mardi 20 mars 2018

Quentin Derouet, "Au sud des nuages"




Quentin Derouet laisse dans son sillage l'image du parfum de la fleur. Elle se dépose comme la trace d'une écriture qui imprègne la toile et, puisque l'artiste s'empare de la métaphore poétique, on peut oser dire qu’il l’arrose de la rose et de son essence incendie les sens. Mais l’œuvre florale a évolué, elle n'est plus seulement une empreinte qui se fane avec le temps, elle tend désormais à se saisir de l'espace.
« Au sud des nuages » est le récit de sa rencontre avec la Chine quand l'artiste s'établit pour quelques mois dans la plus grande roseraie d'Asie dans le Yunan. Sans doute se laisse-t-il envelopper par cet espace autre et une culture où la notion d'écriture se mêle intimement à toutes les variations de la nature. Aussi Quentin Derouet présente désormais un travail plus orienté vers les grands formats, l'idée de séries. Et, là où l'artiste privilégiait le dépôt résiduel de la fleur infusée, le voici qui désormais inscrit la résurgence du signe, sa ductilité immatérielle pour écrire cette poésie saisie avant que les mots ne la recouvrent. Il écrit alors : Trente millions de fleurs par an, je n'utilise que leurs déchets, leurs roses non calibrées ».
Sans emphase, peut-être même sans s'en soucier, l'artiste s'est-il ainsi pénétré de cette «Connaissance de l' Est » pour reprendre le titre des plus beaux poèmes de Claudel sur la Chine. Tout y est. Cette relation du plein et du vide, cet effleurement de la toile par la couleur mais aussi le flamboiement du signe perçu comme un éclair, une entaille dans l'espace, une brèche dans laquelle s'engouffrent émotion, sensualité et brides d'un discours inaccompli saisis dans une homogène totalité.
Le poète pas plus que le peintre n'aime déclamer. Il lui faut l'humilité pour la démesure du silence et la sourde respiration de l'espace. Il lui faut déposer les armes, se mettre en retrait de l’œuvre, laisser sa voix se nourrir des caprices de la nature.
 Il écrit : « Entre deux éclaircies, il pleut sur mes toiles qui sèchent dehors, le violet se dilue et les roses de demain éclosent ».
 L’œuvre est un murmure, une hésitation. Il faut savoir l'écouter une fois que les yeux se sont fermés dans l'instant fragile où la rétine porte encore la trace diffuse de qu'elle a imprimé. Les toiles de Quentin Derouet révèlent cet interstice quand le réel et l'immatériel se cristallisent dans un temps suspendu.


Galerie Helenbeck, Nice, du 16 mars au 2 juin 2018

lundi 19 mars 2018

Gérard Serée, "Peintures et gravures"




Gérard Serée est peintre, graveur et, à l'occasion, sculpteur. Il peint à l'huile sur d'imposants formats. Rien que de très banal donc si ce n'est que le contenu de cette peinture échappe à toute définition, à toute catégorisation, à toute filiation dans le champ pictural. Loin d’une réflexion sur le motif ou les relations entre figuration et abstraction, l'artiste maintient la présence d'un fond monochrome sur lequel des formes se drapent de mouvements, de torsions, d'orbes vaporeuses comme pour un catalogue des fondamentaux de la peinture. Une peinture maçonnée mais fluide qui se fixe sur la toile comme pour en proclamer les règles. Rejetant l'anecdotique et toute fioriture, la fausse spontanéité du geste, les repentirs discrets ou le surinvestissement de la couleur, l'artiste maintient ce cap rigoureux d’un regard sur la peinture et l'acte de peindre.

Accouplement de forces contraires, rythme des volumes qui surgissent là où dans le même temps ils se désagrègent, tension et effacement  : Ce qui se trame ici c'est bien cette lumière intérieure qui s'extirpe de la toile pour énoncer la grammaire primitive d'une œuvre. Le mouvement contracte la couleur, la définit. Le geste réfléchi s'imprègne de l'ocre ou de la densité d'un rouge carmin. La peau grise du fond de la toile s’anime alors de discrètes convulsions quand le mouvement est saisi au plus près de la matière et que la planéité du tableau s'ouvre à un combat tellurique dont le peintre nous renvoie les séquences de sa gestation. Dépouillée de toute anecdote, hors temps, cette image là est la représentation même de la peinture. En nous en proposant l' archéologie, Gérard Serée, fixe les flux, les contractions  ; il pousse les débords sur les lisières du cadre  ; il maîtrise avec autorité l'espace. La peinture se pare ici des seuls atours de l'évidence. Sa complexité, sa densité, l'artiste la démontre en surface sans s’appesantir sur les effets décoratifs, les circulations inutiles. Son architecture répond à cette ascèse, à une rétention gestuelle, une humilité chromatique. Elle est l'empreinte de la spatule ou de la brosse  ; le trait est une incision dans l'huile ou la trace du tube de peinture qui se mesure à l'assaut conjugué des contraires et des masses colorées.

Graveur et créateur de livres, Gérard Serée en a réalisé plus d’une centaine. Il s'adosse à la poésie quand le tableau ou la gravure n'en sont que la radiographie muette. Comme si l'art en matérialisait le souffle ou que les mots se coagulaient ici dans une chair nouvelle. Ce mutisme est une force, un labour implacable du texte. Des poètes, Nietzsche écrivait dans «  Ainsi parlait Zarathoustra  »  :  «  Ils troublent toutes leurs eaux pour les faire paraître profondes.  » A l’apparence trompeuse, à l'illusion narcissique de la beauté et de l'émotionnel, Gérard Serée répond par l'au-delà du texte, dont il inscrit le négatif, avec ses zones sombres, ses béances et ses échappées qu'un simple cadre rattrape et enserre. C'est aussi ce combat-là, celui du texte et de l'image, qui cristallise toutes les pulsations d'une œuvre . Écrire, sculpter, graver, peindre, autant de combats pour faire émerger du sens là où le monde n'a pas encore su éclore.

Michel Gathier, La Strada N°290

Centre culturel La Coupole, La Gaude jusqu'au 2 avril 2018

dimanche 18 mars 2018

Joseph Dadoune, "Des racines"



Galerie Eva Vautier, Nice

La vie est ainsi faite de ces éclats d'ombre et de lumière mais aussi des éclaboussures de mots qui s'y accordent le temps d'un poème ou d'une œuvre plastique. Joseph Dadoune filtre ces instants-là à leur source - embryons de phrases, racines de formes et de couleurs qui s'agrippent à d'anciennes tragédies pour raconter le temps présent en lettres de nuit, de sang et de lumières. Il y fallait aussi l'écho de la poésie juive et, plus précisément, le rappel d'une pensée hybride, celle d' Hannah Arendt, pour dire ces racines qui révèlent le passé à l'aune des drames et des espérances d'aujourd'hui.
Les mots sont en allemand, langue que l'artiste ne parle pas. Déjà une distance s'établit ainsi au cœur d'une proximité poétique avec la philosophe qui sut étirer la pensée aux limites du paradoxe, la rendre saillante et, pour beaucoup, insupportable. De fait, ce qui reste impardonnable sera toujours cette déchirure nietzschéenne que la poésie insuffle à la pensée et aux formes qu'elle invoque. Pensée scandaleuse parce que se logeant dans l'absolu de la liberté avec pour corollaire, la totale responsabilité de chacun.
Un grand pastel à l'huile traité avec du goudron énonce le début d'un poème en allemand d'une poétesse juive, Else Lasker-Schüller, qu'on peut traduire ainsi : "J'ai peur de la terre noire. Comment puis-je m'en aller ?"  Cette question résonne comme la fragilité de l'angoisse face à l'orgueil d'un Bismark qui plastronnait « Wir Deutche fûrchten Gott, aber sonst nichts in der Welt » (Nous allemands craignons Dieu, mais rien d'autre au monde).
L’œuvre de Joseph Dadoune est alors cette porte qui nous permet d'accéder à cet autre territoire où l'obscurité totale se dispute à l'éclosion de la lumière. Les pièces présentées jouent de ces conflits, de ces enchevêtrement de fragments de poèmes et d'éclosions de formes dans l'apparence de fleurs. Leurs couleurs chaudes et intenses sont comme la promesse d'une espérance mais elles se heurtent à la proximité de la nuit. Toute l'exposition repose sur cette tension entre des réalités inconciliables. Elle se pare de tous les procédés comme de tous les matériaux. Elle parle la vie dans sa force glorieuse comme de ses zones d'ombre qui menacent sans cesse de nous engloutir... Mais on y entend encore les mots d'Arendt ou de Walter Benjamin et il y a là toute cette mélancolie du bonheur. Elle s'exprime dans la beauté du monde que l'art nous permet de révéler.

Du 13 mars au 28 avril 2018





samedi 10 mars 2018

Nikolaus Gansterer, "Con-notations"


Villa Arson, Nice, du 10 mars au 27 mai 2017



Il est difficile d'envisager une simple ligne comme porteuse de sens. Pas plus d'ailleurs que celle-ci ne contribuerait à une forme qui se réduirait à elle-même. Aussi que l'artiste veuille la soustraire à sa seule portée esthétique ou organisationnelle, il lui faudra alors recourir à cette extériorité des choses telle qu'elle préside à l'objet ou qu'elle s'articule au vivant, au biologique, dans tout ce qu'ils drainent comme apparence d'éphémère et d'instabilité. Le dessin seul ne pourra donc, au delà de ses jeux de recouvrement et d'effacement, en fournir une représentation s'il ne s'articule lui-même au vécu, à la performance et à l'exploration de ce que serait la ligne quand on la conceptualise au-delà d'un projet artistique.
Or Nikolaus Gansterer choisit de remonter le fil rouge du dessin pour, en quelque sorte, l'extraire des conventions qui le coupent de la réalité de la ligne dans toutes les modalités de la nature. La ligne souligne les contours, délimite des frontières tout autant qu'elle isole la forme qu'elle enferme. Aussi l'artiste met-il l'accent sur l'accidentel, le hasard, l'in-pertinence, non pas par son propre travail mais à l'intérieur du concept de dessin et de ligne qu'il interroge à travers l'espace, le corps ou tous ces dépôts de signes qui y affèrent et jonchent notre quotidien. Il recourt alors à des projets collaboratifs pour lesquels il fait appel à des compétences diverses. Il s'adonne à la recherche d'objets infimes qui se réduisent à des lignes balbutiantes et à des accès de couleur.
La nature, le monde ne seraient que l'univers d'un dessin qu'il faudrait savoir regarder avant de le contraindre à toute signification. Ce dessin porte en lui la trace de sensations contraires ; il peut s'exprimer dans la surface plane quand celle-ci rebondit dans l'espace par l'ajout d'une sculpture aérienne , mais on y devine encore la charge de la lumière, les sinuosités de la danse, la juxtaposition fiévreuse et chaotique de tous les procédés que l'artiste convoque.
L'empreinte de la ligne et de ses courbures s'empare du mur, du sol, de l'installation. Elle définit les mots eux-mêmes qui sont saisis dans la gangue d'une forme et d'une signification. C'est aussi cette gangue qu'il importe de  briser pour en exprimer toute l'essence. Mais le dessin est aussi une histoire de temps, de gestation, d'érosion et d'effacement. C'est ce point aveugle que l'artiste nous rend visible. Les grandes œuvres savent parler en dehors des mots comme elles savent s'affranchir de l'espace et du temps. Elles portent seules cette puissance d’exister par elles-mêmes.


lundi 5 mars 2018

Caroline Trucco et Camille Franch-Guerrra, « Chergui et déroutes »


                                   

                                     Qu'un vent mauvais les ait emportés, ces exilés, vers des espaces aux contours indéfinis ou bien que deux artistes aient fait le trajet inverse pour en recueillir des fragments de récit, voici ce qui donne naissance à une exposition elle-même « déroutante »: Non adossées au mur, les œuvres sont entassées en vrac contre lui, à même le sol. Ce qui les rend invisibles si on ne fait l'effort de s'en emparer. Mais ce projet reposant sur l'idée de déplacement répond à la trajectoire des artistes. Celle-ci s'est réalisée à travers un voyage dans un contexte marocain jusqu’à l'enclave espagnole de Ceuta, porte d'un supposé paradis. La restitution du projet se réalise par la récolte de documents, photos, cartes, textes, vidéos qui tissent la trame d'un récit transitoire à l'image de ceux qui l'expérimentent.
                                      L'installation s’apparente alors à un « dépôt scénographie » selon l'expression des artistes, comme on évoquerait un legs transitoire, une réalité passagère, avec peut-être l'idée lointaine d'un « mandat de dépôt ». Car en filigrane de cette odyssée chaotique, une part d'ombre se heurte à la lumière bleue du ciel et de la mer. Elle est la matière de cette écriture instable, parcellaire, qui restitue une histoire où s'entrelacent des destins et les témoignages, ou plutôt les traces personnelles de celles qui les ont récoltées.
                           A la fois autobiographie et documentaire, l'exposition déjoue les codes d'une scénographie conventionnelle. Mais surtout elle nous propose un espace émietté pour lequel le visuel ne serait que la partie émergée de ce qu'il faut vraiment voir. Les vues d'ensemble, les détails se heurtent ici à cette invisibilité qui reste la part la plus intense d'une expérience ou d'un voyage. C'est cette invisibilité qui se pare de fragments pour énoncer les mots ou les images d'un récit. Et les formes d'un espace qu'il nous revient de reconstituer. Mais toujours de façon transitoire. L'errance est infinie.

Michel Gathier, La Strada, N°289

Galerie le 22, Nice du 19 février au 31 mars 2018



dimanche 4 mars 2018

Tatiana Wolska, "Habitat potentiel pour une artiste"





Auraient-ils été directement charriés de la mer jusqu'à l’antre de la galerie de la Marine, tous ces agglomérats de bois – contreplaqué, planches , écorce, isorel, éléments de meubles ? Tous décrivent  l'usure et le hors d'usage, le dépôt hors du temps, l'échouage et l'empilage comme traces ultimes d'une catastrophe.
Mais pourtant tous ces signes s'annulent ou plutôt, s'inversent. Tous ces débris se recomposent pour désigner l’envers de ce qu'ils montrent. Ainsi cet empilage n'est pas qu'une extériorité mais bien un intérieur avec ses conduits, ses corridors, ses odeurs de bois, ses rappels organiques. De même cette organisation labyrinthique fait-elle écho à une rêverie ludique, à ce quelque chose qui tiendrait de la cabane d'enfant et de l'île déserte. Les lectures s'entremêlent, les images se brouillent, rien n'est d'équerre dans cette architecture instable : il faut se tordre pour en épouser et en éprouver la structure. Mais cette torsion-là n'est-elle pas justement celle de l'artiste quand elle veut se créer son « habitat potentiel » ?
Insouciance et gravité, liberté et étouffement, tout participe ici d'un même flux où les formes se modèlent dans des installations précaires. Fragilité mais désir d'un ventre, d'une chaleur sécurisante. Espace ouvert à tous vents mais figure de l'enfermement. Il y a aussi  bien sûr cette réalité qui se heurte à tous les rêves : le naufrage de notre monde quand il devient une décharge, une accumulation de rebuts. Et quand des êtres humains y croupissent dans des taudis et des bidonvilles.
Tatiana Wolska parvient, sans pathos et par une parfaite neutralité de ton à nous faire ressentir toutes ces dualités. Elle nous montre combien nous sommes si peu en prise avec le réel, mais combien l'imaginaire peut lui insuffler du sens. Si le rôle de l'artiste consiste à se saisir de la poésie et de la fiction pour proposer un monde meilleur, alors Tatiana Wolska aura parfaitement accompli sa tâche.

Michel Gathier, La Strada N°290



Galerie de la Marine, Nice, du 24 février au 10 juin 2018


vendredi 2 mars 2018

Martin Miguel, "Cordeaux espiègles"



Galerie Depardieu, Nice du 1 au 24 mars 2018


C'est à la fin des années 60 qu'un certain nombre d'artistes se lancent dans une réflexion analytique et critique sur la peinture, à partir de quelques individualités ou de groupes tels que Support-Surface ou le Groupe 71 avec Isnard, Charvolen, Chacallis, Miguel... Longtemps après, Martin Miguel demeure fidèle à cette volonté de se confronter à la matérialité fondamentale d'une œuvre : Son rapport au mur, au dessin , à la couleur. A cette quête de l'origine, il y faut l'humilité du maçon et du bâtisseur. Le fil conducteur sera donc « le cordeau », celui qui normalement délimite une ligne droite et permet de visualiser un plan vertical. Mais celui de Martin Miguel se veut « espiègle ». Il est une artère qui irrigue le ciment, qui se rétracte hors de la matière du béton brut en y laissant l'empreinte d'un dessin puis la réalité d'une armature de fer.
Ainsi l'artiste déjoue-t-il les contraintes du bâti et du géométrique en revenant aux sources mêmes de l'art pariétal. A l'origine, dessin, couleur et architecture fusionnent dans une unité à la fois utilitaire et symbolique ; fonctionnalité, mythologie et rites s'inscrivent dans la matérialité d'un bâti. Martin Miguel laisse le cordeau imprimer sa marque dans le corps du matériau. La ligne droite s'adonne au paradoxe et à l'espièglerie des courbes, elle s'extrait de sa gangue pour délimiter le mur et revient tracer son dessin dans le béton là où la couleur se diffuse. La matière alors est traversée de sillons, elle explose en marbrures, elle est vivante. Elle parle un art immémorial.


Exposition précédente de Martin Miguel à la Galerie Depardieu, 2015
https://lartdenice.blogspot.fr/2015/06/martin-miguel-au-fil-du-fer-et-du.html




lundi 12 février 2018

"Pause Déjeuner", présentée par Entre/Deux

Caisse d'Epargne Masséna, Nice


Agnès Vitani, Barbarpurple, Feutre et mousse expansée

Alors que « la Cène » désigne le repas du soir avec une connotation religieuse, la « pause déjeuner » nous transporte dans un autre univers artistique plus proche du « Déjeuner sur l'herbe » ou des ripailles flamandes... Quoiqu'il en soit, il importe ici de briser les flux du travail ou la circulation de l'argent que l'espace d'une banque induit, pour une méridienne, une parenthèse gastronomique dans laquelle le visiteur s'adonnerait à la «gratuité» y compris dans son sens étymologique  de « ce qui est agréable ».
Le thème du repas est l'un de ces ces vecteurs qui traversent et ordonnent l'histoire de la peinture. Parce qu'il entretient une relation essentielle au biologique mais aussi qu'il incite au partage et à la convivialité. Aussi ce thème s'ouvre-t-il à tous les possibles, au rire comme au sérieux, à un regard sur l'écologie, une escapade nostalgique vers le rêve ou l'intrusion dans l'énorme ou le dérisoire. Qu'importe, puisque nous sommes conviés à une « pause », une rétention de sens, un arrêt dans le temps, une éruption de liberté.
L'intérêt d'une telle présentation réside justement dans cette profusion d'approches visuelles qui se heurtent dans une joyeuse cacophonie comme si les voix des artistes laissaient entendre ici leur gouaille, leur poésie, leur inquiétude... Un rythme coloré, multiforme par ces peintures, installations, sculptures ou photographies, soutient cette exposition où le spectateur expérimente l'humour, l'ironie mais se trouve aussi confronté à une réflexion sur l'organisation d'un espace et le foisonnement des formes et des couleurs qui le structurent. L'univers doucereusement coloré d'Agnès Vitani se développe dans une beauté inquiétante : Ce « barbarpurple » est-il l'écho d'une enfance, l'image boulimique d'un espace en gestation ? Les natures mortes de Philippe Mayaux ou de Thierry Lagalla ne disent-elles rien d'autre que leur jeu sur le détournement de sens ? Chaque œuvre suscite ainsi sa propre saveur pour la gourmandise du regard.

Artistes : Martine CAMILLIERI, Marc CHEVALIER, Claire DANTZER, Noël DOLLA, Thierry LAGALLA, JeeYoung LEE, Philippe MAYAUX, Agnès VITANI
Commissariat : Entre I Deux, Lélia Decourt & Rébecca François

Claire Dantzer, "Éphémère et corruption", 20 kg de chocolat et bois


Du 10 février au 15 juin 2018


vendredi 9 février 2018

Nasr-Eddine Bennacer, Galerie Depardieu, Nice




« Les voyages vers l'avenir à travers la mer du passé » :
 Un joli titre qui actualise cependant une crise contemporaine à travers les flux de temps quand ils se cognent à l'espace. Cet espace-là est ouvert, informe, au point de perdre tout contour, voire toute réalité physique, quand il se réduit aux flux de l'économie comme défi à toute géographie.
Si Nasr-Eddine Bennacer met en question le mondialisme, puisque tel est le sujet de son œuvre, c'est dans le sens d'une mise en examen qui déboucherait sur un non lieu. Aussi n'y a-t-il pas procès mais plutôt un « état des lieux », avec un relevé d'indices qui suffisent à dire le monde tel qu'il est. Cet état se réduit ainsi à un dehors, à une forme d'irréalité, à un hors topos - c'est à dire à une forme d'utopie réalisée. Un oxymore donc, de ceux qu'affectionnent les artistes quand il devient le champ de tous les possibles, aussi contradictoires soient-ils, et qu'il s'accorde à la multiplicité des techniques dont ils disposent.

N-E Bennacer décrit avec une parfaite maîtrise de son art cette circulation qui réduit les voyages à des flux de marchandises, qui condamnent tout homme à l'exil, fût-il intérieur. De l'humanité ne subsistent plus ici que des épaves de sens que l'artiste dessine, peint, assemble dans de puissantes techniques mixtes ou de subtiles installations. La force esthétique des signes convoqués -jeux sur des langues anatomiques ou des tours de Babel – suffit à donner sens au seul témoignage sans que l'artiste n'ait à recourir au pathos ou à l'argumentation. Tout est saisi dans une forme d'évidence qui exclut tout débat. L'artiste parvient à définir l'essentiel, ce qui échappe à toute règle, ce qui témoigne d'un temps et d'un espace qui, peut-être, se dissolvent, mais dont l'art assume encore la possibilité d'y déposer une espérance d'humanité.

Exposition jusqu'au 24 février 2018





lundi 5 février 2018

Exposition Patrick Moya, Galerie Port Lympia, Nice





« J'ai toujours rêvé d'être universel, par la pratique de nombreuses techniques et styles, et par la multiplication de mes avatars », écrit Patrick Moya en exergue du catalogue de l'exposition. Cette large rétrospective nous permet donc de considérer son œuvre sur plusieurs décennies. Celle-ci témoigne en effet de cette vision obsédante d'une irrémédiable dualité entre le « moi «  et l'universel, l'homme réel et ses avatars, la réalité du monde et l'imaginaire. L'art serait alors le remède pour cette tragédie fondamentale, il serait ce ciment qui unifierait d' improbables contraires et l'artiste, par l'intermédiaire de ses œuvres, régnerait sur l'utopie d'un royaume dont le merveilleux renverrait le miroir de notre réalité contaminée dans sa sinistre trivialité.
Moya c'est tout à la fois un style et un concept. Ses œuvres se distinguent par la profusion des formes qui, de l'abstraction jusqu'à une figuration teintée de baroque, s'emparent de couleurs parfois poussées jusqu'à l'outrance. Mais le concept d'une œuvre tendue vers son paroxysme l’exige et l'artiste ne cesse de pousser l'histoire de l'art dans ses retranchements, ses limites, et qu'il en explore, jovial et candide, ses manques comme ses excès. Derrière les figures empruntées au monde de l'enfance, ce n'est jamais ici un paradis qui éclot. Mais plutôt les ombres des feux d'un enfer grimaçant, peuplé d'un Pinocchio au nez menteur. Car le mensonge n'est toujours que le langage de la duplicité qui se formule ici par cette récurrence de la figure du dédoublement et du double : Ce miroir si déformé de nous-mêmes, nous peinons à le distinguer mais il est bien le marqueur obsessionnel de cette ouvre.
L'intérêt de cette exposition provient aussi d' un cheminement historique qui entraîne le visiteur dans une chronologie autobiographique où ironie et amertume se côtoient. Le monde de Moya est complexe par son ambivalence et repose sur des contraires qui ne cessent de se heurter sous couvert de douceur. La joie porte toujours ici les stigmates colorés de l'inquiétude ; l'innocence est tout aussi suspecte dans ses atours sirupeux. Et l'artiste s'amuse à nous égarer dans la prolifération d'un labyrinthe peuplé de créatures trop lointaines pour être crédibles ou pour sembler aussi humaines que nous croyons l 'être quand nous ne savons que claudiquer entre les mots, les images et le réel.
Mais telle est la règle du jeu et l'artiste lui-même n'est-il pas la représentation d'une maladresse au monde et d'une grande solitude ? Moya égocentriste ? Ne serait-ce pas plutôt une forme d'illusion que l'artiste nous renvoie ? Une distance vertigineuse s'établit entre l'ego omniprésent dans ses peintures - cet ego revendiqué de façon étymologiquement « obscène » - et les figures qui en rendent compte. Il y a ce Pinocchio, une marionnette de bois, ces moutons en peluche et cet univers de fiction d'un « meilleur des mondes » dans le virtuel informatique de Double life... Ce monde en est la parodie.
Et ce Moyaland défie les règles de notre espace quotidien tout autant qu'il dérègle notre conception du temps. Tantôt l'artiste se projette dans des imitations ironiques de la peinture ancienne, tantôt il erre dans un univers de science fiction. Tout cela est foisonnant ; l'artiste s'empare de tous les procédés pour illustrer cette complexité et ce rapport peut-être impossible qu'il entretient avec le monde. Il y faut donc certes de la peinture , mais aussi de la sculpture, des objets, de l'installation, des images 3D , de la video... Il y a là quelque chose de gargantuesque dans cette frénésie, cette démence refoulée à vouloir tout absorber, d'être en soi-même un univers entier, l'alpha et l’oméga.
Mais Patrick Moya ne se dérobe jamais et explore les limbes de la transgression.Toujours aux portes du paradis et de l'enfer. L'exposition se parcourt alors sous le signe de l' exhibition et sous les auspices d’une auto-psychanalyse caricaturale. L'artiste joue avec humour de cette déambulation faussement pathologique qui se mesure aux clichés des représentations populaires des concepts de Freud et de Lacan. Il y ajoute cette touche de perversité qui interroge les notions de norme et de normalité. Aussi cette généalogie imagée qui structure l'exposition commence-t-elle par « Le nom du père » avant de se poursuivre dans « Le stade du miroir » et de s'achever dans « Le surmoi de Moya ». Et puisque le titre de l'exposition est « Le cas Moya », rassurons-nous, ce cas-là ne sera jamais résolu ! Les indices sont trop visibles ; l'artiste installe des leurres qui ne seront qu'en définitive que des chausse-trappes pour nous égarer et nous inciter à retrouver la route. L'apparente légèreté est le voile d'un mal plus profond.
L'artiste se représente ici en ange ou en diable. Ailleurs il se dissout dans un bestiaire ou dans un univers mythologique. Ubiquité parfaite : Mais l'artiste est-il encore de ce monde ? Ou bien à l'issue d'une Odyssée de l'art, n'aurait-il pas échoué sur cet univers qu'il s'est créé ? Cette question est peut-être au cœur des préoccupations de Patrick Moya : On se crée un monde, on y est seul, on veut alors le partager. Et peut-être l'art demeure-t-il le dernier continent où l'on se console de la vie et qu'on y sème les germes du bonheur.

Michel Gathier, La Strada N°287




Jusqu'au 11 mars 2018,  Galerie Port Lympia, Nice