dimanche 16 février 2020

Sol Calero - Villa Arson, Nice



Du 14 févier au 3 mai 2020

« Ils ont insisté pour couvrir les fissures, mais les murs transpiraient toujours. »
De cette phrase liminaire à son exposition, Sol Calero, artiste vénézuélienne en 1982 et résidant désormais à Berlin, nous parle de plaie et de mémoire comme pour nous convier à recevoir l’œuvre au-delà de ce qu'elle montre, à percevoir les trouées dans un espace d'apparence si lisse, si confortable dans le quotidien qu'elle suggère.
Elle installe un paysage tropical dans la Villa Arson, dans son architecture brutaliste, et des peintures végétales dans leur enchevêtrement de couleurs rutilantes qui se mêlent à des murs repeints à vif, avec ci et là des balafres d'un jaune ou d'un bleu intense à la fois en harmonie et en  désaccord avec elles. Dans cet espace, tout est paradisiaque. Et comme chez le Douanier Rousseau, tout est intemporel mais la naïveté apparente n'est-elle pas feinte ? Et comme pour les oiseaux qui venaient picorer les raisins de Zeuxis tellement ils étaient parfaitement peints, l'artiste n'est-il pas lui-même abusé par ses propres représentations du monde ?
De paradis il n'y en aurait que d'artificiel et chacun recèle son serpent. Cette idéalisation, que l'on se construit et qui perdure dans l'art,  traverse l’œuvre de Sol Calero. Celle-ci en explore physiquement les failles à l'intérieur de l'espace qu'elle crée pour son travail. De sa mémoire, elle extrait des bribes de beauté, des feuillages et des fleurs mais aussi des éléments de mobilier, des céramiques, des livres, des fragments de mythologie sud américaine. Pourtant il y a cette réalité du lieu présent, du paysage qui revient par les baies vitrées. Et aussi les parois de la Villa récemment meurtries par de récentes intempéries dont l'artiste accentue les crevasses, y insérant des branchages, accumulant des décombres comme pour un passage du dehors au dedans mais aussi du passé au présent. L’œuvre est poreuse, incertaine, au-delà de ce qu'elle figure. « Oublieuse mémoire » écrivait Jules Supervielle à laquelle Sol Calero répond par la trompeuse mémoire -  celle qui revient par fragments, illusion sensorielle, et se cogne au réel.
L'identité se construirait-elle sur un héritage personnel, culturel, collectif et post colonial ou bien les reliques de celui-ci seraient-elles aussi saisies par les détours de l'idéalisation ? L'identité c'est encore une construction à partir d'un leurre et l’œuvre est cette quête du réel par le détour de l'idéal. C'est beau avec un reste de mélancolie. N'y aurait-il que des paradis perdus?



samedi 15 février 2020

« Variations », Les décors lumineux d'Eugène Frey. Présentés par Jao Maria Gusmao



NMNM, Villa Paloma, Monaco

Du 7 au 20 mai 2020


En ouvrant le monde de l'image et de l'imaginaire vers d'autres perspectives que les modèles de la sculpture ou de la peinture, l'art contemporain s'est emparé de l'histoire qui les avait établis sur ce seul piédestal. Sans renier les éclairs de sens ou de beauté qui fusent ici et là dans des pratiques anciennes lorsqu'elles s'actualisent au monde d'aujourd'hui, beaucoup d'artistes se saisissent désormais des techniques ou des expérimentations qui furent celles des maîtres du passé pour les adapter aux contraintes et aux apports des nouvelles technologies.
Eugène Frey, peintre méconnu né en 1864, fut l' inventeur des « décors lumineux à transformations » qui, essentiellement à Monaco, révolutionnèrent le spectacle. Comme avant lui, Vinci ou la « camera oscura » avaient déjà ouvert la voie à des champs d'expérimentation optique qui restèrent trop souvent invisibles dans l'histoire de l'art. L'artiste est désormais un créateur qui ne se contente plus de « montrer » sur une toile ou devant une scène mais celui qui exhibe l'envers du décor, les coulisses où s'élabore la trame d'une autre visibilité.
L'exposition du NMNM de Monaco permet ainsi de reconsidérer l'image à travers son envers et les systèmes illusionnistes qui la produisent. L'artiste portugais Joao Maria Gusmao s'attache ici à réactiver l’œuvre d'Eugène Frey par un dialogue entre son travail et les innovations de celui qui créa un dispositif inédit pour, à l'arrière du décor de l'Opéra, installer des agencements sophistiqués de projections pour ajouter au spectacle vivant l'incidence de l'image animée. C'est en effet au XIXe siècle que celle-ci prend son essor avec la photographie et les ancêtres du cinéma, les lanternes magiques, le théâtre d'ombre, la superposition de plaques de verre peintes à la main pour créer des effets de mouvement qu'Eugène Frey accentue ou analyse à l'aide de jeux de projecteurs. Placés derrière la toile de fond de la scène, ils permettent au spectateur une sensation de relief qui l'introduit dans une autre perception du réel.
Les documents présentés, les matériels utilisés comme la complexité d'une machinerie de déplacement sur rails pour les projections, sont le point de départ des productions de Joan Maria Gusmao. A partir d'une approche phénoménologique, il recompose l'espace physique du lieu et son contenu scientifique essentiellement à partir de projecteurs de diapositives. Il transforme les silhouettes découpées en ombres chinoises et les automates des anciennes animations en flux lumineux et en images nouvelles comme conjonction du dehors et du dedans, du concret et de l'abstrait. Pourtant il ne s'agit plus tant d'analyser l'image que les degrés de perception qui permettent de l'appréhender. Et s'il existe une métaphysique de l'image, la physique renvoie à ses seules conditions matérielles. Toute la scénographie répond ici à cette radiographie exploratrice de l'image avec la présence de nombreux acteurs, des pionniers du cinéma comme Mélies ou cette performance dans une vidéo de Lourdes Castro avec les rituels de la lenteur d'un corps velouté. L'iconographie romantique du XIXe siècle avec ses figures médiévales et ses paysages tourmentés se confronte à l'art d'aujourd'hui pour une aventure pleine de surprises.




vendredi 14 février 2020

« Le dernier Brahmane », Shailesh BR



Villa Arson, Nice
Du 14 février au 3 mai 2020

Entre autobiographie et roman, la salle d'exposition préfigure un récit de forme étoilée où se formulent les confluences et les détours de la modernité et de la tradition dans le contexte de la société indienne d'aujourd'hui. Le trajet conçu par Shailesh BR peut se concevoir comme un projet de compréhension sur cet écart entre le présent et le passé, l'orient et l'occident et ce « dernier Brahmane » qu'il convoque, c'est aussi donc une part de nous-mêmes. Au sommet de la pyramide sociale et religieuse, ce Brahmane, à l'instar de l'intouchable qu'il ne peut côtoyer, est condamné à la détermination de sa caste. Ce présent continuel, exempt de toute rupture et de tout progrès, condamne l'homme à se soumettre à son hérédité et à un destin social. De l'art traditionnel à l'art d'aujourd'hui, les formes de représentation sont toujours aussi le miroir d'un conflit.
L'artiste indien s'installe donc dans un espace qu'il investit physiquement mais aussi dans le temps même de l'exposition et de sa durée. Un présent de vie répond à l'éternité d'un présent. Et à l’indéfini d'un commencement ou d'une cause, il propose un état des choses comme autant de métaphores pour une simple méditation sur l'état du monde. L'espace est alors cartographié selon un parcours où le rituel se conjugue aux traces de la modernité. Des sculptures cinétiques mêlent machines et ingrédients traditionnels, tels que la paraffine des bougies ou les pigments safranés, le curry et tous les indices attachés aux symboles de l'Inde.
 L'exposition se contemple dans l’éclosion de cet espace dont le microcosme serait peut-être à percevoir dans la multitude des fleurs de lotus en paraffine jaune. Chaque pièce au mur ou sur le sol contient une anecdote toujours communautaire sans que l'individu n'ait jamais prise sur sa propre vie. Les indices abondent, la matérialité des objets traditionnels se cogne à des machines qui ne désirent rien. Le conflit est larvé, il ne se formule pas et l'artiste trace un chemin entre spiritualité et liberté dans un déroulement parfois implacable et douloureux. Chaque pièce présentée distille à la fois une poussière du monde et la globalité de celui-ci. Chacune proclame un rejet de toute ségrégation et l'ensemble invoque la nécessité de la conversation et de l'échange. Au-delà de sa subtilité, l’œuvre de Shailesh BR répand son rayonnement dans un lieu qui répond à son étrangeté. Mais ici nul n'est pourtant étranger, ni dans une caste, ni dans une nation. L'art sert aussi à rassembler.



dimanche 9 février 2020

Pierre Soulages, "La puissance créatrice"


On ne trouvera hélas plus guère d'artiste français de moins de 60 ans encore vivant et jouissant d'une notoriété internationale. Pierre Soulages, du haut de sa centième année, est cette figure de proue d'une génération de peintres à qui l’on n'accorda aucune  succession et, lorsqu'il s'acharna à extraire la profondeur lumineuse du noir, peut-être inconsciemment célébrait-t-il déjà le deuil du grand art français. Pourtant l'intérêt de l'exposition niçoise, outre la qualité des pièces présentées, réside dans l'illustration de la trajectoire du peintre à travers les influences qu'il subit et toutes les explorations qui lui permirent d'acquérir la pleine autonomie d'une oeuvre toujours vivante et cet Outrenoir qui consacra sa célébrité.
Un parcours chronologique réunit donc 72 œuvres de l'artiste, dont 25 peintures et même, fait rarissime, une sculpture. De 1948 à 2008, Pierre Soulages traverse les grands courants de son époque avec toujours cette volonté farouche de traduire au plus près l'essence même de la peinture, la puissance d'une matière, la dignité d'un signe, l'autorité de la couleur. Et en dépit de sa grande diversité, l’œuvre n'a jamais rompu ce fil. L'exposition a le mérite de nous montrer  ce cheminement en parallèle avec la présentation de quelques peintures de ceux qui, de près ou de loin, l'accompagnèrent – Manessier, Hartung, Zao Wou-Ki, Atlan, Picasso et tant d'autres.
Comment allier matière et transparence ou faire surgir la lumière dans un ocre ou dans l’extrême du noir ? Comment animer l'espace à partir d'un signe primaire et le confronter à la géométrie ? Ce parcours nous permet d'explorer les solutions originales que l'artiste apporta dans ses peintures, ses eaux fortes, ses calligraphies ou ses affiches. Pour un tel voyage, un guide s'impose. Le poète Léopold Senghor, l'ami qui souvent accompagna le peintre et dont l'oeuvre fut illustrée par nombre d'artistes majeurs, est celui dont l'esprit répond aux peintures de Soulages. L'exposition est ainsi jalonnée des traces d'une aura poétique. Pour Pierre Soulages comme pour le poète, voici un chant du feu qui traverse  la nuit pour une obscurité chargée d'étincelles. C'est la nuit du temps, une aube primitive d'où va éclore le plein soleil d'un art dans l'accord parfait de la main et de la pensée. L'outil, celui que l'artiste a souvent conçu lui-même, apparaît concrètement dans l'exposition. Mais pour chaque œuvre, son empreinte témoigne du geste premier du corps, de la dextérité de l'artisan, de la perfection d'une œuvre. Nul n'y restera insensible. Une telle unanimité à l'égard d'un artiste fera date en des temps où, pour seule lumière, l'art d'aujourd'hui n'offre parfois plus que des étoiles filantes.

Espace culturel Lympia, Nice 
Du 8 février au 19 avril 2020



jeudi 6 février 2020

"Lou Che" de Noël Dolla. Port de Nice




                            Entre palissades et travaux, vue de la route qui longeait le port, la sculpture « Lou Che » de Noêl Dolla hérissait ses crêtes désarticulées, peintes de couleurs industrielles, qui évoquaient celles des grues et autres installations portuaires. Ces mêmes couleurs qui s'accordaient à la fois aux façades alentour mais tout en les désarticulant. Le chaos s'ajoutait alors au chaos. 
                              Plus tard, une fois l'espace dégagé, la sculpture découverte de la partie inférieure du port à la sortie du tunnel du tram émergeait avec la violence d'une fleur jetée vers le ciel. Ses pétales anguleuses ciselaient la lumière de la Méditerranée avec des reflux d'images, des découpes de grues et de barques entremêlées. Elles se mesuraient tant  à l'ancien récit d'une architecture somptuaire qu'à l'espace des hommes qui y travaillèrent, ouvriers et pêcheurs, avec la sueur des mains calleuses et cette obstination à déchirer l'apparence d'un décor pour en extraire leur histoire et leur réalité.
C'est ainsi que la sculpture prit son envol dans une beauté brutale confrontée à un encadrement de pierres et aux ocres et rouges environnants. Les teintes de la sculpture se fondaient à eux tout en déstructurant l'ensemble comme pour un assemblage dont il faudrait désormais penser chaque strate de son histoire. L'artiste de Support-Surface revenait ainsi à ses sources et le spectateur se heurtait à ce regard divergent au point de lui-même « loucher » entre ancien et nouveau pour recomposer cet autre espace entre la symétrie portuaire et la vie réelle à laquelle elle se confrontait.
Ce point de confrontation se cristallise aujourd'hui dans « Lou Che » de Noël Dolla. Avec bien sûr quelque chose de louche, dans cette beauté saisie dans son côté trouble et dangereux mais de celle qui fait vaciller ces beautés déjà fanées tant elles ne vibrent plus au monde. « Lou Che » se revendique haut et fort en mots, en formes et en couleurs. Il s'inscrit comme une réminiscence du Che, un amour surtout pour la mer et la lumière. Homère aussi n'est pas loin et Ulysse et ses ruses pour vaincre les dieux, vivre le désir et redonner justice à sa terre perdue. Nikaia reste bien ici la mère de Nice.
On eut alors le droit à une picrocholine querelle d'Hernani autour de l’œuvre. Anciens et modernes, on pétitionna. Les uns crispés sur une image qu'il ne fallait pas effleurer, les autres drapés parfois dans l'arrogance de leur savoir. Pétitionner revient souvent à ne rien argumenter pour seulement se positionner dans un camp. Mieux vaut alors prendre le large, voguer dans les vagues et le ciel, ne serait-ce qu'à l'aide d'un esquif déglingué... L'aventure de l'art est à ce prix.


jeudi 30 janvier 2020

« Fata bromosa », Abdelkader Benchamma



MRAC d'Occitanie, Serignan
Jusqu'au 27 mai 2020

Penser les états de la matière, les mesurer aux figures imaginaires de l'immatériel quand celles-ci se drapent de toutes les pensées qui au fil des siècles ont tissé notre perception du monde, à travers les sciences, la philosophie ou l’ésotérisme, voici le fond duquel surgissent les dessins d'Abdelkader Benchamma.
Né en 1975, l'artiste au moyen de médiums très divers - encre, fusain, feutre mais aussi bombe aérosol ou peintures à base de cuivre, d'argent ou d'aluminium – se livre à une délicate alchimie pour exprimer les tensions de l'univers, l'énergie contenue dans l’ immensément grand et les effets produits dans un espace restreint et contraint, celui d'une architecture ou d'un lieu. Aussi les œuvres éphémères présentées in situ recouvrent-elles trois salles du MRAC Occitanie à travers des dessins muraux et dans une continuelle relation au sol ou au plafond.
C'est dans l'architecture des églises romaines que l'artiste trouva sa source d'inspiration. En résidence à la Villa Médicis en 2018, il fut fasciné par le marbre et ses veinules, les contractions du minéral et du temps qui s'élaboraient ainsi que les jeux illusionnistes du faux marbre. Il y voyait cette correspondance avec ce qu'écrivait cet autre ancien pensionnaire de la Villa, Didi-Huberman : celui-ci analysait les fresques de Fra Angelico dans « Dissemblance et Figuration » et suggérait que l'indétermination des figures révélait l'invisible et l’irreprésentable, le hiatus entre la chose et l'image.
Les dessins d'Abdelkader Benchamma témoignent de ces sédimentations de forces et de tourbillons, de cette fusion entre l'immensité et l'atome, entre le terrestre et le céleste. « Fata bromosa », le titre de l'exposition, se rapporte à un phénomène d'optique rapporté par des navigateurs du Moyen-Âge, avec des effets de mirage lumineux à l'horizon. Cette « fée des brumes » illustre ce brouillage de la perception, cette hésitation entre le réel et l'imaginaire, la représentation et l'abstraction. C'est dans ces territoires faits de grottes, de vortex, de Big Bang ou de trous noirs dans lesquels la science se dispute à la poésie, que l’œuvre se construit dans l'écho de sa propre disparition. Une œuvre mouvante comme métaphore des formes instables de l'existence.





dimanche 26 janvier 2020

Quentin Spohn, "Carambolage au marché d'Anvers"


Plus que d'une découverte, les dessins de Quentin Spohn font l'effet d'une révélation. D'abord par ce format imposant, quasiment inédit, qui happe le visiteur et l'enjoint de pénétrer l’œuvre, à se l’approprier. Or celle-ci, parfois contradictoire - rigide ou flottante - révèle aussi l'essence même du dessin, à travers son histoire, ses techniques et ce qu'il dit du monde et de la vie. Aller à la rencontre d'une telle œuvre au-delà de ce qu'elle énonce, éprouver le rythme d'un espace, ses déchirures ou l'imbrication des plans ainsi que la tension interne à chaque image, s'annonce comme une véritable expérience physique.
D'une dimension de treize mètres, le plus grand des dessins présentés capte le regard. Il évolue dans une brume grise d'où tour à tour éclosent des visages ensommeillés, un univers prénatal, des formes cellulaires et des centaines d'autres figures souvent réduites à quelques centimètres. Sans cesse le microcosme se mesure alors à l'infinité de l'espace, le biologique se mêle à toutes les strates de nos mythologies ou de l'histoire de l'art. Il nous faut toujours adopter dès lors une position de recul pour saisir l’œuvre dans son intégralité et de multiples déplacements pour se confier à tel ou tel point de vue narratif. A l’inverse, dans cette profusion de signes, un simple détail aimante notre regard au point de nous rapprocher au plus près du dessin, dans ses germes.
Toutes les cultures sont convoquées de même que les indices de signification affluent. Le fond carnavalesque, l'empreinte surréaliste s'énoncent déjà dans le titre de l'exposition « Carambolage au marché d'Anvers ». On y retrouvera aussi « l'envers » de la vision comme dans les figures inversées de Baselitz, le souvenir des peintures d'Ensor, de Bosch, d'Otto Dix mais aussi l’univers de Matta, la bande dessinée ou le numérique. Des éléments architecturaux empruntés à des civilisations disparues croisent les icônes qui ponctuent notre quotidien. La figuration se heurte à l'abstraction, les formes surgissent pour disparaître dans des nébuleuses liquides. Tout est dans tout, dans la solitude ou le chaos.
Quentin Spohn se saisit du monde dont il déchire les apparences pour le réduire à un catalogue de fragments d'encyclopédie ou d'apocalypse. Travaillant au fusain ou à la pierre noire, il joue du flou ou de zones violemment contrastées. La lumière fuse parfois par éclats dans l'eau des rêves. Des lueurs inquiètes, l'exactitude sensible nous rappellent Rembrandt avec toute sa diversité; elles traversent un récit qu'il nous faut sans cesse recomposer et qui pourtant s'impose de lui-même par la seule force de l'énergie qu'il déploie.
Les œuvres de Quentin Spohn seront aussi présentées par la galerie lors de la prochaine édition de Drawing Now en mars 2020.





jeudi 16 janvier 2020

Alain Amiel, "Starry days"



A l’inverse d'un espace, la nuit n'est que feu et lumière recroquevillés sur elle-même, jusqu'à leur anéantissement. Mais comme l'écrivait Henri Michaux, « La nuit remue », et voici qu'alors elle se donne à lire comme une page obscure traversée de signes lumineux, d'étoiles, de griffures comme autant de mots étouffés qui se soustraient au sens mais aspirent à une autre lisibilité.
Dans ses dessins, Alain Amiel dresse cette cartographie de l'incertitude et des rêves. On y devine cet acharnement à déchiffrer ces territoires de l'art dans l'épaisseur de leur mystère quand ils convoquent l'ombre tutélaire de Duchamp, Matisse, Giacometti  et de tant d'autres avec, bien sûr, la figure de Van Gogh omniprésente dans son travail.
L'écrivain et le dessinateur réactivent le miracle de Van Gogh, mais de l'autre coté du miroir. Comme le psychanalyste, il sonde le négatif de son œuvre, cette transmutation d’une obscurité intérieure en une lumière folle, éruptive, qui bouleverse jusqu'aux racines de notre vision et de nos croyances. Qu'on se rappelle les premières œuvres du peintre et ces natures morte engluées dans l'ocre éteint des natures mortes. Puis les autres prises dans la folie incendiaire de la matière colorée.
Dans un strict noir et blanc, les dessins d'Alain Amiel font danser les étoiles dans une cérémonie initiatique. Les racines hantent le ciel. Tout est creusé, découpé dans la masse d'une nuit d'où surgissent les spectres d'une histoire ancienne qui murmurent notre présent. N'y subsistent que le rythme et la pulsation du monde. On y pressent les rudiments d'une grammaire primitive, fondamentale, que seul l'art pourrait dévoiler. Aussi le dessin devient-il, dans sa nudité brute, sans traits, par le seul conflit du noir et du blanc, cet espace qui fait parler la nuit, en révèle ce souffle vertigineux qui proclame ce que nous sommes.

Librairie-galerie Laure Matarasso, Nice



lundi 30 décembre 2019

Firenze Lai, « L’équilibre des blancs »




Musée d'Art Moderne et Contemporain de Saint-Etienne
Jusqu'au 17 mai 2020

Souvent la ligne du dessin suffit à simuler l'idée d'un  envol, d'une liberté acquise sur le réel. Elle s'associe alors à la légèreté d'un fil qui enroberait les formes pour en saisir et en traduire l'essence ou la transparence. Pourtant, il arrive au contraire que même les courbes dessinées peuvent se charger d'une pesanteur telle qu'elle apporte à l’œuvre cette épaisseur troublante qui déjà nous fascine. Née en 1984 à Hong Kong, Firenze Lai dessine, grave ou peint ces lignes, souvent épaisses, toujours saisies dans une couleur éteinte, qui définissent plus l'empreinte des corps que la réalité des hommes. Plus précisément, ceux-ci paraissent déjà déterminés par leur environnement social, leur conditionnement lié à l'organisation de l'espace dans lesquels ils évoluent ou se ploient.
L'artiste illustre cette emprise universelle qui efface les individualités désormais soumises aux groupes comme aux objets du quotidien. Elle peint ces attitudes qui parlent de l'oppression politique ou sociale et de l'anonymat des solitudes. Elle inscrit sur des fonds neutres ces lignes de force qui sont celles d'une route ou d'un métro qui saisissent quiconque s'y aventure. Ou bien les formes floutées d'une chaise ou d'un banc qui définissent la trace de tout individu en amont de sa biographie ou de sa psychologie. Les personnages sont sans visage, ils errent dans un quotidien étouffant, une atmosphère sale à mi-chemin entre les univers de Bacon et de Munch. Le monde de Firenze Lai est celui d'un délitement de l'humain, de l'indifférenciation. Il est la scène d'une disparition. Le vide se dépeint dans toute son épaisseur tragique.
Pour représenter ce monde, il convient donc, à l'instar du photographe, de régler « l’équilibre des blancs » comme le stipule le titre de l'exposition. Il faut alors, à partir d'un blanc neutre, réguler la gamme des couleurs. L'artiste s'y emploie dans des tonalités sourdes à la mesure des ombres qu'elles convoquent ou des formes desséchées qui hantent l'espace. Elle raconte la tragédie d'une humanité mourante et aveugle, errant dans le vide de tout ce qu'elle a amassé. Plus de 70 œuvres définissent cette extinction d'une vie sans nerfs et sans âme. Les peintures austères, mais toujours chargées d'une dramaturgie intense, diffusent un cri qui déchire la nuit pour, peut-être, la promesse d'une autre lumière. L’œuvre de Firenze Lai nous tend ce miroir implacable de ce que nous sommes, elle nous alerte sur ce que nous ne percevons même plus. L'art est ici un révélateur.








mardi 17 décembre 2019

Corinne de Battista, "Entrez dans la danse"


"Une souris verte" Technique mixte sur carton, 120x80cm

Une image se réduit souvent à une illustration, c'est à dire, pour en revenir au sens premier du mot, à la seule « mise en lumière » d'un récit. Or ce qui est ainsi donné à voir, ce qui est éclairé parfois jusqu'à l'aveuglement, n'est que la strate visible d'un palimpseste quand le texte ou l'image résulte plutôt d'un ensemble de sédiments de sens qui s’additionnent, se contredisent ou inaugurent une forme d'interprétation en porte à faux avec ce qu'elle prétend révéler. Les mythes, les contes et les récits fondateurs abondent en lapsus, glissements métaphoriques et jeux de miroir à travers lesquels plusieurs réalités se superposent et se nient et, au-delà d'une surface lisse et rassurante, la violence originelle ne cesse de bouillonner dans les entrailles de la représentation.
Corinne de Battista explore le récit sur lequel une image se construit et elle s'attache à désarticuler celle-ci en fonction de ce quelle proclame et de ce qu'elle dissimule. Cette dualité, elle est particulièrement présente dans les comptines et rondes d'enfants et l'artiste en déconstruit l'image, autant en archéologue, qu’en archiviste et en sémiologue, afin d'en extraire le fond sulfureux. Sous le cratère éteint et d'une apparence trompeuse, une lave en fusion travaille cette humanité qui se donne en images et en mots, parfois pour se mentir à elle-même mais toujours pour en travestir l'horreur originelle.
Diplômée de l’École des Beaux-arts d'Aix-en-Provence en 1995, Corinne de Battista draine ces remugles de mémoire, ces dépôts fanés d'images d’Épinal où se logent aussi bien des hallucinations collectives sous le couvert de représentations intimistes que de la candeur simulée là ou ne règnent que douleur et perversion. La peinture permet d'arracher au temps et à l'enfance des vérités enfouies. Derrière la simplicité des formes, la modestie de la couleur, le flou de l'imaginaire traverse l'image empruntée parfois à des photographies anciennes. Le cadre est pesant. On y devine un environnent vénéneux, peuplé de fantômes familiaux quand l'intime se noue au collectif et que l'artiste exhume, par exemple, l'horreur derrière une « Souris verte ». Cette amusante comptine relate pourtant l'histoire d'une « souris », comme on appelait alors les insurgés vendéens pendant la Révolution. Elle sera torturée et plongée dans de l'eau et de l'huile bouillante. L'artiste propose alors de recomposer ces images pour toute une série de récits obsédants liés à l'enfance mais sur un fond de terreur, de prostitution, de torture, de cannibalisme et d'angoisse sexuelle.
 Ceci se dessine et s'écrit dans une remontée dans le temps où l'on croisera des allusions à Brueghel l'Ancien et à l'imagerie médiévale. Le paradis de l'enfance est recouvert d'un manteau sombre que Corinne de Battista arrache pour s'enfoncer dans les méandres d'un rituel initiatique. L'artiste laisse l'image s'infuser de toutes les contradictions des enfants et des adultes. Dans une ronde, on s'exclut et on s'intègre tour à tour. L'enfant, comme l'artiste, parlent déjà toute la violence et toute la beauté du monde.

Artothèque. Pôle culturel Chabran. Draguignan
Jusqu'au 22 février 2020