C'est
sans doute dans ce territoire étroit de l'image neutre que l’œuvre
de Karine Rougier devient lisible. Sa visibilité, elle, se réduit
à une surface superfétatoire. Et si le tableau se drape d'un récit,
celui-ci ne déroge en rien à la vérité de son mutisme originel,
à la viscosité trouble du fond. Telle est la scénographie de
l'artiste qui joue de l’ambiguïté entre fluidité et épaisseur,
glauque et transparence, pour faire apparaître la trame d'une
narration. Mais rien que la trame car la poésie réside justement
dans cette solitude des choses, comme si les objets et les êtres
étaient amputés de toute finalité. Privés de toute substance,
leur présence erratique les condamne à faire « bonne figure »
dans un jeu inutile quand la règle leur impose cette seule inutilité
au monde.
Chaque figure est alors cet îlot esseulé porteur de sa
seule étiquette, aussi sèche qu'une définition de dictionnaire. On
reconnaîtra là l'écho d'une figure mythologique, d'un dieu
exotique, d'un animal totémique à moins qu'il ne soit qu'un jouet.
Icônes et signes anonymes, dépouillés de toute identité. Et les
êtres ici se hissent dans des profondeurs ou s’abîment dans des
altitudes vaines qui ne leur renvoient que l'image de leurs
mouvements incertains dans la grammaire figée de ce qu'ils étaient
condamnés à être. Autant dire qu'une certaine tristesse rayonne
ici, mais dans la délicatesse, car si tout semble joué d'avance,
leur seule présence au monde leur confère une sorte de pouvoir
magique.
Chaque élément saisi dans sa singularité contient en
lui-même cette part d'indicible et d'invisible qui en fait la
richesse. On pense à ces peintures de Morandi ou de Balthus, ces
peintres de la solitude et du silence. Les êtres et les choses
semblent être là, fanés dans leur éternité mais en même temps
ils portent dans leur intériorité ce rêve de fleurir, ce désir
de s'abandonner à la vie. Tout se joue alors dans ces lisières du
réel et de l'imaginaire, d'une réalité crue, de l'érotisme ou de
la simple beauté. L'univers de Karine Rougier possède cette beauté
trouble d'un débordement qui ne s'exprime qu'à sa source, d'un
silence qui précède le cri. C'est cela la poésie.