Il est des artistes qui traversent leur temps sans que les regards de leurs contemporains ne parviennent à saisir la portée et le sens de leur œuvre. C'est sans doute là que réside la qualité de ceuxi qui anticipent une forme quand d'autres tarderont à seulement les imiter. Gianfranco Baruchello est un artiste rare. Et discret comme s'il s'était essayé à survoler son époque en rase motte et d'une manière indétectable. Malice et stratégie efficace qui se conjuguent à la création d'un espace émietté, d'une œuvre qui elle-même se dérobe à l'emprise d'un projet global pour se nourrir des mille et unes approches du mouvement, du vivant, de ses failles comme de ses multiples recompositions.
On comprendra mieux alors l’intérêt qu'il porta notamment aux écrits de Deleuze, par son refus d'un espace centré et unitaire, son rejet d'une pensée qui émergerait d'une histoire construite à partir d' une racine ou d'un socle pour, au contraire, capter toutes les incidences qui viendraient dilater l'espace, le fractionner par l’ajout d'une multitude de figures minuscules qui le criblent comme pour en faire éradiquer ou irradier le sens.
Baruchello est le poète d'une œuvre rieuse, ouverte sur le réel et pacifiée. S'il parle écologie, il ne le fait pas dans le misérabilisme des déchets, par un engagement factice et une récupération muséale. Il le fait par exemple de 1973 en 1983 en fondant au centre de l'Italie une ferme autonome aux activités multiples. Il sait alors comme personne articuler le réel à une fiction quand il crée une fausse société, Artifex, censée tout commercialiser. Et il joue alors de l'interactivité du producteur, de l'artiste et du consommateur.
A l'image de son œuvre, Barucchello est un personnage mouvant et insaisissable. Né en 1924, il traverse l'ensemble des mouvements d'avant-garde de son époque. L'art est pour lui une manière de vivre, un témoignage, une expérience qui s'opère sur le monde. L'art doit être saisi dans la multiplicité de ses formes et par les contradictions les plus retorses de son contenu. L'artiste est le producteur d'une œuvre qu'il transcende par la pluralité des approches qu'elle suppose. Aussi est-il tout à la fois poète, peintre, cinéaste et tout simplement militant de la vie dans son sens le plus large.
La rétrospective que lui consacre le commissaire de l'exposition, Nicolas Bouriaud s'étend de 1951 à 2015 et met en relief la variété et la profondeur de l’œuvre. Sa rencontre avec Matta en 1960 à Paris témoigne de l'influence du peintre et de sa liberté vis à vis du surréalisme. Une peinture aux volumes denses qui tranche avec la fragmentation de l'espace et l'émiettement de l'image qui deviendront la marque de fabrique de l'artiste. Car très vite il rencontre Marcel Duchamp et John Cage. Il s'ouvre alors à de multiples expériences visuelles et sonores à travers le cinéma et la fabrication d' images animées. L’œuvre de Baruchello est ce patchwork fascinant d'un face à face entre des brides de discours et de styles, des multitudes de récits qui se croisent , des figures qui surgissent aussi vite qu'elles disparaissent mais l'ensemble demeure toujours en suspens aux lisière de l'humour et de l'engagement.
Car ce qui retient peut-être le plus l'attention c'est sans doute cette distance visuelle et l'aspect extradiégétique du récit qui renvoie le spectateur à un ensemble de signes dont les pièces agiraient comme celles de ce jeu d’échecs si cher à Duchamp. Elles mettent en scène la présence du producteur et du spectateur tout autant que celle des figures multiples et contradictoires qui se confrontent à lui. Et tout se joue alors dans cette dynamique en amont et en aval d'un récit. Sans doute est-ce pour cela que Nicolas Bouriaud avec son concept d' « esthétique relationnelle » s'est attaché à cette œuvre qui échappe à toute forme de lecture linéaire et hiérarchisée que l'art, traditionnellement, nous impose.
Les pièces présentées et, plus particulièrement les plus récentes, reposent sur un état du monde quelque peu chaotique mais dont les éléments apparaissent comme des éclats de pensée, des icônes embryonnaires avant qu'un système de lecture ne s'en empare. C'est une œuvre libre, déterritorialisée, qui met en scène les contradictions de l'image, leur caractère aléatoire quand elles ne procèdent que des flux de la pensée. Une énergie brute l’irrigue et l'art n'est plus ici que la cartographie des pulsations, des associations d'idées avant que la pensée ne les recompose dans une quelconque téléologie. Les éléments sont distribués dans l'espace sans finalité et sans hiérarchie aucune. Ils se réduisent à des signes minuscules qui investissent le volume ou l'espace dans un récit déconstruit dont les signifiants seraient des hiéroglyphes dévitalisés, des mots-images comme des coquilles vides si nous peinions à en retranscrire l'énergie, la densité pure avant même qu'une ébauche de fiction ou qu'un reflet de la réalité ne l‘irriguent.
C'est par là que l’œuvre prend sa dimension « relationnelle » ; elle n'existe que par cette incomplétude qui se nourrit de son rapport à un corpus, à des conventions culturelles et, surtout, aux approches multiples de ceux qui se l'approprient dans leur regard et dans leur pensée en relation à l’échange qu'elle suscite. Ici le commissaire de l'exposition est véritablement un passeur de témoin pour une œuvre qui ne cesse de se nourrir du regard de l'autre.
Michel Gathier, La Strada N°291
Villa Arson, Nice, du 10 mars au 10 mai 2018