mercredi 25 septembre 2019

Taus Makhacheva et Felipe Arturo, Biennale de Lyon



Coudre le réel ou en découdre

S'il lui faut introduire de la pensée, la fonction de l'art ne réside-t-elle pas surtout dans une volonté de produire des objets non identifiés ? Taus Mahhacheva, pour sa participation à la Biennale de Lyon, propose un véritable OVNI conceptuel et formel. Supposé, dans son origine historique, être volant, l'objet ici se déploie, flottant dans l'air et l'espace de l'usine Fagor, comme en suspens parmi ses références et son contexte. L’œuvre, au-delà de son imposante présence formelle, est un récit, un patchwork constitué de plusieurs strates narratives.
L'artiste d'origine russe recompose un aérostat, « Le Flesselles », réalisé et lancé à Lyon en 1784. Elle met en scène les formes et l’histoire de cet événement en en fournissant une reproduction métaphorique dont elle réécrit la trame en fonction des préoccupations actuelles de notre monde. La forme est empruntée à l'objet initial et reconnue comme telle. Pourtant cet élégant et imposant cocon blanc, flottant dans l'espace, n'est plus identifiable dans sa fonction. Entre des zones de plein et de vide, il se dilue dans un contexte vestimentaire qui est aussi celui de la robe et de ses matériaux, de la féminité et du ventre. On devine des attaches qui pourraient être de la dentelle de même qu' une crinoline comme armature de ce dispositif.
L’œuvre se nourrit d'autant plus de ces ambiguïtés qu'aux tissus employés, elle juxtapose l'idée du tissus social. En effet, à un corpus et à des technologies anciennes, l'artiste superpose les techniques actuelles en utilisant celles des étudiants en création de costumes d'un lycée de Lyon. Les notions d'histoire et de technique dans un champ social déterminé ne cessent de délimiter les contours plastiques de l’œuvre. Celle-ci se donne, dans un équilibre subtil, comme une histoire de la mode et du corps mais aussi tel un découpage sensible dans l'espace et le temps.
Comme Taus Makhacheva, l'artiste colombien Felipe Arturo fait partie du programme de résidence du SAM art projects et est donc présentée lors de cette Biennale. Il s'intéresse à l’économie à travers l'histoire et la géographie et réalise sous forme d'installation un musée imaginaire où se tissent toutes les connections à partir de la production du café jusqu'à sa consommation. Là encore la réflexion sur le présent se joue dans une série de dispositifs aussi surprenants qu'intrigants.

lundi 23 septembre 2019

« Penser en formes et en couleurs » Musée des Beaux-Arts, Lyon


 Jusqu'au 5 janvier 2020

                    Cet aphorisme que l'on prête à Georges Braque, « Le peintre pense en formes et en couleurs » est à la source d'une riche exposition au Musée des Beaux Arts de Lyon pour la 15eme édition de la Biennale. L’interaction de la forme et de la couleur, son incidence technique comme ses effets psychologiques, ont tissé une histoire inédite de la peinture tout au long du XXe siècle. Cette aventure est ici relatée non selon une approche chronologique mais par la juxtaposition de certaines recherches qui touchèrent à la relation à la matière, à la sculpture, au dessin et qui explorent les variations chromatiques qui en résultèrent.
               Formes et couleurs s'emparent peu à peu de leur autonomie mais s'émancipent de concert comme dans « La botte de navets » de Fernant Léger où la couleur n'épouse plus les contours mais se dispose en larges aplats qui illuminent le dessin sans intervenir dans sa construction. Steven Parrino en 1988, en déplaçant la toile de son châssis, dévoile un monochrome avec ses plis, ses ombres qui s'inscrivent désormais dans la seule objectivité de la matière. Celle-ci est ailleurs magnifiée par Eugène Leroy lorsque la couleur y germe pour l'éclosion silencieuse de la figure. Au contraire, Olivier Debré convoque l'espace qui tend peu à peu vers une tonalité plus transparente laissant libre cours aux sensations et à l'horizon de la monochromie. Un très grand format d'Olivier Mosset de 1987 où la toile est dépouillée de toute profondeur, vibre de la seule intensité de son champ coloré. L'espace se confond alors à la lumière et répond en contrepoint à l’outre-noir de Soulages.
                     Près d'une cinquantaine d'artistes se prêtent ainsi à cette exploration qui, aujourd'hui encore, ailleurs, sur d'autres supports et par d'autres chemins, ne cesse de nous entraîner dans cette merveilleuse aventure de la forme et de la couleur. En marge de la Biennale d' Art Contemporain et du gigantisme de ses installations, la peinture vit ici sereinement sa quête de la beauté.



Mengzhi Zheng, « Là où les vents se caressent »



Chercher l’intrus.

D'emblée l’œuvre ne coïncide pas avec son environnement, elle n'est qu'un incident qui déjoue l'espace industriel des usines Fagor à Lyon. Dans l'immensité grise du béton et de son architecture utilitaire, Mengzhi Zheng déconstruit le lieu, il en écarte la masse pour enchâsser une structure aérienne par le seul défi de l’intrusion. Voici donc une ode au nomadisme, à la légèreté du volume, à la transparence, à la liberté. Ici l'air circule, tout s'élève en courbe et en douceur. La couleur coule, immatérielle. Elle glisse sur des arcades adossées au vide, les ailes au repos, et déploie avec grâce la nudité de ses lignes. C'est un peu comme si l'on avait délivré Le Corbusier de son enveloppe de béton, comme si un ouragan l'avait déchiquetée.
Car c'est bien d'architecture qu'il s'agit ici. Mais d'une architecture désossée, évidée, livrée au seul jeu de ses sinuosités rythmiques. Et aussi une construction délicate, précaire, encore à l'état de maquette, qui prend et retient son souffle, adossée au flanc de la lourde architecture de l'usine Fagor comme si l'artiste, pour construire, s'acharnait à épurer, arracher à la matière angles et arêtes pour exhiber la pureté du vide. L’œuvre se donne dans son dénuement somptueux, pareille à une yourte dénudée, s'offrant à la liberté de l'espace dans son simple appareil fait de feuilles de plexiglas teintées de lumière, d'articulations sinueuses, de cordelettes et de plastique. Elle se déplie et se déploie dans la promesse d'un envol.
« Là où les vents se caressent »... Le titre de l’œuvre répond par ironie à celui de la Biennale. A lui seul il énonce la sensualité d'un espace quand le vide s'y engouffre et qu'il n'en reste que les seuls fils du dessin. Car Mengzi Zheng, à l'instar des grands paysagistes chinois, dessine l'espace , avec des fibres de lumière et de brume. Il dessine le vent en recherchant le ciel. Tout ici n'est que modestie, miracle des matériaux pauvres pour célébrer l'immatérialité dont l'artiste est l'humble serviteur.

Usines Fabor, Biennale de Lyon, « Là où les eaux se mêlent »
Jusqu'au 5 janvier 2020

dimanche 22 septembre 2019

Fondation Bullukian, Lyon


Jérémy Gobé « Anthopocène » et Andrea Mastrovito « Le monde est une invention sans futur »

Jusqu'au 5 janvier 2017

Parodiant la phrase du précurseur du cinématographe, Louis Lumière, « Le cinéma est une invention sans futur », l’artiste italien Andrea Mastrovito nous propose une relecture du monde par le biais d'un décalage assumé qui nous force à l'observer selon des médiums et des normes contraires à leur fonction d'origine. C'est ainsi que sur un sol de 110 m2 l'artiste dispose un ensemble réalisé en marqueterie pour un patchwork de représentations de plans mythiques du cinéma. Or ceux-ci reflètent ce qu'est notre monde – images, ruines, espace désarticulé et temps insurrectionnel. Mais l'artiste, à l'aise dans tous les registres, s'amuse à contrebalancer cette œuvre sombre par une débauche de couleurs et de formes pour un regard d'apparence naïve sur l'explosion de la vie végétale et animale.
Mais cette nature saisie à l'extrême jusqu'à se transformer en mythe est un moyen pour Mastrovito de nous alerter sur les menaces qui pèsent sur elle. Cette nature fantasmée, idéale, qu'il nous montre n'est que le fruit d'une accumulation de découpages de livres et donc d'une transformation de la nature ou de documents plastifiés. L'horizon post-humaniste serait-il donc post-naturel, n'en resterait-il que l’illustration idéalisée d'un univers déchu ? Et la splendeur d'un paysage ne serait-il que la composition à post priori d'une extinction programmée ? Il y a dans cette œuvre l’écho triste d'un paradis perdu mais aussi le souffle salvateur d'un autre cheminement, d'un monde à refaire. Et c'est sans doute ce qui est en jeu lors de cette Biennale de Lyon. Dans la Fondation Bullukian, le travail de Mastrovito est présenté en parallèle avec celui de Jérémy Godé, dans le jardin, si différent dans la forme, mais qui résonne avec elle comme une coda tant elle s'implique sur un même engagement mais par le biais de la science et de l'industrie. Le commissariat de Fany Robin aboutit à une exposition cohérente qui ouvre à la réflexion.


On peut alors s'interroger, pour le reste de la Biennale, sur ce commissariat collectif issu d'un même sérail du Palais Tokyo qui, en dépit d’œuvres parfois saisissantes, a choisi des travaux issus d'un consensus mou. Souvent elles semblent se parasiter, jouer du gigantesque pour palier à un sens incertain si bien que le meilleur côtoie le pire du recyclable et du déjà vu. Cette Biennale, si elle reste passionnante, donne surtout l'envie de suivre certains artistes qui, dans un cadre plus modeste, diffuseraient une réflexion sensible et personnelle sur les enjeux du monde d’aujourd’hui.






Minouk Lim, "Si tu me vois, je ne te vois plus."


Minouk Lim, La rivière sans retour.

C'est parfois son titre qui offre à une exposition son supplément d'âme. « Si tu me vois, je ne te vois plus » est ce je enlacé au tu dans une tragédie de l'absence, comme dans un miroir ou l'un et l'autre se répondent dans une identité inquiète ou quand la présence de l'un convoque le spectre de l'autre. Minouk Lim est coréenne. L’œuvre, ruisselante de poésie, évoque sa nation divisée, le regard absent qu'on porte sur le présent ou le chagrin de l'indifférence. Elle observe dans le prisme de ses installations les mutations de son pays, le poids du passé et la pesanteur d'un monde industriel livré à la menace écologique. Déjà présente au Centre Pompidou en 2017, son film New Town Ghost » évoquait le désarroi et l'errance d'une femme dans un paysage urbain en pleine mutation.
Dans une halle des Usines Fagor, un canal lumineux se fraie un chemin dans l'obscurité. On y devine les drames d'une nation, les larmes, la vie qui s'écoule dans un silence de plomb, cette eau lumineuse qui serpente comme une artère pleine de promesses et qui ne charrie que de l'incertitude. Une balle lumineuse vogue au hasard du courant, quelques éléments organiques associés à un vêtement traditionnel coréen suffisent à poser les jalons d'un récit dont la sombre douceur impose émotion et recueillement. C'est un fleuve d'or qui déchire la nuit. C'est l’absurdité du rêve et de ses fantômes.
Minouk Lim répond ainsi de façon grave au titre de cette quinzième Biennale de Lyon : « Là où les eaux se mêlent ». Ici l'espoir, la croyance à la douceur d'une rencontre, là la réalité d’une eau circulant dans les méandres d'un anneau discontinu d'entrelacs phosphorescents. L'eau captive de son circuit fermé. L'artiste se mesure ainsi à un face à face douloureux où s'affrontent solitude et rencontre. Les eaux sont ici la métaphore du vivant et qu'en surgit-il lorsqu'elles parlent aussi bien d'un flux qui nous emporte que d'un courant qui nous noie ? La beauté sans doute, l'or qui tapisse nos espoirs ou nos rêves, cette lumière arrachée à la nuit que Minouk Lim nous fait partager.

Usine Fagor, 15e Biennale de Lyon
Jusqu'au 5 janvier 2020



samedi 21 septembre 2019

Cinématisse, Musée Matisse, Nice




Jusqu'au 5 janvier 2020

On sait combien la photographie perturba l'histoire de la peinture. Aussi faut-il imaginer l'impact de l'image en mouvement avec l’apparition du cinéma sur les peintres. Particulièrement mis en avant par le célèbre « Nu dans l'escalier » de Marcel Duchamp et les futuristes italiens, elle influença pourtant de nombreux artistes et cette exposition a le mérite de révéler les relations mutuelles entre Matisse et le cinéma. Comment le peintre, souvent associé à une forme de sérénité silencieuse, a-t-il donc pu, paradoxalement, reprendre certains aspects de la technique cinématographique ?
Lorsque Matisse y fait un premier séjour en 1917, Nice est une ville du cinéma grâce à ses nombreuses salles où le peintre se montre un spectateur assidu et surtout grâce aux studios de la Victorine dans lesquels il se lie d'amitié avec le directeur et quelques figurantes qui seront aussi ses modèles. Mais c'est la rencontre avec Murnau en 1930, à Tahiti, lors du tournage de « Tabou » qui marquera durablement le peintre. Dans son œuvre, les courbes des feuillages ou des vagues sont saisies dans leur transformation imperceptible, les contours sont mouvants, et Matisse excelle à extraire cette vibration sourde qui émane de la nature mais le mouvement, voire la vitesse, sont au cœur de certaines de ses compositions comme dans « Les Abeilles » de 1948 ou dans « Jazz », toutes ces peintures où il explore les potentialités rythmiques de la sérialité. Mais c'est aussi dans l’interaction des formes et des couleurs que la toile trouve son dynamisme. Un paysage « La moulade » de 1907, vibre de lumière par le seul jeu des couleurs complémentaires et de l’alliance des courbes et des stries horizontales. Ailleurs, une toile de 1917, « Le pare-brise » est traitée comme un plan cinématographique.
Pourtant si Matisse fut durablement marqué par le cinéma, en retour de nombreux réalisateurs témoignèrent de l'influence du peintre sur leur travail en particulier les cinéastes de la Nouvelle Vague, Godard, Varda, Demy, Rohmer... L'exposition se clôt sur des artistes qui ont pris en compte cette interaction du cinéma et de Matisse tels que Buraglio, Ange Leccia, Alberola... Le cinéma c'est de la lumière et Matisse put dire : « Quand je travaille, c'est du cinéma. ». La lumière de Matisse éclaire le Musée.



vendredi 20 septembre 2019

Giulia Cenci, "Mud", IAC Villeurbanne


Giulia Cenci, « Mud », IAC Villeurbanne dans le cadre de la Biennale de Lyon


L’œuvre de Giulia Cenci n'est pas sombre, elle est grise, implacablement, sans espoir d'un clair obscur et de la déchirure d'une éclaircie. Nulle douleur en elle mais seulement un monde réduit à une neutralité morte, où la notion même de paysage ne s'envisage plus, quand rien aussi ne se dévisage, ni regard, ni cœur, ni âme, ni pensée. Tandis, qu'avec plus ou moins de bonheur, aux anciennes usines FABOR, on s'interroge sur le paysage dans sa relation à l'économie, au travail et au temps, ici dans ce lieu dévolu à la jeune création internationale, rien de cela n'est désormais possible. Et c'est précisément ce contrepoint qui donne au travail de l'artiste italienne toute sa force.
Le chaos est un hors paysage, il n'appartient plus à l'espace mais seulement au déséquilibre et, lorsque, comme ici, il consent à la représentation, il ne se définit plus que par une sorte de boue grisâtre qui sature aussi bien le sol que l'air dans lequel elle se perd en tissant des formes où surgissent des rappels de vie dans des fragments de cauchemars. Un réseau informe, désossé, quand la matière n'est plus que cendre, saisit le visiteur qui tâtonne dans ce hors temps à la rencontre de ses propres fantômes.
Car les installations complexes de Giulia Cenci, de premier abord, se donnent comme un tissage d'éléments sculpturaux déconstruisant l'espace. Pourtant elles n'évoquent peut-être même pas le monde d'après mais plutôt cet univers nocturne dont chacun est chargé lorsque les cauchemars parallèles à la vie font en nous circuler ces figures hybrides et cette déconstruction de la mémoire. Les fils du vivant sont ici desséchés et ne mènent nulle part. Ne s'y adhèrent que le souvenir de matériaux industriels, de résidus organiques et toutes les poussières du monde.
En quoi donc cet univers-là est-il si fascinant, pourquoi nous trouble-t-il autant et en quoi ce néant est-il notre miroir ? Sans doute parce que l'artiste n'a pas fait le pari du vide ou de la représentation d'un désert en gestation. Au contraire, elle suggère nos remords, nos angoisses d'après. Nous nous reconnaissons dans ces débris animaux suggérées, dans leurs mutations et leur ruine, leur présence obsessionnelle et toutes les traces du vivant sculpté dans la cendre. Nous devinons alors que nous en sommes peut-être déjà l'écho.



Renée Levi, MAC Lyon, biennale de Lyon


Renée Levi, MAC Lyon

Le geste qu'elle imprime n'exprime plus rien d'autre que ce qu'est la peinture : un recouvrement. Et s'il ne s'agit que de surface, encore faut-il savoir de laquelle il s'agit et pour quel usage on la peint. Mais une surface implique aussi du volume et il faudrait à ce point en définir la visibilité. René Lévi déroule les fils de la peinture pour nous conduire de sa matrice jusqu'à son accomplissement, du corps de l'artiste jusqu'à la jouissance de la couleur. Venant de l'architecture, l'artiste s’intéresse davantage à la disposition des pièces, voire à leur ornementation qu'à la fenêtre que serait le tableau pour un dehors, un récit, une fiction.
Ici rien n'est dissimulé, rien ne se dit au-delà de la seule extase de la peinture. Elle se donne à nous dans sa nudité provocante, dans les traces de sa chorégraphie qui s'étale en all over dans l'enfilade des pièces d'une partie du MAC Lyon à l’occasion de la Biennale. On ressent d'abord le vide comme une respiration morte, puis le souffle, le jet, la vitesse du spray fluo qui diffuse sa couleur acide, l'arrachement du geste, la torsion de l'épaule quand l'épaisseur d'une couleur acrylique jaillit de la brosse. Le vide sature l'espace. La seule pensée est l’idée d'un corps et l'empreinte spirituelle qui en résulte. Comme un témoignage, un satori de la peinture.
Nous nous déplaçons dans un espace sensible, dans le souffle de la seule rythmique de la couleur. Et celui-ci nous parle t-il peut-être aussi bien que le fil narratif d'un tableau ou que le lyrisme bavard et pompeux d'une envolée lyrique dans une scène de genre. Nous sommes au cœur du sensible, dans l'ombilic des formes et des couleurs en amont de toute figuration, dans la chair même de l'abstraction.
Cette peinture dit le monde, il faut l'accueillir comme une révélation. Prendre le temps de s’immerger dans un espace sensible, de se défaire de toute intentionnalité, de se libérer de la pensée, d'éprouver les seules couleurs du silence. 



mercredi 18 septembre 2019

Pannaphan Yodmanee Biennale de Lyon


Pannaphan Yodmanee, Ancienne usine FAGOR, Biennale de Lyon jusqu'au 5 janvier 2020


Dans une Biennale volontiers pessimiste quant à l'avenir de la planète et de l'humanité, l’œuvre poétique de Pannaphan Yodmanee, imprégnée tout à la fois d'inquiétude et d'une échappée possible par le biais de la spiritualité, ouvre une éclaircie dans le gris des anciennes Usines FAGOR où se déroule l'essentiel de la Biennale de Lyon. S'inspirant des traditions de son pays natal, la Thaïlande, et un moine bouddhiste l'ayant initié à la peinture dès son enfance, son œuvre établit un pont mais aussi diffuse une interrogation entre cette Asie et l'espace occidental où elle propose un travail in situ dans cette ancienne friche industrielle des temps modernes. Car le temps demeure l'ossature d'une artiste imprégnée par le passé et les cycles karmiques – naissance, mort et renaissance.
Des installations imposantes opposent de même le macrocosme au microcosme quand, dans de profonds tuyaux de ciment, l'on circule comme dans un tunnel pour un voyage initiatique à moins qu'il s'agisse de s'y réfugier. Pourtant à l'immensité, elle oppose la richesse du microcosme et de l'intériorité. Dans ce paysage souffrant de ruines, des figures surgissent comme un rappel de l'art pariétal. Mais elles sont d'une délicatesse extrême, parfois à peine visibles, aux limites de l'effacement, parées de couleurs vives et de pigments d'or. Les peintures minérales se fondent dans la masse bétonnée. Ici un arbre s'échappe dans une trouée vers le ciel, là un nuage de ciment plane au dessus tel une menace ou, encore, une possible élévation.
L'art de Pannaphan Yodmanee est complexe, tout en opposition. Il implique la masse pesante du béton, la grâce et la légèreté des figures qu'elle y trace, la sombre intériorité où elles étincellent de couleurs. Ces conduits sont aussi des grottes, des lieux souterrains, les rappels d'un ventre et de ses mystères. Y pénétrer reste une forme d'expérience initiatique quand on y côtoie la destruction et la souffrance mais que l'on voit que sur terre ou vers le ciel, des échappées subsistent. L'art serait ici ce lien entre nous-même et ce monde inquiet qu'il désigne. Il serait une forme de salut.



mardi 17 septembre 2019

Dewar § Gicquel, "Fantasmes Mammifères".



Daniel Dewar § Grégory Gicquel, « Fantasmes Mammifères »
MAC Lyon jusqu'au 5 janvier 2020.


                       Le bois sans langue de bois.

Lauréats du prix Marcel Duchamp en 1912, les deux artistes poursuivent l’exploration d'une matière simple comme source de leur imaginaire. Cette fois-ci, au Musée d'Art Contemporain dans le cadre de la Biennale de Lyon pour une exposition « Fantasmes Mammifères ». Le bois, et avec lui sa valeur d'usage, sa fonction décorative ou utilitaire, se confronte à un univers post-pop dans lequel l’artisanat tient lieu de boussole pour une production radicalement déboussolée. Pourtant, si dans cette Biennale les œuvres présentées tiennent parfois plus du dérisoire que de la dérision, celles de Dewar § Gicquel s'attachent à pousser genres et matériaux jusqu'à leur retranchement pour les doter d'un sens qui contrarie le contexte duquel ils procédaient.
Poussées à l'extrême de l'humour, du fantasme et de la banalité, leurs créations parlent de l'obsession, de l'utilitaire, du sexe et du morbide dans le quotidien. Ameublements, bas-reliefs ou sculptures taillées dans un bois brut désignent les traces de la contamination d'une matière rongée par les vers de nos rires et de nos angoisses. Ils reflètent nos archaïsmes et rappellent notre animalité sur un mode burlesque, dans une débauche de corps démembrés, d'intestins et d'un bestiaire où la fantaisie pastorale se trouve détournée dans un « jardin des délices » contemporain quand rêves et cauchemars s'imbriquent pour transgresser le réel ou lui faire rendre gorge.
Tout ceci est précis, d'une cruauté sourde, et témoigne d'un savoir-faire impressionnant. D'une pièce à l'autre se déclinent une obscénité jubilatoire et cette aisance à se renouveler sans cesse avec ce détachement hautain qui reste la marque des grands artistes. D'aucuns, dans l'air du temps, souhaiteraient y voir un manifeste anti-spéciste et les commissaires de la Biennale ont largement cédé à cet effet de mode. La parité la plus stricte est de mise, les notions de genre, l’anthropocène et le post- humanisme sont de rigueur. Pourtant les œuvres de Dewar § Gicquel parlent le monde hors du temps présent comme le fit Jérôme Bosch. Elles parlent d'aujourd'hui en se confrontant au passé ; elles transcendent et sondent l'obscurité de l'avenir.