dimanche 12 mai 2019

Clément Cogitore au Musée National Marc Chagall



La postérité d'un peintre ne repose pas tant sur un legs que sur la vitalité des ramifications qu'il aura suggérées à d'autres artistes qui lui succéderont. Ainsi Clément Cogitore, titulaire du Prix Marcel Duchamp en 2018 et l'un des créateurs les plus prometteurs d' aujourd’hui, se mesure à l’œuvre de Chagall mais sur un tout autre registre. Au métier et à la main du peintre, il répond par l’œil du photographe et du vidéaste. Face à l'exubérance colorée de son prédécesseur, Clément Cogitore impose la dramaturgie d'un monochrome assourdi. Deux univers proches et lointains se côtoient alors sur les cimaises du Musée Chagall de Nice pour une même fascination sur la relation des hommes à leur mythologie.
Pour le peintre, le judaïsme représentait un récit fondateur à partir duquel l'imaginaire s'emparait du réel pour l’imprégner d'un humanisme profond où la vie quotidienne, celle des plus humbles, accordait sur cette terre la promesse d'un envol vers un paradis. A cette verticalité aérienne et heureuse, Cogitore oppose une horizontalité tellurique, un repli vers les zones plus obscures de l'humanité: La terre n'est que cet élément bouillonnant où l'homme est saisi dans sa force originelle. L'humanité ne se livre plus que dans l'énergie informelle de la foule. L'individu se fond dans un magma humain d'où sourd la mythologie d'une terre primitive. Il n'est plus qu'une ombre lointaine dans ces œuvres où l'on rencontre aussi bien la grotte de Lascaux que des photographies de désert où le minéral se mêle à des uniformes militaires laissés sur le sol, à peine perceptibles, tels des enveloppes vidées de leur contenu humain. Cette autre horizontalité encore, avec un lent travelling, dans la vidéo « Passages », qui agit par une découpe de lumières révélant l'ossature d'une architecture ancienne et des objets religieux abandonnés à leur seule répétition. Le récit reste ouvert, lacunaire. Il procède par fragments, indices, brides de mémoire qui suscitent toujours d'autres chapitres possibles.
Nous voici alors confrontés aux frontières du visible. La vraie narration se situe dans un hors champ que l'artiste ne cesse de désigner. Tout se joue dans cet ailleurs trouble mis en scène par les seuls effets qu'il produit. Un bleu nocturne s'empare de cet espace qui n'est plus qu'allusif. Une brume de fumée rend la scène mouvante et se répand comme le souvenir d'un brasier primitif, d' un centre invisible, d'un feu autour duquel les hommes se confieraient à la seule transe d'une danse sauvage ou salvatrice. Clément Cogitore fouille le temps dans tous ses recoins comme pour en exhumer les mythes et les archétypes, mettre à nu la terre, le ciel et le feu. De l'art, il poursuit le long cheminement de la peinture dont il extrait les figures iconiques, les gestes maniéristes et le drapé du clair-obscur. Quelque part, peut-être, l'homme en surgit-il par d'hypothétiques fulgurances, dans l' effervescence de la nuit. Aux hommes de Chagall qui sont déjà des anges sauvés par l'amour, Clément Cogitore oppose des êtres encore saisis dans l'angoisse d'une glaise primitive. Comme s'il savait qu'il n'y aura jamais d'anges avant que nous ne devenions des hommes.

Exposition jusqu'au 22 octobre 2019













vendredi 10 mai 2019

Ensemble architectural "Cap moderne", Roquebrune -Cap- Martin




La puissance d'un lieu ne se laisse pas absorber par l'image. Elle se révèle dans l'élasticité d'un espace quand le temps se dissout dans cette acuité du présent que le promeneur éprouve face au déploiement bleuté de la mer, aux courbes déchiquetées d'une côte, à l'harmonie des jardins. Ce sentiment d'atteindre une forme de perfection, le visiteur le ressent en découvrant, en surplomb de la Méditerranée, le « Cap Moderne » qui rassemble le Cabanon du Corbusier, le bar-restaurant de l’Étoile de mer et la Villa E-1027 d'Eileen Gray et Jean Badovici à Roquebrune-Cap-Martin. Celle-ci s'impose dans le paysage par la certitude de son architecture minimaliste, ses lignes épurées, ses arêtes adoucies et ses terrasses sereines qui défient l'immensité du paysage alentour.
La restauration du site entamée en 2014 est en voie d'achèvement. En 2020 le Centre des Monuments Nationaux en prendra la gouvernance quand les derniers ajustements auront été achevés tant dans l'aspect extérieur de la Villa que dans son aménagement intérieur. C'est d'ailleurs celui-ci qui confère toute son originalité au lieu. En effet, plus qu'à l'esthétique proprement dite, Eileen Gray s’intéressait à la fonctionnalité de l'ameublement et l’exiguïté de certaines pièces l'incita à créer des objets aussi surprenants par leur forme que par l'usage qu'on pouvait en attendre. Elle s’efforçait par ailleurs de conférer à ce mobilier une note très féminine pour son utilisation ce qui accentue ici le sentiment d'une présence. Le lieu n'est pas qu'un superbe décor, il est surtout un lieu de vie qui vibre des ondes de la nonchalance et du bonheur. La Villa semble ainsi «  habitée » d'une identité et d'une mémoire. Femme libre et artiste totale, Eileen Gray fut particulièrement innovante dans le domaine du design, de la décoration d'intérieur et de l'architecture.
Le site est ouvert au public jusqu'à la fin octobre. De nombreux événements, concerts et soirées de gala y sont organisées tout au long de l'été.


lundi 6 mai 2019

Liselott Johnsson, "MAYDAY, MAYDAY, MAYDAY"



MAYDAY, MAYDAY, MAYDAY, un signal de détresse auquel on ne pourra peut-être répondre que par le secours de l'art et de la poésie.
 « Je dirai quelque jour vos naissances latentes » écrivait Rimbaud dans « Voyelles » pour associer chacune d'elles à l'une des fulgurances de la vie. Le poète énonçait alors tout à la fois les prémisses d'un dévoilement et de l'élaboration d'un langage. Dans cette même perspective énigmatique d'une relation entre un signe et un « événement », Liselott Johnsson, dans son installation « Mayday, Mayday, Mayday », reprend cette interaction de la couleur et de la forme pour la replacer dans le contexte de l'histoire de la peinture abstraite. Non celle du corps et de ses pulsions mais dans celle de la pensée, d'une réflexion sur la création et la validité d'un code linguistique.
Pourtant cette œuvre ne se prétend aucunement théorique, elle ambitionne plutôt  à raviver chez le spectateur la réflexion sur ce rapport entre la couleur et un système géométrique. Ainsi l'artiste crée-t-elle un vocabulaire où chaque lettre est associée à un carré habité d'un signe coloré qui, culturellement, fait allusion à des systèmes bien définis -signalisation dans les transports, par exemple dans le Code international des signaux maritimes, mais aussi dans d'autres domaines tels que le High Capacity Color Barcode développé par Microsoft. Si l’œuvre de Liselott Johnsson nous incite à penser ces systèmes visuels qui agissent sur nous sans que même nous ayons à les analyser, elle en souligne les aspects décoratifs et architecturaux. La couleur et le signe portent en eux la construction d'un sens et incite le spectateur à une réaction individuelle et sociale. Dans l'élaboration d'un langage plastique arbitraire et d'un code visuel pour désigner un mot, l'artiste nous éclaire sur l’ambiguïté fondamentale de ce ce que nous tenons comme acquis naturellement quand tout ne procède que d'une construction culturelle.
L'artiste nous renvoie aux signes premiers, aux langages primitifs et à ceux que nous connaissons mais sans les comprendre et les interpréter. Comment percevoir alors le réel, comment obéir à ses injonctions ou comment le transformer ? Quel est sur lui le pouvoir de l'artiste et quelles sont les limites de la création ? Voici donc une œuvre réfléchie qui se livre en toute clarté, dans l'exigence d'une ouverture à la poésie par la seule sérénité de la forme et de la couleur. L'ombre lumineuse de Rimbaud, la puissance de sa synesthésie règnent ici. Nous nous immergeons avec ravissement dans ce langage inconnu.

Moving Art Gallery, Nice, jusqu'au 29 juin 2019


Artiste suédoise et américaine, Liselott Johnsson, est née à Uddevalla en Suède en 1967. Elle vit et travaille à Nice depuis 2016. Elle a suivi une formation en architecture et en art dans des écoles renommées en Europe et aux Etats-Unis. Elle possède un Master of Fine Arts in Visual Arts, ainsi qu’un Master en Architecture. Ses œuvres ont été présentées dans de nombreuses galeries d’art, musées, et espaces publics aux Etats-Unis et en France comme au Museum of Contemporary Art of Georgia, Atlanta, USA; Muhlenberg Public Library NYPL, New York, USA; Brooklyn Fire Proof/Temporary Storage Gallery, Brooklyn, NY, USA ; Glass Cube @ Hotel Indigo, Athens, Georgia, USA; Gertrude Herbert Institute of Art, Augusta, Georgia, USA; Boston Public Library, Boston, Massachussetts, USA ; Steffen Thomas Museum of Art, Madison, Georgia, USA; Monastère de Saorge, Alpes-Maritimes, France.

vendredi 3 mai 2019

Véronique Roussiaux, "Visions cosmiques"



L'artisan s'attache à la perfection dans le traitement d'une matière et tend à adhérer au plus près aux normes de son époque dans la notion du beau. Or ce mot-là est pourtant sa limite parce qu'il ne cesse d'évoluer au fil du temps en fonction de la transformation des idées, des mutations de l'imaginaire et l'apparition de formes nouvelles. Le beau demeure cet impossible que seul l'artiste s'acharne à poursuivre dans sa pensée pour renouveler encore ces formes. Ou, mieux, la beauté ne doit pas être le but poursuivi par l’artiste, elle n'intervient que par détour au terme d'un projet dont elle était absente : elle consacre alors d'avantage une idée qu'une forme car les hiérarchies esthétiques ne relèvent toujours que de conventions culturelles. Le beau pour celui qui le reçoit n'est qu'un accomplissement mystérieux au terme d'une expérience sensible.
Aujourd'hui encore, la notion d'atelier, la relation entre la main et l’œuvre, le lien intime entre la pensée et le faire, la conscience d'une unité tragique entre soi et le monde demeurent pour bien des artistes la source de toute création. L’œuvre ne questionne pas, elle est une réponse, un écho, un cri, un signe ou un silence. Véronique Roussiaux travaille la terre. C'est à dire qu'elle cherche en elle une signification tout en la laissant s'exprimer, en privilégiant ses caprices, en l'accompagnant dans une réflexion constante sur ce qui l’unit à l'univers, à nous-mêmes, de l'atome jusqu'à l’infini du ciel. Le geste n'est plus alors celui de l'artisan, il engage une relation tellurique au monde – celle de la magie, du rapport à un temps réduit à un concept fragile quand il se mesure à l'espace ondulatoire de l'infini.
Entre cette terre et l'artiste, un lien se noue, celui de la matière toujours mouvante, informe, dont il s'agit, pour un instant, de fixer dans le temps un état transitoire qui, pourtant, révèle le reflet d'une conscience et d'un choix. Véronique Roussiaux donne forme aux convulsions de l'argile, avec le brillant de la porcelaine, le feu du four dans lequel la terre éclate, se contorsionne et d'où jaillit la couleur. Le geste de l'artiste accompagne, par la pensée, cette vie autonome des éléments. De ces céramiques, des stèles légères s'envolent, libérées du magma terrestre, comme par des ailes ruisselantes de projections colorées. Ou bien des racines s'entortillent contre le ventre de la terre dans un sombre combat où la lumière se heurte à l'angoisse de l'incertitude.On entend alors dans ces sculptures comme la résonance du « Grand combat » d'Henri Michaux qui s’achevait ainsi : « On s'étonne, on s'étonne, on s'étonne / Et on vous regarde / On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret. »

Chapelle des Pénitents blancs, Aspremont, jusqu'au 19 mai 2019

mercredi 1 mai 2019

Chourouk Hriech, "Chaque temps en efface-t'il vraiment un autre?"




Le Narcissio, Nice, jusqu'au 20 juillet 2019


                      Parfois l'espace s'offre à nous dans l'évidence de ses angles, de ses ouvertures ou de son cloisonnement mais il suffit pourtant d'un rien pour que tout ceci vacille comme si un corps étranger, invisible, s'en emparait pour le formuler autrement. Et si ce « rien » résidait dans le pouvoir de l'artiste quand, avec discrétion, il déjoue nos codes perceptifs et introduit dans la réalité d'un espace le trouble d'une image qui agit sur lui de façon quasi virale ?
Chourouk Hriech redessine l'espace du Narcissio. Elle en souligne les arêtes, les angles, le décalage des murs, les volumes qui s’additionnent ou se déboîtent. Les murs sont alors parfois recouverts de gouache ou de feutre. Le noir et blanc s'impose dans toute sa monumentalité et dicte ses propres lignes de fuite. Les barres verticales et les diagonales sont tendues à l'extrême. Des dessins à l'encre de Chine, encadrés, redoublent ces images à moins qu'ils ne les déjouent comme si un corps étranger s'en emparait pour introduire dans l'espace réel cet imaginaire qui en serait la radiographie.
Ici le lieu se confronte à l'image d'un environnement urbain et d'une stricte géométrie mais les effets de miroir entre l'espace réel et l'image sont comme dévitalisés par des ornements végétaux. Un artifice répond à un autre. La localisation est incertaine, allusion à la Thaïlande, au Maroc et à l'exotisme : sortir du cadre, brouiller nos repères, créer de nouvelles perspectives, oser des trouées dans le réel.
Dans ces dessins l'humain a déserté le décor. Nulle échappée n'est possible. L'imaginaire est saisi dans cet instant où nulle fiction ne le contamine encore. Il est dans sa nudité nue, cet espace à remplir tel que les dessins le soulignent : Des fenêtres ouvertes ou closes dans l’absorption de la lumière, des angles morts, l'ossature vertigineuse d'une perspective. Le visiteur est saisi par cette trajectoire étrange d'un réel qui serait faussement décalqué par l'image et qu'il pénètre comme par effraction. Il prend alors conscience que si l'artiste dessine au seuil de la fiction dont, en creux, il n'en définirait que le cadre, le visiteur lui, investit le lieu de son propre récit. Dans ces jeux de miroirs, les pays des merveilles sont traversés, les figures et les identités s'estompent : Qu'en est-il d'un récit ? Où se trouve l'artiste ? Où sommes-nous ? Ou bien, pour reprendre le titre de l'exposition : « Chaque temps en efface-t-il vraiment un autre ? »





vendredi 26 avril 2019

Jean-Marc Calvet, "A la croisée de nos chemins"




Parce qu'elle se refuse apparemment au filtre de la pensée et qu'elle se confronte d'emblée au spectateur dans un face à face tendu, la peinture de Jean-Marc Calvet s'affirme dans sa puissance redoutable. Sa frontalité brutale s'impose comme le miroir grimaçant de ce que nous sommes, et au-delà de l'image sous-jacente de la violence qu'elle nous renvoie, nous sommes saisis par cet humanisme qui semble comprimé dans un chaos de formes et de couleurs. L'humanité entière se condense dans l'espace clos de la toile. Et si les figures le saturent, le visage humain dans sa version primitive, presque animale, le plus souvent au centre de la toile en est le principe organisateur. Il crée un ordre symétrique qui se charge  d'une multitude de signes, d'indices ou d’icônes comme si, dans le cerveau, les mots refluaient vers des formes archaïques, des mythes fédérateurs en amont de tout discours.
Voici une peinture universelle à la fois populaire et cultivée, simple et complexe, qui parle de notre animalité, de nos angoisses, de notre énergie folle à nous soustraire à toutes les chaînes. Elle parle de cette liberté que porte l'art quand celui-ci se refuse à tout destin pour condenser tout un flux de mémoire qu'il interprète à sa guise et met en scène une dramaturgie de la couleur et de la forme alors que tout est encore en gestation.
Si de prime abord on peut penser à la peinture de Basquiat ou à celle des artistes du Street art, l'univers de Calvet est pourtant fort différent: Ce n'est pas tant à une extériorité psychologique et sociale, ni à un décor ou même à un désir d'expressivité qu'il s'attache mais plutôt à revenir aux sources du langage pictural. Une peinture qui se déporte au-delà de l'actualité ou du temps. Si le visage humain est omniprésent, il est lacéré par une multitude d'images qui l'enserrent dans une trame étouffante. Les yeux sont partout, hypnotiques, carnavalesques, rappels de civilisations perdues. Les doigts sont des pointes lacérées comme des étoiles. Les bouches exhalent un rire sans objet. L'infini du ciel pénètre le corps, la couleur est une éruption de la vie. Le feu couve en chaque chose, en laisse jaillir la lave et, si tout se désarticule et se fond, pourtant quelque chose de l'ordre d'une autre grammaire, d'une nouvelle forme lexicale, se construit ici. C'est bien d' art "singulier" dont il s'agirait aussi  puisque le peintre y perçoit une forme de thérapie personnelle qui l'aura délivré de ses blessures et de ses tourments.  Et c'est parce que l'artiste parvient de façon très personnelle à se saisir de l'univers, à en traduire l'énergie à travers celle du corps, qu'il nous livre une œuvre littéralement saisissante.

Riviera Galerie, Nice jusqu'au 20 juin 2019




jeudi 25 avril 2019

Philippe Pastor, "Terre § Métamorphoses"




Monaco, Galerie Modern'Art , jusqu'au 26 juillet 2019

Penser la terre signifie pour un artiste l'éprouver charnellement. Ressentir ses blessures c'est aussi subir cette déchirure que l'activité artistique révèle et cautérise tout à la fois. Pour cela Philippe Pastor prélève les matières minérales et végétales issues de cette nature blessée. Il en révèle la force enfouie parce que pour lui l'art est un engagement  pour nous alarmer des drames de la terre, de la forêt ou de la mer, pour dénoncer les catastrophes climatiques qui lacèrent les arbres et les incendies pour ces cendres dans lesquelles notre monde menace de disparaître.
 La disparition tel est bien l'enjeu de ces peintures monumentales où la puissance du geste se mesure à celle des éléments. Elle en est la figure centrale mais aussi notre horizon fatal si l'humain ne parvient pas à se réconcilier avec cette nature qui nous donne la vie et à laquelle nous appartenons. L'art peut alors être cet acte réparateur en même temps qu'il nous alerte sur les conséquences de notre démesure. Mais le geste de l'artiste s'efface dans l'essence même de la matière, les feuilles, les brindilles, les aiguilles de pin, toute cette nature filandreuse qui se heurte à l'artifice de la couleur du peintre même quand celle-ci résulte de pigments naturels : Deux vies, celle de l'artiste et celle de son environnement, qui se confrontent mais communient dans la menace d'un  même anéantissement. Nous voici convoqués au cœur de la démarche d'un artiste: Disparition certes, mais pour quelle forme nouvelle? Philippe Pastor répond par l'éclatement d'une colère, d'un jaillissement de la nature comme si celle-ci, d'elle-même, poussait son cri, exhibait les stigmates des souffrances qu'on lui infligeait. Éruption de couleurs et débris d'après l'apocalypse. Mais il y a pourtant ces totems qui se dressent, ces arbres calcinés dans le bronze pour un semblant d'éternité: l'ultime trace de l'espoir.


jeudi 18 avril 2019

Ettore Spalletti, "Ombre d'azur, transparence"



Éprouver physiquement une œuvre prend tout son sens lors d'une rencontre avec celles d'Ettore Spalletti. Quant à les définir, on hésitera toujours à identifier ces objets, un peu tableaux, parfois vaguement sculpturaux, à moins qu'ils ce ne soient des colonnes ou de de simples raies de lumière. Ceux que le ciel et la Méditerranée alentour de la Villa Paloma sur les hauteurs de Monaco diffuseraient. Objets posés là dans l'éternité de leur naissance, dans la pâleur d'un bleu ou d'un rose lumineux, ils s'imposent dans leur environnement, par la nudité d'un monochrome. Mais parfois un éclat de jaune ou d'or les cambre dans l'espace, les extrait soudain de leur brume pour s'imposer délicatement à vous : Corps à corps souple et silencieux pour des œuvres revêtues d'une sorte de peau colorée puisque l'artiste les soumet à un patient travail sur le temps en recouvrant le bois, semaine après semaine, d'une multitude de couches de plâtre et de pigments qu'il ponce après séchage, encore et encore, jusqu'à atteindre le point de perfection entre l'aspect cotonneux de la matière et la pure intériorité de la couleur.
Ces œuvres vous les voyez donc dans toute la sérénité d'une distance par laquelle vous vous mesurez à l'espace qui les enveloppe. Mais ce regard qui les embrasse tend pourtant à se replier sur tout votre être. Faudrait-il alors, ces œuvres, s'en saisir, les caresser, du moins les effleurer pour en capter la réalité ? Seriez-vous rassasiés de ce duvet qui vous frôle mais qui vous rappelle les fresques de Pierro della Francesca et vous entraîne vers les cieux de l'imaginaire et d'une béatitude heureuse ? Vous découvrez alors que ces œuvres sont déjà en vous, que vous les explorez au cœur de votre mémoire, que des nerfs adoucis vous relient à elles comme pour une expérience méditative. Ces œuvres se dissolvent, votre corps s'en émeut, elles sont en vous, elles vous parlent à l'aube de tout langage, vous êtes en elles, vous êtes silence. Vous les aimez, elles sont belles.


Né en 1940, Ettore Spalletti vit et travaille dans les Abruzzes en Italie. Ses œuvres ont été présentées à la Documenta de Kassel, à la Biennale de Venise et dans les plus grands musées du monde. Il est le peintre d'une sereine spiritualité et d'une sensualité diffuse. Seule une vraie rencontre avec elles vous permettra d'en saisir la puissance lumineuse.

Villa Paloma - Nouveau Musée National de Monaco
Jusqu'au 3 novembre 2019








mercredi 17 avril 2019

Maxime Duveau, "Réouverture de la fameuse partie de billard cosmique"



Espace à Vendre, Nice, jusqu'au 8 juin 2019


Issu du dessin, le noir et blanc ne s'enracine dans aucun ordre naturel mais s'est enrichi des conventions culturelles liées à la photographie et au cinéma. La mine de plomb, le graphite et la ligne qu'ils supposent se mettent en retrait pour des techniques distanciées puisqu'un appareil autonome s'interpose désormais entre l'artiste et l'image. Techniques qui touchent pourtant au plus près de nos fantasmes par le déchirement du clair obscur et l’incandescence de ce noir glacé qui parfois en surgit. La lumière tranche alors le récit de sa lame pour restituer l'enfer des passions, les amours perdus, les errances et tout ce qu'un plan cinématographique, à l' instar d'un roman noir, peut suggérer.
Maxime Duveau dessine ce fantasme-là, non à partir de la ligne - rien de linéaire ici – mais selon les strates successives de son apparition. Le récit qu'il nous appartient de formuler  s'apparente au cut up de Brion Gysin et de Burroughs quand la surface du dessin, elle, se construit sur des strates qui nous conduisent aux confins les plus reculées de l'image.
Maxime Duveau pratique le dessin selon une procédure bien particulière qui puise sa source dans une photographie chargée de cette mythologie que le cinéma a largement développée, la Californie : Une esthétique du décor paradisiaque, des errances et de l'angoisse. Et au-delà , l'apparence de l'écran, le jeu des passions, et plus loin encore, la brûlure des pulsions qui les animent. Histoire donc, métaphorique, de profondeur de champ, de couches successives, de juxtapositions et d'effacement. C'est tout ceci que le dessinateur s'attache à faire remonter à la surface d'un papier ou d'un mur. La photo à l'origine de l'image est alors travaillée dans sa profondeur, dans le corps de son négatif. Le graphite et le fusain en recueillent les traces pour s'imprimer sur la feuille soumise à des découpages, des arrachements et surimpressions. Les figures resurgissent alors dans des balafres de rêves, des attentes de paradis au cœur d'un enfer urbain sous les ombres de palmiers feints et sous un soleil introuvable au cœur de la nuit. Ici la vie se tisse à la mort comme le cri au silence. Des découpes de réel fusent comme de tristes échappées de lumière. David Lynch, Hitchcock, et peut-être paradoxalement, la peinture d'Edward Hopper - même si l'homme a déserté l'univers de Maxime Duveau – ne sont jamais loin. L'artiste sonde les sinuosités du ventre de l'image. Il incise, prélève des indices, en cartographie les failles et le sang noir. Peu à peu, son travail est devenu plus complexe, la surface moins exigeante pour une exploration plus sensible des profondeurs. C'est par le biais d'une citation aux découpes ornementales de Matisse avec ses orbes floraux que Maxime Duveau parvient à établir cette mise en relief entre la surface décorative et les enjeux plus analytiques du dessin. Les thèmes et les représentations de celui-ci tendent alors vers un pré-texte comme s'ils étaient toujours semblables à une pellicule à développer.
Qu'en émerge-t-il sinon l'écho d'une mémoire, d'un récit dont il faudrait toujours inscrire le mouvement informe, la respiration hachée ? C'est ainsi qu'une syntaxe s'élabore. Dans l'interstice d'une simple forme et d'un univers vertigineux. Ou pour reprendre le titre de l'exposition dans une « Réouverture de la fameuse partie de billard cosmique ».


Et pour rappel, ce texte rédigé pour une précédente exposition dans le même lieu...

 « Peignez mes actions plus noires que la nuit » écrivait Corneille dans Médée. Mais les actions s’attèlent à l’humain et à ses mythes quand le fond duquel elles surgissent témoigne d’ une obscurité plus épaisse encore. C’est dans la matière ténébreuse du fusain, comme aussi par des jeux d’effacement et de recouvrement, que Maxime Duveau exhibe la mythologie d’une Californie réduite à une signalisation  récurrente de clichés, de palmiers, de lignes de fuite vers une lumière absente et sans horizon. Un décor vide d’hommes et d’action.

                     Le cadrage des photos qui en sont la matrice jaillit dans ses hyperboles comme saisi dans le vertige onirique d’un plan cinématographique. Mais là où l’on attendrait, par convention,  surexposition des couleurs et excès, le dessin fouille, par le noir et blanc, dans le négatif de l’image. Il désigne l’extinction. Non par un dessin fait de lignes mais construit sur des masses découpées et des caches pour le réduire à la platitude du noir. Velouté, soyeux ou rêche, celui-ci s’empare de l’espace et l’infecte. Car si les traces d’une réalité réduite à un seul décor sont bien présentes dans la photographie, Maxime Duveau dessine surtout la disparition du réel.

                    Nos mythologies, notamment exprimées dans le sillon des icones du Pop Art, sont ainsi fondées sur un leurre que les artistes n’ont cesser à la fois d’accompagner et de défaire. Roland Barthes écrivait: « Quel est le propre du mythe? C’est de transformer un sens en forme. Autrement dit, le mythe est toujours un vol de langage. » Il ajoutait: « »N’y a-t-il aucun sens qui puisse résister à cette capture dont la forme le menace? En fait rien ne peut être à l’abri du mythe. »

                     Maxime Duveau travaille dans la matière même du mythe; il dévitalise à l’intérieur de  la puissance du noir et de son opacité les effets de surface quand les effets de séduction s’éteignent sur des images plates, vidées de toute substance, exilées au désir. Le papier est alors écorché et, de ses écailles lacérées, dans les lambeaux d’une blancheur à vif , surgit l’espérance d’une lumière: le réel. Le dessin devient alors ce hors champ photographique par lequel l’artiste se soustrait aux rêves éveillés et aux pacotilles exotiques d’une économie marchande bâtie sur les décombres de la réalité.

                      Dans ses « Structures anthropologiques de l’imaginaire », Gibert Durand montrait que l’imaginaire ne serait pas inépuisable et qu’il se reproduirait selon des axes logiques et isomorphiques. Maxime Duveau radiographie ce corps transversal à toute représentation de masse et dans un geste qui renoue avec l’esprit hellène, il oppose les deux modes antithétiques de la pensée, le logos (« raisonnement ») et le mythos (« mythe ») invérifiable mais intraitable dans ses effets de beauté et de persuasion.  L’artiste est ici celui qui, à l’instar de Barthes, fouille les formes de notre mythologie contemporaine pour en extraire le logos, le sens.


vendredi 12 avril 2019

"Azimuth", Exposition collective, Galerie Eva Vautier


Souvent une exposition collective se réduit à la juxtaposition d’œuvres résultant d' une opportunité de circonstance. Un thème unificateur ne suffit pas toujours à construire un récit chargé d' un concept et d'une forme au point que le schéma narratif lui-même en devienne illisible. L'intérêt de l'exposition « Azimuth » , au-delà de la qualité et de la pertinence des pièces exposées, réside dans leur mise en scène au travers d'une démarche commune. Encore faudrait-il parler plutôt de « marche » puisque le projet naquit à partir d'une randonnée en montagne de sept artistes dont chacun rapporte ici un témoignage à travers des pratiques très diverses. Les uns se référant explicitement à l'idée de nature, les autres au souvenir, au collectif ou à des errances hors du chemin, et pourquoi pas vers la mer. Anne-Laure Wuillai nous propose ainsi des pièces d'une extrême pureté dans la palpitation des vagues ou le silence profond de l'eau. L'histoire du blanc et du bleu entre saturation et disparition. Il s'agit donc pour tous ces artistes de restituer une expérience humaine et esthétique, d'en écrire une histoire commune.
Le défi est parfaitement relevé : Les œuvres se greffent entre elles sans hiatus et, au contraire, la personnalité de chacune joue sur le registre du merveilleux tant l'assemblage est subtil et s'enrichit parfois même par le fait de son incongruité. Camille Frach-Guerra parvient à tisser un fil conducteur entre les espaces de la galerie et les œuvres en jouant sur la lumière, le grand écart des formats, les souvenirs, une chose anodine, une coquille d'escargot par exemple, et surtout le rappel de voyages dans lesquels la biographie se mêle au documentaire. La mise en scène devient un spectacle en elle-même et, ici, les œuvres ne cessent de s’interpeller, de se confronter mais surtout de se sourire. Histoire d'amitiés, d'ironies et de différences. Omar Rodriguez Sanmartin laisse de jeunes pousses d'arbres dans la neutralité noire de leur pot de plastique qui se mesurent à l’horizontalité de la lame d'une hache. Cette humilité poignante, métaphore de la vie et de la mort, interpelle le spectateur dès la vitrine dans la rue où d'autres arbres se reflètent. L'espace se dilate, tous azimuts, entre réalité et rêverie. On y croise d'étranges architectures qui se réalisent par imprimante 3D (Florent Testa), des photographies immersives dans une nature onirique ou dans leur spontanéité vers un retour ironique aux origines (Benoît Barbagli). Le paysage est une construction de l'esprit, il y a en lui de l'écriture, du fragment, de l'inachevé, voire du vide à rebours de la pensée qui l'aurait fait naître. C'est ce que développe Evan Bourgeau tandis que Tom Barbagli en figure l'exploration à partir d'objets improbables. La convivialisé est ici de mise dans ces temps où, en art comme ailleurs, l'individualisme domine. Dans cette nature réelle, rêvée ou sublimée, un brin de nostalgie transparaît alors. Cette quête d'une nature à l'instar d'un paradis perdu ne parle-t-elle pas aussi d'une perte de notre humanité ?


« Azimuth », Benoît Barbagli, Tom Barbagli, Evan Bourgeau, Camille Franch-Guerra, Omar Rodriguez Sanmartin, Florent Testa, Anne-Laure Wuillai

Galerie Eva Vautier, Nice
Exposition du 13 avril au 28 mai 2019