jeudi 6 février 2020

"Lou Che" de Noël Dolla. Port de Nice




                            Entre palissades et travaux, vue de la route qui longeait le port, la sculpture « Lou Che » de Noêl Dolla hérissait ses crêtes désarticulées, peintes de couleurs industrielles, qui évoquaient celles des grues et autres installations portuaires. Ces mêmes couleurs qui s'accordaient à la fois aux façades alentour mais tout en les désarticulant. Le chaos s'ajoutait alors au chaos. 
                              Plus tard, une fois l'espace dégagé, la sculpture découverte de la partie inférieure du port à la sortie du tunnel du tram émergeait avec la violence d'une fleur jetée vers le ciel. Ses pétales anguleuses ciselaient la lumière de la Méditerranée avec des reflux d'images, des découpes de grues et de barques entremêlées. Elles se mesuraient tant  à l'ancien récit d'une architecture somptuaire qu'à l'espace des hommes qui y travaillèrent, ouvriers et pêcheurs, avec la sueur des mains calleuses et cette obstination à déchirer l'apparence d'un décor pour en extraire leur histoire et leur réalité.
C'est ainsi que la sculpture prit son envol dans une beauté brutale confrontée à un encadrement de pierres et aux ocres et rouges environnants. Les teintes de la sculpture se fondaient à eux tout en déstructurant l'ensemble comme pour un assemblage dont il faudrait désormais penser chaque strate de son histoire. L'artiste de Support-Surface revenait ainsi à ses sources et le spectateur se heurtait à ce regard divergent au point de lui-même « loucher » entre ancien et nouveau pour recomposer cet autre espace entre la symétrie portuaire et la vie réelle à laquelle elle se confrontait.
Ce point de confrontation se cristallise aujourd'hui dans « Lou Che » de Noël Dolla. Avec bien sûr quelque chose de louche, dans cette beauté saisie dans son côté trouble et dangereux mais de celle qui fait vaciller ces beautés déjà fanées tant elles ne vibrent plus au monde. « Lou Che » se revendique haut et fort en mots, en formes et en couleurs. Il s'inscrit comme une réminiscence du Che, un amour surtout pour la mer et la lumière. Homère aussi n'est pas loin et Ulysse et ses ruses pour vaincre les dieux, vivre le désir et redonner justice à sa terre perdue. Nikaia reste bien ici la mère de Nice.
On eut alors le droit à une picrocholine querelle d'Hernani autour de l’œuvre. Anciens et modernes, on pétitionna. Les uns crispés sur une image qu'il ne fallait pas effleurer, les autres drapés parfois dans l'arrogance de leur savoir. Pétitionner revient souvent à ne rien argumenter pour seulement se positionner dans un camp. Mieux vaut alors prendre le large, voguer dans les vagues et le ciel, ne serait-ce qu'à l'aide d'un esquif déglingué... L'aventure de l'art est à ce prix.


jeudi 30 janvier 2020

« Fata bromosa », Abdelkader Benchamma



MRAC d'Occitanie, Serignan
Jusqu'au 27 mai 2020

Penser les états de la matière, les mesurer aux figures imaginaires de l'immatériel quand celles-ci se drapent de toutes les pensées qui au fil des siècles ont tissé notre perception du monde, à travers les sciences, la philosophie ou l’ésotérisme, voici le fond duquel surgissent les dessins d'Abdelkader Benchamma.
Né en 1975, l'artiste au moyen de médiums très divers - encre, fusain, feutre mais aussi bombe aérosol ou peintures à base de cuivre, d'argent ou d'aluminium – se livre à une délicate alchimie pour exprimer les tensions de l'univers, l'énergie contenue dans l’ immensément grand et les effets produits dans un espace restreint et contraint, celui d'une architecture ou d'un lieu. Aussi les œuvres éphémères présentées in situ recouvrent-elles trois salles du MRAC Occitanie à travers des dessins muraux et dans une continuelle relation au sol ou au plafond.
C'est dans l'architecture des églises romaines que l'artiste trouva sa source d'inspiration. En résidence à la Villa Médicis en 2018, il fut fasciné par le marbre et ses veinules, les contractions du minéral et du temps qui s'élaboraient ainsi que les jeux illusionnistes du faux marbre. Il y voyait cette correspondance avec ce qu'écrivait cet autre ancien pensionnaire de la Villa, Didi-Huberman : celui-ci analysait les fresques de Fra Angelico dans « Dissemblance et Figuration » et suggérait que l'indétermination des figures révélait l'invisible et l’irreprésentable, le hiatus entre la chose et l'image.
Les dessins d'Abdelkader Benchamma témoignent de ces sédimentations de forces et de tourbillons, de cette fusion entre l'immensité et l'atome, entre le terrestre et le céleste. « Fata bromosa », le titre de l'exposition, se rapporte à un phénomène d'optique rapporté par des navigateurs du Moyen-Âge, avec des effets de mirage lumineux à l'horizon. Cette « fée des brumes » illustre ce brouillage de la perception, cette hésitation entre le réel et l'imaginaire, la représentation et l'abstraction. C'est dans ces territoires faits de grottes, de vortex, de Big Bang ou de trous noirs dans lesquels la science se dispute à la poésie, que l’œuvre se construit dans l'écho de sa propre disparition. Une œuvre mouvante comme métaphore des formes instables de l'existence.





dimanche 26 janvier 2020

Quentin Spohn, "Carambolage au marché d'Anvers"


Plus que d'une découverte, les dessins de Quentin Spohn font l'effet d'une révélation. D'abord par ce format imposant, quasiment inédit, qui happe le visiteur et l'enjoint de pénétrer l’œuvre, à se l’approprier. Or celle-ci, parfois contradictoire - rigide ou flottante - révèle aussi l'essence même du dessin, à travers son histoire, ses techniques et ce qu'il dit du monde et de la vie. Aller à la rencontre d'une telle œuvre au-delà de ce qu'elle énonce, éprouver le rythme d'un espace, ses déchirures ou l'imbrication des plans ainsi que la tension interne à chaque image, s'annonce comme une véritable expérience physique.
D'une dimension de treize mètres, le plus grand des dessins présentés capte le regard. Il évolue dans une brume grise d'où tour à tour éclosent des visages ensommeillés, un univers prénatal, des formes cellulaires et des centaines d'autres figures souvent réduites à quelques centimètres. Sans cesse le microcosme se mesure alors à l'infinité de l'espace, le biologique se mêle à toutes les strates de nos mythologies ou de l'histoire de l'art. Il nous faut toujours adopter dès lors une position de recul pour saisir l’œuvre dans son intégralité et de multiples déplacements pour se confier à tel ou tel point de vue narratif. A l’inverse, dans cette profusion de signes, un simple détail aimante notre regard au point de nous rapprocher au plus près du dessin, dans ses germes.
Toutes les cultures sont convoquées de même que les indices de signification affluent. Le fond carnavalesque, l'empreinte surréaliste s'énoncent déjà dans le titre de l'exposition « Carambolage au marché d'Anvers ». On y retrouvera aussi « l'envers » de la vision comme dans les figures inversées de Baselitz, le souvenir des peintures d'Ensor, de Bosch, d'Otto Dix mais aussi l’univers de Matta, la bande dessinée ou le numérique. Des éléments architecturaux empruntés à des civilisations disparues croisent les icônes qui ponctuent notre quotidien. La figuration se heurte à l'abstraction, les formes surgissent pour disparaître dans des nébuleuses liquides. Tout est dans tout, dans la solitude ou le chaos.
Quentin Spohn se saisit du monde dont il déchire les apparences pour le réduire à un catalogue de fragments d'encyclopédie ou d'apocalypse. Travaillant au fusain ou à la pierre noire, il joue du flou ou de zones violemment contrastées. La lumière fuse parfois par éclats dans l'eau des rêves. Des lueurs inquiètes, l'exactitude sensible nous rappellent Rembrandt avec toute sa diversité; elles traversent un récit qu'il nous faut sans cesse recomposer et qui pourtant s'impose de lui-même par la seule force de l'énergie qu'il déploie.
Les œuvres de Quentin Spohn seront aussi présentées par la galerie lors de la prochaine édition de Drawing Now en mars 2020.





jeudi 16 janvier 2020

Alain Amiel, "Starry days"



A l’inverse d'un espace, la nuit n'est que feu et lumière recroquevillés sur elle-même, jusqu'à leur anéantissement. Mais comme l'écrivait Henri Michaux, « La nuit remue », et voici qu'alors elle se donne à lire comme une page obscure traversée de signes lumineux, d'étoiles, de griffures comme autant de mots étouffés qui se soustraient au sens mais aspirent à une autre lisibilité.
Dans ses dessins, Alain Amiel dresse cette cartographie de l'incertitude et des rêves. On y devine cet acharnement à déchiffrer ces territoires de l'art dans l'épaisseur de leur mystère quand ils convoquent l'ombre tutélaire de Duchamp, Matisse, Giacometti  et de tant d'autres avec, bien sûr, la figure de Van Gogh omniprésente dans son travail.
L'écrivain et le dessinateur réactivent le miracle de Van Gogh, mais de l'autre coté du miroir. Comme le psychanalyste, il sonde le négatif de son œuvre, cette transmutation d’une obscurité intérieure en une lumière folle, éruptive, qui bouleverse jusqu'aux racines de notre vision et de nos croyances. Qu'on se rappelle les premières œuvres du peintre et ces natures morte engluées dans l'ocre éteint des natures mortes. Puis les autres prises dans la folie incendiaire de la matière colorée.
Dans un strict noir et blanc, les dessins d'Alain Amiel font danser les étoiles dans une cérémonie initiatique. Les racines hantent le ciel. Tout est creusé, découpé dans la masse d'une nuit d'où surgissent les spectres d'une histoire ancienne qui murmurent notre présent. N'y subsistent que le rythme et la pulsation du monde. On y pressent les rudiments d'une grammaire primitive, fondamentale, que seul l'art pourrait dévoiler. Aussi le dessin devient-il, dans sa nudité brute, sans traits, par le seul conflit du noir et du blanc, cet espace qui fait parler la nuit, en révèle ce souffle vertigineux qui proclame ce que nous sommes.

Librairie-galerie Laure Matarasso, Nice



lundi 30 décembre 2019

Firenze Lai, « L’équilibre des blancs »




Musée d'Art Moderne et Contemporain de Saint-Etienne
Jusqu'au 17 mai 2020

Souvent la ligne du dessin suffit à simuler l'idée d'un  envol, d'une liberté acquise sur le réel. Elle s'associe alors à la légèreté d'un fil qui enroberait les formes pour en saisir et en traduire l'essence ou la transparence. Pourtant, il arrive au contraire que même les courbes dessinées peuvent se charger d'une pesanteur telle qu'elle apporte à l’œuvre cette épaisseur troublante qui déjà nous fascine. Née en 1984 à Hong Kong, Firenze Lai dessine, grave ou peint ces lignes, souvent épaisses, toujours saisies dans une couleur éteinte, qui définissent plus l'empreinte des corps que la réalité des hommes. Plus précisément, ceux-ci paraissent déjà déterminés par leur environnement social, leur conditionnement lié à l'organisation de l'espace dans lesquels ils évoluent ou se ploient.
L'artiste illustre cette emprise universelle qui efface les individualités désormais soumises aux groupes comme aux objets du quotidien. Elle peint ces attitudes qui parlent de l'oppression politique ou sociale et de l'anonymat des solitudes. Elle inscrit sur des fonds neutres ces lignes de force qui sont celles d'une route ou d'un métro qui saisissent quiconque s'y aventure. Ou bien les formes floutées d'une chaise ou d'un banc qui définissent la trace de tout individu en amont de sa biographie ou de sa psychologie. Les personnages sont sans visage, ils errent dans un quotidien étouffant, une atmosphère sale à mi-chemin entre les univers de Bacon et de Munch. Le monde de Firenze Lai est celui d'un délitement de l'humain, de l'indifférenciation. Il est la scène d'une disparition. Le vide se dépeint dans toute son épaisseur tragique.
Pour représenter ce monde, il convient donc, à l'instar du photographe, de régler « l’équilibre des blancs » comme le stipule le titre de l'exposition. Il faut alors, à partir d'un blanc neutre, réguler la gamme des couleurs. L'artiste s'y emploie dans des tonalités sourdes à la mesure des ombres qu'elles convoquent ou des formes desséchées qui hantent l'espace. Elle raconte la tragédie d'une humanité mourante et aveugle, errant dans le vide de tout ce qu'elle a amassé. Plus de 70 œuvres définissent cette extinction d'une vie sans nerfs et sans âme. Les peintures austères, mais toujours chargées d'une dramaturgie intense, diffusent un cri qui déchire la nuit pour, peut-être, la promesse d'une autre lumière. L’œuvre de Firenze Lai nous tend ce miroir implacable de ce que nous sommes, elle nous alerte sur ce que nous ne percevons même plus. L'art est ici un révélateur.








mardi 17 décembre 2019

Corinne de Battista, "Entrez dans la danse"


"Une souris verte" Technique mixte sur carton, 120x80cm

Une image se réduit souvent à une illustration, c'est à dire, pour en revenir au sens premier du mot, à la seule « mise en lumière » d'un récit. Or ce qui est ainsi donné à voir, ce qui est éclairé parfois jusqu'à l'aveuglement, n'est que la strate visible d'un palimpseste quand le texte ou l'image résulte plutôt d'un ensemble de sédiments de sens qui s’additionnent, se contredisent ou inaugurent une forme d'interprétation en porte à faux avec ce qu'elle prétend révéler. Les mythes, les contes et les récits fondateurs abondent en lapsus, glissements métaphoriques et jeux de miroir à travers lesquels plusieurs réalités se superposent et se nient et, au-delà d'une surface lisse et rassurante, la violence originelle ne cesse de bouillonner dans les entrailles de la représentation.
Corinne de Battista explore le récit sur lequel une image se construit et elle s'attache à désarticuler celle-ci en fonction de ce quelle proclame et de ce qu'elle dissimule. Cette dualité, elle est particulièrement présente dans les comptines et rondes d'enfants et l'artiste en déconstruit l'image, autant en archéologue, qu’en archiviste et en sémiologue, afin d'en extraire le fond sulfureux. Sous le cratère éteint et d'une apparence trompeuse, une lave en fusion travaille cette humanité qui se donne en images et en mots, parfois pour se mentir à elle-même mais toujours pour en travestir l'horreur originelle.
Diplômée de l’École des Beaux-arts d'Aix-en-Provence en 1995, Corinne de Battista draine ces remugles de mémoire, ces dépôts fanés d'images d’Épinal où se logent aussi bien des hallucinations collectives sous le couvert de représentations intimistes que de la candeur simulée là ou ne règnent que douleur et perversion. La peinture permet d'arracher au temps et à l'enfance des vérités enfouies. Derrière la simplicité des formes, la modestie de la couleur, le flou de l'imaginaire traverse l'image empruntée parfois à des photographies anciennes. Le cadre est pesant. On y devine un environnent vénéneux, peuplé de fantômes familiaux quand l'intime se noue au collectif et que l'artiste exhume, par exemple, l'horreur derrière une « Souris verte ». Cette amusante comptine relate pourtant l'histoire d'une « souris », comme on appelait alors les insurgés vendéens pendant la Révolution. Elle sera torturée et plongée dans de l'eau et de l'huile bouillante. L'artiste propose alors de recomposer ces images pour toute une série de récits obsédants liés à l'enfance mais sur un fond de terreur, de prostitution, de torture, de cannibalisme et d'angoisse sexuelle.
 Ceci se dessine et s'écrit dans une remontée dans le temps où l'on croisera des allusions à Brueghel l'Ancien et à l'imagerie médiévale. Le paradis de l'enfance est recouvert d'un manteau sombre que Corinne de Battista arrache pour s'enfoncer dans les méandres d'un rituel initiatique. L'artiste laisse l'image s'infuser de toutes les contradictions des enfants et des adultes. Dans une ronde, on s'exclut et on s'intègre tour à tour. L'enfant, comme l'artiste, parlent déjà toute la violence et toute la beauté du monde.

Artothèque. Pôle culturel Chabran. Draguignan
Jusqu'au 22 février 2020



samedi 14 décembre 2019

Gérard Serée, Peintures et sculptures, Nice



Avant que le regard ne s'en empare, la peinture est une action, la traduction brute d'un geste. Aussi lorsqu'il peint, Gérard Serée sculpte un espace, en extrait les scories qui d'elles-mêmes prennent vie de façon organique, prolifèrent, se métamorphosent en signes. Lorsqu'il sculpte, la peinture revient dans le volume, la couleur imprègne les plis, les creux se gorgent de lumière et les masses parlent d'une ombre défaite par la seule force de la main.
Peinture et sculpture entament leur danse rituelle, inaugurent des entrelacs, balbutient le geste archaïque qui fut celui de l'art pariétal. Des courbes se déplient dans l'espace, une épaisseur se déploie dans le souvenir du vide. Et Gérard Serée traque l'évidence d'un signe originel pétri dans la matière. Il en exprime le souffle avant qu'un langage ne se formule. La peinture est un ventre, elle délivre ses secrétions, ses palpitations, elle préfigure déjà un destin, la construction d'un mot et d'un regard. Il faut la lire dans sa violence intérieure, dans cette course folle des atomes pour donner existence au monde. L'artiste fouille le rythme tapi au cœur de la matière vivante, sa force tellurique, ses convulsions, ses projections de lave, ses contractions nerveuses jusqu'à ce que la toile ou la sculpture deviennent le lieu d'un apaisement.
L’œuvre achevée est cet état de grâce quand les signes se délivrent à l'orée du sens. Qui saura les écouter, entendra les flux et reflux du vivant. Il se bercera de ces ondulations, de ces modulations lointaines d'où naîtront les germes d'un récit. Ici la peinture ne se confond pas à l'abstraction, elle est préfigurative.

Atelier du Port, 7 ter rue Emmanuel Philibert, 
Jusqu'au 17 janvier 2020


jeudi 12 décembre 2019

Ladislas Combeuil, « La peinture comme lieu »



Le Narcissio, Nice

Jusqu'au 14 février 2020



Tout saisir par son contraire, dévoiler le négatif en retrait d'une image, assécher celle-ci jusqu'à ce qu'il n'en reste que l'os du cadre. Tel serait le propos de l’œuvre de Ladislas Combeuil si ce parti pris n'était lui-même soumis à l'histoire de la peinture, de la sculpture voire de l'architecture. Par effet de boomerang, la peinture invoquée rebondit alors sur autre chose, sur des signes, les incidences de l'histoire de l'art et de ses impensés qui eux-mêmes dérivent d'autres pratiques pour lesquelles l'artiste interprète d'audacieuses variations.
Si Ladislas Combeuil, dès sa sortie de Ecole des Beaux Arts d'Angers en 2015, déconstruit de façon magistrale la peinture, ce n'est pas pour exhiber sa structure ou son inconscient comme l'aurait fait Supports-Surfaces mais plutôt dans l'idée de repérer, dans d'autres temps et d'autres champs, des volumes neutres qui prennent forme. La peinture devient ainsi en elle-même ce lieu qui se charge de l'apport du temps et qui, avec lui, se transforme, prend du relief et redéfinit un espace.
Le fil conducteur de l'exposition sera donc bien, en creux, la peinture. Celle-ci disparaît pourtant dans le fil des volumes pensés autrefois par Dürer, puis par Giacometti et Tony Smith. Chacun d'eux s'inspire d'un objet poli, anguleux, indéfini et parfois en désaccord avec leur travail habituel. Ces œuvres demeurent des hypothèses comme hésitantes quant à la validité de ce que peinture ou sculpture pourraient définir. Cette hésitation Ladislas Combeuil l'exprime par son contraire, dans la solidité des pièces exposées, les châssis qui s'imposent, l'envers des toiles nues en guise d' élaboration spatiale. Un dispositif qui aurait pu évoquer la fresque ou le bas-relief mais duquel surgit toujours d'autres mémoires comme si l'artiste traquait, au delà de la forme, de la couleur et de l'espace, l'essence même de la peinture et que celle-ci se localisait dans un ailleurs toujours renouvelé.
Celle-ci est donc bien un lieu. Indéterminé, il localise les éléments de la progression d'une histoire comme ceux d'une incertitude. Qu'en est-il de l'art, de ce qu'il donne à voir et de ce qu'il cache, ou bien de ce qu'on ne perçoit pas ? Ladislas Combeuil, non sans poésie et humour, dépeint la peinture à coup de ciseaux à bois; il joue de l’illusion et d'un idéal impossible en créant des pièces parfaitement structurées dans un espace pensé et maîtrisé. Il doute de la validité de la couleur. Il fouille les racines de l'art et étale, sur le sol ou les murs, les reliquats de ses découvertes et le murmure du temps.



mardi 10 décembre 2019

Ra'anan Levy, « L'épreuve du miroir »



Fondation Maeght,
Jusqu'au 8 mars 2020

Toute peinture évolue dans une ambiguïté, se dépeindre ou peindre le monde. Et lorsqu'elle est à son sommet, elle se saisit de ce poids existentiel qui déroute le regard, aiguillonne la conscience jusqu'à la brûlure, pulvérise toute certitude pour les perspectives d'un monde oscillant entre poussière et incandescence. Un grand peintre est toujours celui qui travaille dans ces interstices, dans l'ombre du doute pour extraire la lumière ; et que ceux qui vilipendent aujourd'hui la peinture sachent que celle de Ra'anan Levy dévalue à elle seule l'indigence des formes ou les jets inutiles de couleur molle quand la peinture n'est plus ce glorieux face à face de l'artiste avec le monde. Celui-ci, pour reprendre le titre de l'exposition, doit être soumis, comme aussi le peintre, à l' « épreuve du miroir ».
Ra'anan Levy bien qu'il exposât dans des lieux prestigieux, ne fut connu en France que lors de sa rétrospective au Musée Maillol en 2006. Il est vrai que sa peinture recèle bien des mystères et qu'au-delà d'une parfaite maîtrise de son art, le peintre joue avec merveille de son ambiguïté. D'un jeu de miroir, tel un palais de glaces, il brouille les perspectives, superpose les reflets, traque l'absence qu'il recèle comme pour convoquer le souffle d'un conte ou d'âmes assoupies. Dans ce labyrinthe de lignes, d'ombres et d'éclats, l'humilité de la couleur s'impose comme pour conjurer la hantise d'une catastrophe. Le fil est ténu, il ne se brise pas, il s'insère de la toile vers des fenêtres aux yeux défaits, des portes qui claquent dans le vide et baillent de silence et de solitude. L'espace se tend et, d'un ciel invisible, il pleut du givre. Dans la distance du miroir, l'infini se ploie et nous absorbe dans ses couches d'huile et de pigments.
Parmi les flux et reflux du temps, l'image alors se compose, la mémoire remonte à la surface de la toile. Parfois une couleur plus vive ranime une vie secrète, l'intimité des pots de peinture qui s'exposent dans la nudité d'une nature morte. Pourtant ils déferlent tel un fleuve et explosent pour rendre vie au monde. Ailleurs ce sont des torrents de livres arrachés aux hommes qui se déversent sur nos consciences comme pour nous alerter d'une menace sourde. La peinture de Ra'anan Levy excelle à figurer cet entre-deux, ce déséquilibre, ce tremblement entre le plein et le vide. Il y a aussi ces eaux fortes, ces autoportraits, cette autre face du miroir où se joue la scène du double et d'une vérité impossible. Le miroir ne se traverse pas, il est une épreuve. Seule la distance se mesure à lui, à rebours du temps, en aval de toute destinée. Dans les œuvres graves et lumineuses du peintre, nous nous regardons, sans concession aucune, confiants dans cette peinture qui ne ment pas car elle nous révèle.






lundi 9 décembre 2019

Alexandre Léger, « Hélas, rien ne dure jamais pour toujours »


Musée moderne et contemporain de Saint-Etienne
Jusqu'au 17 mai 2020

Grimaçante, l’œuvre d'Alexandre Léger déchire de son ton goguenard les illusions du monde qui sont celles aussi de sa représentation. Et les adjectifs et les mots, comme les images qui le disent, restent sans issue quand tout est joué d'avance, qu'il ne s'agit plus que de dresser le constat d'une catastrophe. Dans cette vision eschatologique, il ne faut que prélever les déchets d'un monde sans fleurs et sans pleurs, dans la stricte froideur du regard de l’entomologiste. Nous, les insectes, sommes dépecés, observés, déposés tels des échantillons pour une coupe histologique. Et les mots de ces insectes-là restent cloués dans l' absurdité d'un monde déjà disparu alors que nous ne le savions pas encore et qu'il ne reste plus alors qu'à en rire, par antiphrase, dans ce titre : « Hélas, rien ne dure jamais pour toujours. »
Lauréat de la 9e édition du Prix des Partenaires du Musée de Saint-Étienne, Alexandre Léger établit un bilan sans concession de ce que nous sommes. Pour ce faire, il utilise les planches d'anatomie de ses études de médecine, les vieux papiers d'écolier et les vagues du passé qui déferlent sur un monde sans avenir. Tout s'accumule et se disloque en même temps. Mots échoués sur la page et corsetés dans la grille d'un mot croisé, fragments de corps écorchés et rieurs, dentitions ricanantes, découpes en lamelles des visages et des phrases comme autant de débris ostentatoires d'une solitude et d'un vide. Pourtant tout se dit avec lucidité, sans pathos, comme si le constat n'avait plus d'importance et qu'il ne s'agissait désormais que d'anticiper un après, d'en définir les contours. Alors des signes nouveaux se recomposent, l'ébauche d'une autre géométrie germe dans les nœuds du cri et, peut-être, au loin d'un soleil fané, une faible lumière ose-t-elle de nouveaux contours.
L’œuvre est drôle, sarcastique et se lit comme un catalogue de nos espoirs déçus et de nos rêves qui pourtant les désirent encore. Le dessin esquisse une danse lugubre avec les mots dans une couleur froide et il en résulte une poésie grinçante, un foisonnement d'images, une collection merveilleuse de tout et de rien. Tel est le monde d'Alexandre Léger : le miroir détruit de nos espérances et le reflet de ce que nous espérons encore.