mercredi 17 avril 2019

Maxime Duveau, "Réouverture de la fameuse partie de billard cosmique"



Espace à Vendre, Nice, jusqu'au 8 juin 2019


Issu du dessin, le noir et blanc ne s'enracine dans aucun ordre naturel mais s'est enrichi des conventions culturelles liées à la photographie et au cinéma. La mine de plomb, le graphite et la ligne qu'ils supposent se mettent en retrait pour des techniques distanciées puisqu'un appareil autonome s'interpose désormais entre l'artiste et l'image. Techniques qui touchent pourtant au plus près de nos fantasmes par le déchirement du clair obscur et l’incandescence de ce noir glacé qui parfois en surgit. La lumière tranche alors le récit de sa lame pour restituer l'enfer des passions, les amours perdus, les errances et tout ce qu'un plan cinématographique, à l' instar d'un roman noir, peut suggérer.
Maxime Duveau dessine ce fantasme-là, non à partir de la ligne - rien de linéaire ici – mais selon les strates successives de son apparition. Le récit qu'il nous appartient de formuler  s'apparente au cut up de Brion Gysin et de Burroughs quand la surface du dessin, elle, se construit sur des strates qui nous conduisent aux confins les plus reculées de l'image.
Maxime Duveau pratique le dessin selon une procédure bien particulière qui puise sa source dans une photographie chargée de cette mythologie que le cinéma a largement développée, la Californie : Une esthétique du décor paradisiaque, des errances et de l'angoisse. Et au-delà , l'apparence de l'écran, le jeu des passions, et plus loin encore, la brûlure des pulsions qui les animent. Histoire donc, métaphorique, de profondeur de champ, de couches successives, de juxtapositions et d'effacement. C'est tout ceci que le dessinateur s'attache à faire remonter à la surface d'un papier ou d'un mur. La photo à l'origine de l'image est alors travaillée dans sa profondeur, dans le corps de son négatif. Le graphite et le fusain en recueillent les traces pour s'imprimer sur la feuille soumise à des découpages, des arrachements et surimpressions. Les figures resurgissent alors dans des balafres de rêves, des attentes de paradis au cœur d'un enfer urbain sous les ombres de palmiers feints et sous un soleil introuvable au cœur de la nuit. Ici la vie se tisse à la mort comme le cri au silence. Des découpes de réel fusent comme de tristes échappées de lumière. David Lynch, Hitchcock, et peut-être paradoxalement, la peinture d'Edward Hopper - même si l'homme a déserté l'univers de Maxime Duveau – ne sont jamais loin. L'artiste sonde les sinuosités du ventre de l'image. Il incise, prélève des indices, en cartographie les failles et le sang noir. Peu à peu, son travail est devenu plus complexe, la surface moins exigeante pour une exploration plus sensible des profondeurs. C'est par le biais d'une citation aux découpes ornementales de Matisse avec ses orbes floraux que Maxime Duveau parvient à établir cette mise en relief entre la surface décorative et les enjeux plus analytiques du dessin. Les thèmes et les représentations de celui-ci tendent alors vers un pré-texte comme s'ils étaient toujours semblables à une pellicule à développer.
Qu'en émerge-t-il sinon l'écho d'une mémoire, d'un récit dont il faudrait toujours inscrire le mouvement informe, la respiration hachée ? C'est ainsi qu'une syntaxe s'élabore. Dans l'interstice d'une simple forme et d'un univers vertigineux. Ou pour reprendre le titre de l'exposition dans une « Réouverture de la fameuse partie de billard cosmique ».


Et pour rappel, ce texte rédigé pour une précédente exposition dans le même lieu...

 « Peignez mes actions plus noires que la nuit » écrivait Corneille dans Médée. Mais les actions s’attèlent à l’humain et à ses mythes quand le fond duquel elles surgissent témoigne d’ une obscurité plus épaisse encore. C’est dans la matière ténébreuse du fusain, comme aussi par des jeux d’effacement et de recouvrement, que Maxime Duveau exhibe la mythologie d’une Californie réduite à une signalisation  récurrente de clichés, de palmiers, de lignes de fuite vers une lumière absente et sans horizon. Un décor vide d’hommes et d’action.

                     Le cadrage des photos qui en sont la matrice jaillit dans ses hyperboles comme saisi dans le vertige onirique d’un plan cinématographique. Mais là où l’on attendrait, par convention,  surexposition des couleurs et excès, le dessin fouille, par le noir et blanc, dans le négatif de l’image. Il désigne l’extinction. Non par un dessin fait de lignes mais construit sur des masses découpées et des caches pour le réduire à la platitude du noir. Velouté, soyeux ou rêche, celui-ci s’empare de l’espace et l’infecte. Car si les traces d’une réalité réduite à un seul décor sont bien présentes dans la photographie, Maxime Duveau dessine surtout la disparition du réel.

                    Nos mythologies, notamment exprimées dans le sillon des icones du Pop Art, sont ainsi fondées sur un leurre que les artistes n’ont cesser à la fois d’accompagner et de défaire. Roland Barthes écrivait: « Quel est le propre du mythe? C’est de transformer un sens en forme. Autrement dit, le mythe est toujours un vol de langage. » Il ajoutait: « »N’y a-t-il aucun sens qui puisse résister à cette capture dont la forme le menace? En fait rien ne peut être à l’abri du mythe. »

                     Maxime Duveau travaille dans la matière même du mythe; il dévitalise à l’intérieur de  la puissance du noir et de son opacité les effets de surface quand les effets de séduction s’éteignent sur des images plates, vidées de toute substance, exilées au désir. Le papier est alors écorché et, de ses écailles lacérées, dans les lambeaux d’une blancheur à vif , surgit l’espérance d’une lumière: le réel. Le dessin devient alors ce hors champ photographique par lequel l’artiste se soustrait aux rêves éveillés et aux pacotilles exotiques d’une économie marchande bâtie sur les décombres de la réalité.

                      Dans ses « Structures anthropologiques de l’imaginaire », Gibert Durand montrait que l’imaginaire ne serait pas inépuisable et qu’il se reproduirait selon des axes logiques et isomorphiques. Maxime Duveau radiographie ce corps transversal à toute représentation de masse et dans un geste qui renoue avec l’esprit hellène, il oppose les deux modes antithétiques de la pensée, le logos (« raisonnement ») et le mythos (« mythe ») invérifiable mais intraitable dans ses effets de beauté et de persuasion.  L’artiste est ici celui qui, à l’instar de Barthes, fouille les formes de notre mythologie contemporaine pour en extraire le logos, le sens.


vendredi 12 avril 2019

"Azimuth", Exposition collective, Galerie Eva Vautier


Souvent une exposition collective se réduit à la juxtaposition d’œuvres résultant d' une opportunité de circonstance. Un thème unificateur ne suffit pas toujours à construire un récit chargé d' un concept et d'une forme au point que le schéma narratif lui-même en devienne illisible. L'intérêt de l'exposition « Azimuth » , au-delà de la qualité et de la pertinence des pièces exposées, réside dans leur mise en scène au travers d'une démarche commune. Encore faudrait-il parler plutôt de « marche » puisque le projet naquit à partir d'une randonnée en montagne de sept artistes dont chacun rapporte ici un témoignage à travers des pratiques très diverses. Les uns se référant explicitement à l'idée de nature, les autres au souvenir, au collectif ou à des errances hors du chemin, et pourquoi pas vers la mer. Anne-Laure Wuillai nous propose ainsi des pièces d'une extrême pureté dans la palpitation des vagues ou le silence profond de l'eau. L'histoire du blanc et du bleu entre saturation et disparition. Il s'agit donc pour tous ces artistes de restituer une expérience humaine et esthétique, d'en écrire une histoire commune.
Le défi est parfaitement relevé : Les œuvres se greffent entre elles sans hiatus et, au contraire, la personnalité de chacune joue sur le registre du merveilleux tant l'assemblage est subtil et s'enrichit parfois même par le fait de son incongruité. Camille Frach-Guerra parvient à tisser un fil conducteur entre les espaces de la galerie et les œuvres en jouant sur la lumière, le grand écart des formats, les souvenirs, une chose anodine, une coquille d'escargot par exemple, et surtout le rappel de voyages dans lesquels la biographie se mêle au documentaire. La mise en scène devient un spectacle en elle-même et, ici, les œuvres ne cessent de s’interpeller, de se confronter mais surtout de se sourire. Histoire d'amitiés, d'ironies et de différences. Omar Rodriguez Sanmartin laisse de jeunes pousses d'arbres dans la neutralité noire de leur pot de plastique qui se mesurent à l’horizontalité de la lame d'une hache. Cette humilité poignante, métaphore de la vie et de la mort, interpelle le spectateur dès la vitrine dans la rue où d'autres arbres se reflètent. L'espace se dilate, tous azimuts, entre réalité et rêverie. On y croise d'étranges architectures qui se réalisent par imprimante 3D (Florent Testa), des photographies immersives dans une nature onirique ou dans leur spontanéité vers un retour ironique aux origines (Benoît Barbagli). Le paysage est une construction de l'esprit, il y a en lui de l'écriture, du fragment, de l'inachevé, voire du vide à rebours de la pensée qui l'aurait fait naître. C'est ce que développe Evan Bourgeau tandis que Tom Barbagli en figure l'exploration à partir d'objets improbables. La convivialisé est ici de mise dans ces temps où, en art comme ailleurs, l'individualisme domine. Dans cette nature réelle, rêvée ou sublimée, un brin de nostalgie transparaît alors. Cette quête d'une nature à l'instar d'un paradis perdu ne parle-t-elle pas aussi d'une perte de notre humanité ?


« Azimuth », Benoît Barbagli, Tom Barbagli, Evan Bourgeau, Camille Franch-Guerra, Omar Rodriguez Sanmartin, Florent Testa, Anne-Laure Wuillai

Galerie Eva Vautier, Nice
Exposition du 13 avril au 28 mai 2019











mercredi 10 avril 2019

Gérard Traquandi § Donation Albers-Honegger, "Contrepoint"



Parfois il dessine les yeux fermés; la main glisse sur le papier pour filtrer quelques brins de mémoire, le souvenir d'une herbe ou d'une branche, un enchevêtrement de feuilles, la trace d'une neige ou d'un feu. Gérard Traquandi se saisit ainsi des seuls matériaux de la nature pour qu'elle se révèle dans la trame d'une peinture, dans l'évanescence d'une couleur, pour en restituer l'écho aux limites de l'effacement.
L’œuvre est murmurée, en amont de toute représentation, dans cette écart entre l’imprégnation sensorielle et l'idée de la nature, l' imprécation de ce réel et ce qui en résulte. L'artiste travaille le temps ; il en recueille les lambeaux, couche après couche. Peu à peu, la toile s'anime de fantômes d'arbres ou de formes incertaines, s'engrosse de désir, sève, peinture. Forêt magique peut-être. A moins qu'il ne s'agisse des cendres d'un désert : qui saura jamais dire le monde autrement que dans son incertitude ? Alors autant laisser ce monde pénétrer dans la toile, dans la patience des glacis successifs, dans l'attente du séchage puis d'un autre recouvrement. Des strates moirées aux couleurs somptueuses se diffusent en elle. Des stries de lumière les balafrent et déchirent doucement l'espace et vous pénétrez dans le monde merveilleux de la peinture.
Mais Gérard Traquandi en connaît les détours comme les atours. Il en sait l'histoire, de ses origines jusqu'aux productions des artistes minimaux ou de l'art concret : ceux-là qui, pourtant, revendiquaient une technique mécanique, anti impressionniste, libérée des contraintes de la nature. Avec ceux-ci, Traquandi n'engage ni dialogue ni confrontation, et plutôt que de revêtir l'uniforme du commissaire, il s'empare de la baguette du chef d'orchestre. Celui-là qui interprète la partition à partir du « contrepoint » - puisque tel est le titre de cette exposition. Il s'agit bien alors, dans ce contrepoint, tel qu'il s'énonçait à l'aube du classicisme, de superposer les mélodies sans qu'aucune ne s'impose à l'autre. Deux faisceaux musicaux s'illuminent mutuellement. C'est ainsi que, dans telle salle, un dessin, une céramique, une peinture de Traquandi se mesure à la couleur d'Albers, dans une autre aux formes géométriques de Federle ou d'Aurélie Nemours.
L'architecture de l'Espace de l'Art Concret, ses larges baies vitrées où se déverse la végétation d'alentour, ses dénivelés d'un blanc austère, sont autant de possibilités pour l'artiste de faire surgir les qualités propres à chaque œuvre en installant dans sa partition des propositions fort diverses mais toutes convergeant vers ce fil originel de la nature.
« La peinture c'est de la lumière » dit-il. Et, en effet, ce fil originel c'est aussi le fil rouge du temps, le filament de l' incandescence quand, au cœur de la toile, les coloris flamboient ou se fripent jusqu’à faire surgir des balbutiements de feuillages, les pulsations d'une vie latente que l'artiste traque dans chaque pli, au bout d'une sente d'où s'exhale le souffle chaud ou étouffant d'une terre odorante. La toile s'anime et s'illumine. Les œuvres les plus austères de l'art concret se parent d'élégance et frétillent de poésie. Le monde est là, jungle de légèreté si c'était possible. La toile l'absorbe, le geste de l'artiste est inutile, il lui suffit que patiemment la surface s'en imprègne. La terre s'ouvre à nous comme pour une naissance. Le miracle Traquandi a fait son œuvre.

Espace de l'Art Concret, Mouans-Sartoux, jusqu'au 5 avril 2020




samedi 6 avril 2019

Silva Usta, "Tatoothérapie"



Artiste protéiforme, jouant de toutes les matières, osant toutes les performances, Silva Usta oscille d'une œuvre à l'autre en retournant sans cesse à son thème de prédilection, le corps. Ici elle explore le va et vient entre l'image photographique et le texte biographique qui l'accompagne. Les zones de rencontre ou les espaces lacunaires se croisent et tissent un récit ambiguë sur le tatouage et la peau qui le porte.
L'intérêt d'une telle exposition c'est aussi d'inscrire la photographie non dans un instant mais dans la durée quand elle s'annexe à la vie d'un personnage, à sa réalité, mais peut-être aussi et surtout, à ses rêves, ses utopies ou ses manques. L’artiste s'attache, dans l'exécution de ces portraits, à révéler ce que le tatouage imprime dans le corps comme épopée personnelle, qu'il soit texte ou image. Cet entre deux diffuse un effet de miroir où la vérité des personnages vacille entre le réel et la fiction que chacun d'eux se construit. Silva Usta maintient cette ambiguïté en superposant aux textes et images, un léger treillis de tulle qui tend à créer  un effet de voilage ou, au contraire, donne l'illusion d'un agrandissement de l'image par ce qui ressemble à un excès de pixellisation. Loin de dénuder les personnages, ce double jeu les dote d'une seconde peau érotisée d'une résille. A cette peau sur laquelle le tatouage se dépose, l'artiste rajoute une forme de derme social. Non pas dans le sens tribal de certains tatouages ou scarifications, mais plutôt dans l'idée que nous sommes tous du texte et de l'image. Et que nous portons tous l'un et l'autre, à même la peau. Que nous leur donnons une véritable apparence au-delà même de ce que nous souhaitons rendre visible.
Mais pour quel contenu ? Peut-être pour dire que cette écorce dont nous pouvons nous sentir prisonnier, il suffit d'un signe ou d'un mot pour s'en libérer. La peau est alors ce parchemin qui nous délivre un quitus mais le tatouage, tel qu'il est raconté dans ces textes, s'apparente à une seconde peau qui permet à celui qui la porte de s'affranchir symboliquement de la première pour vivre librement de la seconde dans une socialisation qu'il aura choisi et qu'il revendique de la sorte.


A mi-chemin entre sociologie et anthropologie, cette œuvre échappe cependant au documentaire. Comme un tatouage, Silva Usta l'expose dans une distance simulée comme pour dire : « L'art, je l'ai dans la peau. » L'art est aussi cette autre peau qui nous permet d'envisager le monde autrement. Il est ici cette revendication.

Espace culturel La Passerelle, Nice,  jusqu'au 30 avril 2019


dimanche 24 mars 2019

Isa Barbier, "Linéaments"

Galerie Helenbeck, Nice, jusqu'au 31 mai 2019


L'on se souvient des natures mortes comme des amoncellements de légumes ou de de fruits et pour leur charge symbolique. Encore faudrait-il les désigner dans la seule appellation de leur origine flamande, des « vies silencieuses ». Et c'est bien dans la résonance de ce contexte qu'éclot l’œuvre d'Isa Barbier. Non par accumulation, mais au contraire par un retour aux sources du monde végétal, à l'air qui le porte ou bien au tremblement des plumes, à la blancheur immaculée, au souffle à peine perceptible de la vie quant tout ceci se pare de l'informel du silence.
  Car peut-on  suggérer une forme pour le silence? Et qu'en adviendrait-il de celui qui s’engouffrerait dans les brèches de cette création? Car au-delà d'une relation au Land Art, Isa Barbier énonce les éléments minimaux de l'élaboration d'une œuvre et, en creux, toutes les perturbations qui la menacent. L'aventure est désormais dans cette expérience intérieure quand elle s'accorde à tous les atomes de la nature.
Avec recueillement, l'artiste en recueille les fragments les plus humbles. Feuilles délicatement peintes, tiges aux courbes modulées ou agglomérats d'aiguilles de pins enduites de couleurs se dispersent dans l’espace, non pour révéler un geste ou extraire l'essence des choses mais plutôt pour détourner ces éléments de leur origine biologique afin de les confronter aux conséquences de l'art.
Cette intimité qui se crée entre cette nature balbutiée et l’œuvre construite se tisse avec une délicatesse extrême : l'air invisible, par la légèreté de son souffle, pénètre la béance des feuilles de calques superposées sur lesquelles Isa Barbier dessine des herbes comme des jets colorés. Ailleurs, des figures géométriques s'emparent de l'espace, se gorgent de sa lumière. Et pourtant tout n'est ici qu'un assemblage, une grammaire poétique des signes de la nature. Aux confins du visible, des plumes en suspension déploient leur neige, attachées à des fils de la vierge. Murmures et vibrations, légèreté du monde que l'artiste accompagne avec douceur. Tout se love dans cette ondulation de la matière, cette respiration des choses quand l'artiste en sélectionne les parcelles les plus fines pour les essaimer sur une partition dont nous percevrions les notes aussi ténues qu'une tombée de flocons. Il faut alors s'ouvrir au ravissement, s'abandonner humblement à ce presque rien dans lequel étincellent les nervures du vivant. Il ne s'agit plus alors, de voir, d'entendre ni même de nous confier à l'intégralité de nos sens mais plutôt de se livrer à une sereine contemplation. Ces simples linéaments, fil à fil, tissent comme l’architecture aérienne d'un nid et l'artiste parvient alors à  donner forme au silence.







vendredi 22 mars 2019

Frédérique Lucien, "Corps et décors"

Musée Matisse, Nice,  jusqu'au 2 juin 2019


Loin des lignes angulaires et des strates colorées de Cézanne, loin de la matière vivante de Van Gogh pour une même quête de cette essence du monde que la peinture révélerait, Matisse, plus humblement, et on le sait, à l'origine sans une appétence particulière pour l'art, initia un chemin solitaire que bien d’autres artistes arpentèrent dans son sillage. Frédérique Lucien déroule dans le Musée Matisse de Nice, les fils de sa filiation au Maître et de ceux qu'il a influencés, Hantaï, Shirley Jaffe, les artistes de Support-Surface et bien d'autres. Il lui faut la même humilité pour marcher sur les traces du peintre, à la fois dans l'évidence de son apport et en faisant ici éclore les graines qu'il avait semées.
« Corps et décor » fait ainsi surgir la dimension corporelle qui, apparemment, pour le peintre se réduisait à un motif et à une organisation circulaire pour rythmer maintes compositions d'une œuvre lumineuse. Frédérique Lucien se saisit alors des éléments du décor matissien, arabesques et végétaux, pour les énoncer dans leur relation à ce corps décoratif qu'elle interprète dans les détours du dessin, de la porcelaine émaillée et autres matières. Mais cette artiste, dans une cinquantaine de pièces, retrace aussi les stations de l'histoire d'une œuvre qui se donne en fragments, en découpes et en vastes volumes colorés. Non pas pour compléter le travail de Matisse mais plutôt pour en extraire ce que le peintre, dans son rapport au décor, à la lumière et à la monumentalité, rendait invisible.
Il ne s'agit plus tant d'un dialogue avec l’artiste que de l'occasion de lui insuffler une suite, mais dans le sens d'une suite musicale. Car découpes et arrachements du papier ou aplats de couleurs dont les formes résonnent dans le vide du blanc ou se dispersent sur les murs du musée, s'accordent dans le rythme d'une fugue qui nous entraîne, certes dans les pas de Matisse, mais surtout dans le désir qu'il implique : L'idéal d'une perfection dans un accord sincère avec le monde. Comme si corps et décors se tissaient, s’égrainaient ou se dispersaient comme les instants d'une danse, celle de cette union au monde si chère à l'artiste. La peinture devient alors cet écrin du corps dont l'écho nous parvient dans la restitution de la puissance harmonieuse de Matisse. Elle s'accorde au minéral et au végétal, elle traduit les frémissements de la nature. Elle est un accomplissement.




mardi 19 mars 2019

Marc Lapolla et Florence Borga, "Défloraison"



Cette illusion de vouloir dire la fleur, la représenter, quand elle s'obstinera à se confiner dans ce point aveugle à tout langage. Au point d'ailleurs qu'on parlera de fleurs de rhétorique pour traduire tous les artifices d'un discours quand il se développe autour d'un centre qu'on pressent indicible.
La fleur est cette chair végétale dans laquelle circulent les méandres de nos désirs et de nos émois. Poètes et peintres n'ont cessé, cette fleur, de l'ériger comme figure emblématique de la vie. Ronsard pour dire le temps qui passe. Baudelaire pour les fleurs du mal ou, ailleurs, dans les peintures de vanités, ces fleurs qui se fanent comme pressentiment de la mort. Car toutes traduisent ce trouble de l'interstice où le désir se conjugue aux larmes quand les fleurs sont des pleurs de joie ou de douleur, de la naissance à la mort.
Serrer la fleur au plus près, en extraire les sucs et les sens, tel est le défi photographique de marc Lapolla et de Florence Borja. Pétales fripés ou corolles glorieuses parlent alors de cet instant où la vie jaillit dans toute son intensité au delà du plaisir et des blessures. La photographie capte ce tremblement où le végétal se confond aux convulsions organiques du corps et du cœur. Sensuelle et cosmique, l'image de la fleur, saisie dans ses entrailles, n'est que palpitation, attente d'un jaillissement muet. Nacre, velours ou soie, aucun mot jamais ne saura s'en saisir. Aucune représentation non plus puisqu'elle n'est que métaphore ou métamorphose. Elle n'est vouée qu'au silence et aux convulsions amoureuses. Fleur et pleur tout à la fois, elle rayonne dans l'effusion des sens qu'elle condense dans une origine du monde toujours recommencée.
Ces images définissent la beauté dans cette longue filiation picturale où l'on y croise les gammes sensuelles de Georgia O'Keeffe par l'extase de la couleur et la transgression des formes. Il s'y déploie, au-delà de leur fixité incertaine , ce fantasme de la femme-fleur, cette union des corps avec l'éternité de la nature. Elles énoncent au plus intime, jusqu'au vertige, ce qu'on ne dit qu'avec des fleurs. La photographie s'exerce alors comme une mise à jour, une défloraison, une apothéose.

Conciergerie Gounod, Nice, du 20 au 27 mars 2019

vendredi 8 mars 2019

Pauline Brun - Rémi Groussin, "Shooter"

La Station, Nice, jusqu'au20 avril 2019



Scène d'interaction de deux artistes, « Shooter » est le produit de leur résidence durant quatre mois à La Station. Chacun d'eux se mesure à un même espace pour l'investir de sa propre pratique et le transformer en résonance à la proposition de l'autre. Rémi Groussin déjoue les conventions du spectacle en prélevant dans notre quotidien des signes dépourvus de leur fonction initiale. Les objets sont ainsi réduits aux seuls indicateurs de ce qu'ils furent et traduisent ainsi leur perte de sens. L'artiste, revenant aux geste de l'artisan, dépouille ici les codes marchands de l'enseigne lumineuse pour en restituer la matérialité. Se limitant à la forme minimale d'une paire de lunettes, deux cercles et une barre, il pratique cette autopsie pour mettre en relation le pictogramme publicitaire dans son projet et ce qu'il en advient quand on en exhibe ses éléments constitutifs. Ce sont alors les notions d'atelier et d'espace d'exposition qui prennent sens par la distorsion qu'elles induisent vis à vis de leur contexte d'origine. Le logo s’essouffle alors au rythme des dysfonctionnements. Fils et accroches désignent misérablement leur arrachement à la vie et la lumière des néons ne témoigne plus que des symptômes de leur extinction.
Pourtant cette mise en scène des ruines d'un hors champ est conduite de manière burlesque et c'est aussi sur ce registre de la déconstruction et de l'ironie qu'intervient Pauline Brun. Celle-ci intègre dans un même espace clos l'artifice d'un atelier aux vitres sans tain, avec la simulation d'une porte, et quelques autres éléments - faux bras, têtes outrancièrement transformées - qui deviendront les accessoires de ses performances. L'artiste souligne aussi un effet de découplement en mettant en relation la performance actuelle et celles qui les ont précédées par une projection sur un écran occupant tout le fond de l'atelier. De la même façon, les traces de l'événement resteront ultérieurement sur le lieu et s'intégreront au processus. Cette distorsion accentue le grotesque des situations quand, entièrement revêtue d'une combinaison blanche et jouant de prothèses grotesques, Pauline Brun se livre à des contorsions qui figurent la déshumanisation du corps réduit à une forme mouvante et improbable quand il se fond dans l'espace. Ce personnage c'est « Scruffy » donc « miteux », « débraillé », comme métaphore de cette vie sortie des rails. Son ridicule ou sa solitude sont mis en musique par un « gnagnagna » lancinant comme une mélopée folle et triste pour un cérémonial déroutant où, chacun pourtant pourra peut-être se retrouver ou se découvrir. Ou rire ou pleurer.

La Station à Nice est une association active depuis 1996. Elle offre un soutien aux formes expérimentales de l'art actuel. Installée depuis 2009 sur le site des anciens abattoirs aujourd'hui dévolus à la création culturelle, le 109, La Station a présenté 42 expositions intra-muros et 24 expositions extra-muros. Elle accueille 2 résidences temporaires chaque année.


jeudi 7 mars 2019

Frédéric Fenoll, "Fils de l'univers"


                         

                             Le dessin s'énonce au singulier comme si, en lui-même, tous les fils d'un univers s’enchevêtraient dans des lignes, des courbes, des zones claires ou sombres et que ce dessin ne serait voué à d'autre destin que de figurer ce seul récit avec ces fils qui se tissent ou s’étiolent. Il établit son autorité sur des millénaires dont il renvoie l'écho dans l'apparence d'une universalité. Mais c'est alors faire l'impasse sur les fractures, les zones blanches ou grises, ou le chaos... Car si la peinture dut pour sa part se confronter à des mutations chimiques ou techniques, le dessin traverse les siècles dans l'ascèse de ses moyens et se suffit de son évidence. Cette humilité s’arrime à ce privilège qui lui permet de faire résonner ce trouble ancré à la source de l'art dont il exprimerait les bruissements, les tâtonnements, les méandres primitifs, les terreurs, les échappées magiques ou les rets qui s'emparent d'un récit quand, tel un premier souffle, celui-ci s'empare de failles et jaillit.
                             Pourtant les dessins de Frédéric Fenoll s'énoncent au pluriel quand chacun d'eux, sur une même feuille, s’emboîte à un autre comme dans un jeu de poupées russes où chaque figure relate un instant de l'histoire de l'art, quand cette vertigineuse remontée dans le temps est aussi le tremplin d'un saut dans le vide. Ou bien d'un envol vers ce feu d'un soleil où Icare se brûle les ailes...
                                 L'espace du dessin devient alors ce lieu d'une dramaturgie où le temps du dessin, la linéarité d'un récit et les figures invoquées se toisent, se croisent et se heurtent. Un thème médiéval rejoint le pop art, les orbes floraux de l' Art Nouveau se conjuguent aux fanzines et cette histoire occidentale se trouve absorbée par un espace japonais ou bien un paysage chinois qui s'empare de la mythologie égyptienne. L'artiste saisit cet afflux dans une nasse avec ses réseaux inextricables. Enfer et paradis se confondent. L'espace se dilate, se contracte ou se recompose dans des regards hallucinés, des constructions psychédéliques. Tout n'est plus qu'explosion et gestation, les ventres se chargent d'étoiles, les animaux les guettent dans leur silence sidéral, le ciel est un rideau de décombres géométriques, filaments de bave, yeux, spirales, bouches, signes, torsions...
                                Dans la lignée des grands visionnaires, l'artiste s'affronte à ce réel emmuré qu'il défie par une vision eschatologique ou son envers, le mythe d'un paradis perdu. On y croise William Blake, Félicien Rops ou Louis Soutter. On y devine le souffle de Dante. Et pourtant quelque chose de novateur s'impose ici: Le regard de Frédéric Fenoll n'est pas tant en prise avec lui-même qu' avec les images que l'histoire de l'art restitue. Ce sont celles-ci qui deviennent la véritable trame du dessin. Elles en sont la genèse et elles portent l'intuition de formes nouvelles dont elles nous racontent la gestation.
                                  Ce ce chaos qui soutient le dessin, la perfection du geste, la patience des traits, la précision des volumes désignent pourtant, paradoxalement, cet envers d'une renaissance à la fois placide et tourmentée, liée à cette obstination maniaque à se mesurer au monde. L'art est ce combat. Bruit et fureur. Mais aussi silence et recueillement. Tout alors se télescope pour un noir fécond dans lequel lignes et figurent fouillent et élucident l'idée même du dessin, se mesurent à lui et trouvent la lumière.

Galerie Depardieu, Nice, du 7 au 30 mars 2019

samedi 16 février 2019

Villa Arson, Flora Moscovici et Linda Sanchez + tainted love/club edit




Liberté et plaisir s’inscrivent en matière et lumière pour une exposition de laquelle une vie torrentielle jaillit, sans tabou, sans autre limite que la scénographie qui l'encadre. « Tainted love/ Club edit » est ce récit sombre et lumineux d'une histoire qui culmina à la fin du siècle dernier et Yann Chevalier, en partenariat avec le Confort Moderne de Poitiers, en compagnie de 35 artistes restitue cette dramaturgie dans une débauche d'images et d'objets comme rappel de la Culture Club qui enflamma les nuits. Bien sûr le corps, dans ses multiples facettes, par son exubérance, irrigue l'espace et ce temps comme un nerf à vif, une excroissance d'énergie qui en met en péril les limites. En arrière plan, une musique qu'on n'entendra pas mais que la scénographie suffira à en rendre l'écho joyeux et acide. Une orchestration qui ici se transforme en kaléidoscope, dans des découpes de corps tamisés comme autant de synecdoques pour nommer l'essence et la forme du désir, du sexe et la nuit de la mort.
A l'origine de l'exposition, un tube de Soft Cell et ses paroles de rupture. Car c'est bien dans une faille que tout ceci se construit. Béance au cœur de la nuit, éclairs sur la piste où Dieu ou le diable mènent la danse. Miroir à facettes, chaussures de luxe, accoutrements improbables, sexe et sueur, tous les matériaux, tous les dispositifs sont convoqués. Le visiteur est accueilli par un somptueux néon de Sylvie Fleury dont on découvrira par la suite des paires de chaussures en bronze posées sur miroir. Puis les sous-vêtements Calvin Klein et Levi's d' Elmgreen§Dragset., le sexe velouté et torride de Betty Tompkins. Dream and Fachion. Là où le réel s'épuise dans le petit matin blême, l'art prend le relais dans son extrême diversité. On s'amuse de la démesure, on s'émeut de la nuit et de ses fantômes qui s'agitent dans l'or et la lumière. Le narcissisme se noie dans les communautés de circonstance, la culture gay caresse l'imaginaire des people, chacun devient le VIP de ses rêves.
Une vaste salle est consacrée à l'exubérance colorée de Norber Bisky qui déploie ses fantasmes solaires ou nocturnes. La peinture explose comme pour illuminer ce qu'elle aveugle. Les corps sont beaux, les fonds sont idylliques, le bonheur est peut-être un poison.
En contrepoint, en marge de l'exposition, dix peintures de Fabienne Audéoud, par des agrandissements d'illustrations enfantines, nous placent dans une autre perspective, celle des contes et des petites souris humaines. Celles-ci nous murmurent ironiquement que sans doute jamais nous n'atteindrons nos rêves d'enfant.
La seconde exposition, « dérobé » dans la galerie carrée, résulte d'une résidence de Flora Moscovici et de Linda Sanchez. L'architecture du lieu est en prise avec deux artistes aux pratiques fort différentes. Les murs sont négligés au profil du plafond alvéolé et de l'espace central. La lumière naturelle baigne au cœur de ce dispositif. La rencontre des deux artistes se réalise avec humilié comme un hommage au lieu . Peintre, Flora Moscovici s'empare du plafond sur lequel elle répand un subtil jeu coloré sur sept caissons. Le béton et leur stricte géométrie s'anime alors d'une aura poétique tandis que Linda Sanchez travaille la sculpture hors des cadres traditionnels. Elle déploie, du plafond vers le sol, une vaste courbe à partir d'une bâche enduite d'argile crue. Son séchage crée des zones lumineuses qui changent au fil du temps et dont le sol recueille les dépôts de cet arc. Légèreté et tension s’organisent à partir de câbles qui soutiennent l'ensemble par des masses d'argile. Ici encore, la Villa Arson rend hommage à la lumière.


Villa Arson, Nice, jusqu'au 26 mai 2019