographe joue de l’illusionnisme et de l'outrance, l'image est décadrée, la sophistication est à son comble, la couleur jubile, l'inspiration surréaliste se livre librement entre humour et provocation.
Grâce à Man Ray, il collabora durant une trentaine d’années au magazine Vogue. Il révolutionna la photographie de mode en substituant à sa finalité commerciale et à la seule présence du produit, un imaginaire cinématographique. Chaque image contient un récit, une béance irriguée par des fantasmes qui transforment le spectateur en voyeur et le photographe en metteur en scène fétichiste pour des chaussures de Charles Jourdan et pour des objets de bien d'autres marques. Dans l'univers séduisant de la publicité, Guy Bourdin introduisit le sexe et la violence. Dans les coulisses du luxe et de la beauté, le sang mauvais du rêve griffe l'image. Le vernis rouge d'un ongle ou d'une chaussure explose dans la douceur d'un paysage. La répétition d'un même motif souligne l'angoisse obsessionnelle. Douceur du poison et part maudite sont ici tapies au cœur de la beauté.
Plus qu'un photographe Guy Bourdin fut un explorateur de l'image. Il travailla sur sa forme, il la décomposa pour en extraire sa substance et la nourrir de ses propres fantasmes. Si l'image publicitaire idéalise l'objet, Guy Bourdin parvint à le rendre désirable par sa seule lumière sombre et la troublante irruption de l'imaginaire.

Musée de la photographie Charles Nègre, Nice

jusqu'au 26 janvier 2020