dimanche 24 juin 2018

Matisse & Picasso, "La comédie du Modèle"

Musée Matisse, Nice, du 23 juin au 29 septembre 2018

                                            Matisse, Jeune fille en blanc, fond rouge, 1946


Chacun savait qu'il était le plus grand mais en même temps jalousait le génie de l'autre. Pourtant, au-delà de cette rivalité, les deux hommes entretenaient une relation féconde, tissée d'influences mutuelles et parfois de signes discrets où l'un rendait hommage à l'autre. De ce dialogue qui s'instaure entre les œuvres de Picasso et celles de son aîné, Matisse, naît cette exposition dont il faut saluer l'intelligence de la présentation ainsi que la qualité exceptionnelle des œuvres présentées.
Ce dialogue aurait pu se limiter à une confrontation entre la virulence méditerranéenne de Picasso et le nord plus retenu de Matisse si celui-ci, dans la découverte du sud ne s'était engagé dans une simplification de l'espace par une utilisation radicale de la couleur. C'est donc  aussi ce sud-là qui se trouve glorifié au sommet de la colline de Cimiez au Musée Matisse.

Matisse commença sa carrière dans l'atelier de Gustave Moreau et l'on sait combien celui-ci insistait d'avantage sur l'esprit plutôt que sur la seule habileté de la main. Mais il fallut que plus tard il rencontrât la Méditerranée pour qu'il s’imprégnât de ses couleurs chaudes auxquelles Picasso adjoignit l'intensité du corps. A travers la « comédie du modèle » c'est bien cette relation au corps qui apparaît au cœur de la préoccupation des deux artistes. Corps bestial et dionysiaque chez Picasso, corps apollinien et apaisé chez Matisse. Le titre de l'exposition, emprunté à Aragon dans « Henri Matisse, roman » nous entraîne déjà dans le sillage de cette histoire ambiguë, faite d'admiration mutuelle et de rivalité, qui nous est racontée ici en quatre sections dont chacune illustre une modalité particulière du rapport de l'artiste à son modèle.
« Projeter » inaugure ce parcours et nous montre que la peinture n'est plus simplement une question de regard mais qu'elle engage la totalité du corps et des sens. Et que le corps du modèle répond à celui de l'artiste et qu'il entre en résonance avec qui le regarde. Fascinante mise en abyme qui se décline en particulier sur deux superbes tableaux, « L'artiste et son modèle » d’Henri Matisse en 1921 et Pablo Picasso « Peintre à la palette et au chevalet » en 1928.
« Transformer » insiste sur la façon dont ces deux artistes vont s'affranchir des règles de la représentation anatomique, en particulier par l'influence des arts primitifs, et comment en dépit d'un cheminement inverse, ils se rencontreront dans l'idée d'une métamorphose florale, la « femme-fleur » chez Picasso et l'univers végétal comme cadre du corps chez Matisse.
 Une autre section, « Convoiter », met en scène le désir, le rêve ou la réalité du corps, le modèle ou la muse. La figure de l'odalisque sera peut-être ce point de confluence pour les deux artistes. Celle-ci se retrouve dans le dernier épisode de cette scénographie, « Posséder », qui met l'accent sur cette lutte d'angles et de courbes que l'un privilégie à l'autre, une lutte faite d'étreintes dans l'écho de la mythologie, des nymphes et des faunes. C'est peut-être là que la personnalité des deux artistes s'exprime avec le plus de sincérité dans ce qui les rapproche et ce qui les oppose.
Ce ne sont pas moins de cent-vingt œuvres qui nous sont ici présentées. Des peintures, sculptures et dessins soutenus par des documents révélant les artistes dans leur environnement , en particulier des photographies de Brassaï, Cartier-Bresson, Lucien Clergue... Voici donc un événement rare. Sans doute l'exposition de l'été à Nice!

La Strada, N° 298

      Picasso, Peintre à la palette et au chevalet, 1928 


mercredi 13 juin 2018

Florence Cantié-Kramer, "Le son de lumière"




« Lumière noire » pourrait être le signe tutélaire d'une œuvre quand la matière - le cuir ou le fer - se heurte à son envers, le vide. Cette lumière qui tour à tour sculpte et déchire le réel pour dire la violence du monde. Celle-ci qui, bien sûr, par de tortueux détours, se parerait des atours d'un décorum brutal voire d'un esthétisme de mauvais aloi s'il n'était validé par une histoire de l'art avec ses néons, la légèreté de Dan Flavin, l'ironie de Morellet, le langage de Bruce Nauman et de tant d'autres...

                          Violence et cruauté, donc, dans le sens d'Antonin Artaud : celui d'un théâtre et de ses ombres, de ses mots claquant à la figure du monde pour ne proclamer que son étouffement. Et qu'en résulte-t-il sinon des épaves, des lumières fausses, blafardes, surjouées, comme si l'art à cet instant étranglait le sens de ce qui devait s'énoncer mais que cette fausse lumière, implacablement, rejetait ces mots-là et leur contexte dans ce trou primordial dont ils voulaient s'extraire ? Cette lecture, sombre et sèche, on peut la ressentir dans l’œuvre de Florence Cantié-Kramer. Violence. Combat. Communication impossible des mots et des choses, de l'ombre et de la lumière, comme crispés dans le nerf d'un syntagme illuminé, indifférents au cuir sombre d'une peau morte.
L’œuvre est belle, trop belle sans doute, comme si elle s’agrippait à une matérialité qu'elle refuse. Elle prend alors le parti de la lumière qui jaillit dans la forme d'un graffiti ou d'un néon qui se consumerait en elle. C'est là toute la force du balbutiement d'un signe, d'une pulsion, de pouvoir s'exprimer dans ce filament ô combien fragile de la forme et du sens. L'artiste parvient pourtant à en esquisser une histoire, à semer des mots-blasons, « real, heroes, whynot … » Trop lus, trop vus, déjà si loin dans la digestion ou la disparition des signes ?

Mais l'artiste y donne ses coups de poing sur son punching ball lardé d'éclats de verre ; et ce verre est ailleurs un miroir même pour des mots comme les membres amputés d'un récit qui se refuse. Un drapé de cuir neutre déverse les vestiges du mot « cupo », en italien, qui signifie « sombre » quand sa forme est un  rappel du bœuf écorché de Rembrandt et de Soutine. Ailleurs des des anneaux lumineux s’accrochent à des chaînes. Tout est donc histoire de lacération, d'équilibre brisé et de perte de sens. Ici les mots sont privés de toute référence, ils ne sont qu'un écho, "le son de la lumière", Le silence?  A moins qu'iIs ne soient plus que le signe de ce vide qui désigne la violence. Violence et lumière. Blessure dans le jaillissement de la pensée. L'être et le néon et la brûlure de la nuit. Et ces objets qu'on devine dans le demi jour de la torture et du plaisir, de ces pages étouffées par des mots qui les broient. Florence Canté-Kramer les transforme en visible mais ces mots-là persistent à vibrer frénétiquement comme des nerfs à l'état vif.
Le langage c'est du corps. La lumière est ce langage. Morte ou vive, elle est saisie par ce scanner impitoyable qui dit le monde en le traduisant par découpes. Le réel a disparu, il n'en subsiste que sa traduction. Et si l'art aujourd'hui en était le vestige?

Galerie Helenbeck, Nice, du 13 juin au 1 septembre 2018




mardi 5 juin 2018

Franco Fontana, "Horizons"

                                                Los Angeles, 1990, Courtesy galerie baudoin lebon paris

                              
                           On ne décalque pas le réel. De même qu'on échouera toujours à le traduire en formes, en traits ou en couleurs parce qu'il eût alors fallu qu'il s'organisât en syntaxe et en signes à l'instar d'un corpus langagier. Mais le réel n'est toujours qu'un flux que le présent coagule et que l'artiste, au mieux, ne saura qu'interpréter par le biais du pinceau, du trait ou de l'appareil photographique. En effet le photographe est celui qui excelle à figer cet instant de réalité. Mais souvent il se confronte à l'illusion du réalisme, au souci de l'expression dans un contexte psychologique et social
                           Franco Fontana ne s'inscrit pas dans cette démarche ; il ne dédaigne pas l'esthétisme. Au contraire, il recourt à un graphisme épuré, à des contrastes violents, à des couleurs qui récusent toute idée de nature. Autant dire que ses images ne prétendent pas s'emparer de la réalité mais qu'elles visent plutôt à définir les limites qui seraient celles de la photographie. Ainsi travaille-t-il aux confins de l'abstraction ; l’œuvre se pare d'une géométrie austère qui ne se réduit pourtant jamais au formalisme.
                    Comme Mondrian, en s'écartant des formes et des couleurs naturelles, il cherche l'essence des choses en réduisant les paysages à des segments de droites, des angles, des courbes et des découpes d'ombre et de lumière. Le peintre, lui, revendiquait une forme de spiritualité et Serge Lemoine pouvait écrire : « Le rapport de la verticale à l'horizontale est à l'image de la dualité et des oppositions qui régissent d'une façon générale la vie et l'univers , le masculin et le féminin, l'extérieur, le matériel et le spirituel. »
                        Franco Fontana traque les indices de cette beauté-là. Elle ne se constitue pas d'artifices mais se modèle plutôt sur une ascèse contemplative qui ne répugne pas à une puissante mise en scène et au choc visuel qui en découle. Cette méditation est celle d'une pensée sur le monde que Franco Fontana photographie avec bonheur.

Musée de la photographie, Nice, du 1 juin au 30 septembre 2018

La Strada, N°296



lundi 4 juin 2018

Laurent Prexl, "in vacuo plenus"


Un titre : « in vacuo plenus », c'est à dire le plein dans le vide et c'est bien ce paradoxe poussé à l'extrême de l'absurdité qui définit le mieux l'art retors et subtil de Laurent Prexl. Il fallait ce vocable précieux, un tantinet désuet mais ô combien sérieux quand il fleure si bien l' intellect pour que l'artiste s'en emparât dans sa volonté d'inscrire la performance dans la critique de l'expression artistique et, autre paradoxe, dans l'élaboration d'une forme.
Car si la filiation à Dada et à Fluxus apparaît évidente par le recours à la dérision pour s'extraire des conventions de l'art, Laurent Prexl, avec rigueur, porte son attention sur son économie, c'est à dire dans la relation de l’œuvre ou de son concept avec les principaux acteurs qu'elle met en scène. Ainsi la performance n'est elle qu'un fragment de vécu, l'instant déclencheur sur lequel se matérialisent des installations, des photos ou tout autre medium apte à rendre compte de ces protocoles conscients ou non, austères, pontifiants ou même ridicules qui unissent l'artiste, le spectateur ou le collectionneur. Alors que la performance souvent n'est plus, au mieux, que la répétition d'une désacralisation de l'art et, au pire, comme on a pu récemment le voir ici ou là, un amollissement narcissique, geignard, engoncé dans un regain de religiosité dans une morale contemporaine, voici qu'enfin elle se pare ici d'une réflexion sans concession sur elle-même, sur son histoire et ses codes.
 Surtout retiendra-t-on le rapport central quelle instaure avec autrui et comment celui-ci se matérialise dans les œuvres. L'une d'elle, « Ecce homo » déplace le signifiant extrême d'une performance, l'homme, dans son rapport à la peinture par la connotation de son titre, puis dans les composants chimiques qui composent le corps humain. Laurent Prexl ne cesse de creuser ce grand écart entre les figures, les mots et les concepts, là où se joue la gestation des formes nouvelles.
 Car au-delà de l’intelligence facétieuse et de l'humour corrosif, c'est bien l’œuvre dans son autonomie impossible, dans son caractère transactionnel et ses multiples références, qui se charge de volumes ou d'effets de trompe l’œil. Une œuvre construite sur une série de détournements de sens, d'apories et de hiatus pour faire émerger une autre conscience de l'art et des propositions nouvelles pour traduire sa visibilité ou son hypothèse. Qu'en est-il alors de son apparition ou de sa disparition ? C'est dans cette question ou cette parenthèse que tout s'écrit.

La Strada N°295

Espace à vendre, du 18 mai au 16 juin 2018




vendredi 25 mai 2018

Aki Kuroda "Cosmogarden"



Galerie Depardieu, Nice, jusqu'au 16 juin 2018


Oh de la peinture! Le choc d'une plénitude qui se répand dans un poudroiement de couleur, les traits nerveux qui la cisaillent ou la caressent Et l'on plaint alors ces cuistres et autres Trissotin qui se glorifient de la mépriser parce que leur regard ne s'est jamais dessillé, que leur pensée n'a jamais franchi les frontières du quotidien.... Il leur manquait cette culture qui depuis des millénaires traverse la vie sous les apparences de l'art....
Que ceux-ci pourtant se précipitent à la Galerie Depardieu pour y contempler l’œuvre d'Aki Kuroda. Ils y expérimenteront cette traversée du temps quand les mythes se façonnent à mi-chemin entre le réel et l'imaginaire. Quand ceux-ci se cristallisent en signes et se drapent de couleur pour définir des espaces inédits. « Cosmogarden », puisque tel est le titre de l'exposition, est l'espace singulier de ces errances multiples qui déchirent le réel, nous transportent des jardins vers les astres pour essaimer ces traces qu'on appelle œuvres d'art.
L'univers d'Aki Kuroda diffuse cette magie d'objets incertains, mouvants, qui se seraient déposés sur la toile ou la feuille de papier comme des stèles, des aérolithes, des fragments végétaux, des ombres humaines, tout cela en constante métamorphose. Chaque œuvre témoigne alors de la capture d'un instant, d'un état des choses quand la magie s'en empare et les restitue dans leur éternité paisible. Ou, à l'inverse, la violence saisit le ciel, les fleurs se tendent et explosent, les hommes surgissent comme des déchirures, l'univers s'échoue dans une abstraction ténébreuse.
Faut-il dire que cette œuvre est d’une intense poésie tant elle est rétive à toute définition ? Elle défie tous les adjectifs, tour à tour austère, sèche, drôle, vivace, brillante, limpide, humble, orgueilleuse, hiératique, évidente, profonde... La poésie sera toujours cet impossible des mots. Aki Kuroda traduit cette poésie en peinture et c'est un envoûtement.



lundi 7 mai 2018

Marc Charvolen, "Déplacements"

Galerie Depardieu,  Nice,  du 3 au 19 mai 2018




Il y a toujours ce temps de l’œuvre qui ne se confronte qu'au désir d'exister et ne se charge que de la syntaxe dont elle hérite avant même de savoir comment elle dira le monde. C'est ce balbutiement qui s'empare alors de ce qui n'est encore qu'une nudité et que l'architecte écrit par volumes, forces de tension, espaces en coupe et en plan de masses ou de niveau. De la troisième à la deuxième dimension, le peintre, lui, usera d'un autre lexique mais se heurtera pareillement à ce vide qu'il lui faudra organiser et dont l’œuvre, d'une façon ou d'une autre, renverra l'écho.

Tout ne serait donc, pour reprendre le titre de l'exposition de Marc Charvolen, que « Déplacements ».
 C'est à dire mouvement, rythme sériel, modulation,  bref tout ce qui viendrait contrarier l'architecture d'une œuvre qui revendique pourtant avec force son assise, son rapport intime au mur qui la soutient. On comprend alors que Charvolen est avant tout un peintre, que son vocabulaire se charge de toiles et de couleurs, que sa grammaire soit celle d'un assemblage de découpes, de lignes, d'agencements et de recouvrements. Mais le peintre reste hanté par la figure et sa représentation et il lui faut alors bâtir et peindre la source de celle-ci avant même qu'elle ne se formule. Marc Charvolen saisit cet instant. Ou, plus exactement, il en énonce les phases constitutives, les propriétés contradictoires, la diversité des protocoles. Il révèle des tensions, des hypothèses, des fragmentations au moment où l’œuvre est sur le point d'apparaître.
Sans doute est-ce cette fragilité, cette mouvance architecturale et colorée, cette lutte avec ce qui pourrait devenir un bâti, un objet fini, une "représentation",  qui définit le mieux le travail de Marc Charvolen. Le découpage de tissus et de toiles se déploie alors  dans un espace qui s'organise de façon rythmique et ne se résout jamais à se clore dans une œuvre. Celle-ci demeure en extension, elle se mesure avec son environnement dont elle devient aussi l'écriture. Les fragments sont collés, s'imprègnent de pigments mais la couleur semble prise dans la matière ; elle ne se dérobe pas à elle. Rétive à toute expression, elle ne parle que de ses origines et de ce qui la constitue.
Epingler, coudre, en découdre. Ces verbes sont en eux-mêmes comme les traces matérielles de ce processus. Il ne s'agit jamais alors d'apparence et de représentation mais plutôt d'une volonté de démasquer dans la peinture ce qui serait de l'ordre de ce ce désir. Personne ne songerait à parler de Charvolen comme un poète. Et pourtant...









jeudi 26 avril 2018

Leonardo Petrucci, "Rubedo"



Galerie nm>c, Monaco, 17 rue de la Turbie


En 2016, Leonardo Petrucci exposa à la Fondation Baruchello à Rome puis il réalisa « Rubedo »  présenté maintenant à Monaco jusqu'au 8 mai. Au même moment, une rétrospective de Baruchello nous est proposée à la Villa Arson de Nice. La coïncidence s'arrêterait là si le personnage de  Pierre-Joseph Arson n'avait pas inspiré Balzac lorsqu'il écrivit « La recherche de l'absolu ». Sans doute faut-il y voir alors une forme de hasard objectif dans le sens que lui attribua André Breton puisque l'exposition de Petrucci se construit sur une série de variations autour de l'alchimie. Celle-ci même qui  fut au cœur de cette quête folle du héros de Balzac, Balthazar Claês.

On retrouvera chez l'artiste italien cette même démesure comme fil structurant d'un récit. Mais alors que  dans le roman de Balzac elle conduit le héros à la ruine et à la déchéance, à l'inverse, voici que maintenant  l'emprise de l'art s'empare  de l’espace pour le ponctuer d'une expérience alchimique et aboutir à des variations sur la planète Mars.
« Rubedo », le rouge, telle est la dernière phase de la transmutation alchimique ! Ainsi l'artiste établit-il un subtil dispositif ou se côtoient mysticisme, science et alchimie. Si celle-ci demeure la pierre angulaire de la trajectoire que nous propose l'artiste dans une première salle, elle se transformera en une autre dimension dans la deuxième puisqu'elle coïncide avec des relevés très précis de la planète Mars où l'homme est censé désormais mettre le pied.
Autant dire que par l'utilisation de médiums très divers et par une mise en scène éloquente, Leonardo Petrucci excelle à plonger le visiteur dans un univers troublant où le poétique se dispute à la science et la technique à l'artisanat. L'artiste s'amuse avec sérieux de ces rencontres improbables d'où surgit sans cesse la trame d'un récit qu'il nous revient de compléter. Tout le pouvoir de l'imaginaire se déploie ici entre des fioles biscornues et colorées, des objets dorés et magiques et des tapis représentant fidèlement des détails du sol de la planète Mars. Tapis que nous pouvons fouler à moins qu'ils ne soient des tapis volants qui nous projetteraient vers cet ailleurs que seul l'art nous permet d'imaginer.
Leonardo Petrucci se dévoile ici comme un virtuose du récit qu'il écrit avec des formes, des volumes et des couleurs. Mais surtout il parvient à les inscrire sur une page où l'espace et le temps se déchirent comme au terme d'une transmutation réussie. Balzac trouve ici le digne successeur qu'il n'aurait pu imaginer !




mardi 17 avril 2018

Eric Bourret, "Zéro, l'infini"


« Zéro, l'infini », un titre qui suggère un espace purement imaginaire, des limites impossibles au-delà desquelles la vision ne saurait accéder. C'est pourtant ce concept , dans sa radicalité, qui introduit ici du réel dans toute l'exactitude d'un travail photographique.
Ce concept s'articule au temps du corps et au rythme de marches incessantes puisque Eric Bourret se saisit de l'image au fur et à mesure qu'il traverse les zones troubles d’un no man 's land. Jour après jour, inlassable, il arpente les sentiers de l'infini, la mer, le ciel, la neige, la montagne. Et le « zéro », peut-être, se love-t-il dans ce point aveugle de la réalité que l'objectif du photographe ne cesse de fouiller pour en extirper l'essence profonde, la poussière primitive. Le marcheur ne piétine pas le paysage, il l'affleure. Il en extrait les traces, les dépôts d'inscriptions comme les effacements. Il absorbe l'espace en fonction du temps qui l'organise. L’œuvre est un carnet de notes, un journal sur lequel, de façon presque musicale, s'inscrivent sur le thème de la nature, des vibrations visuelles, des pulsations sensibles.
A mi chemin entre abstraction et figuration, ces photographies parlent aussi de dessin et de peinture ; quelque part entre Richter et Richard Long, se joue une aventure personnelle, celle d'un hiatus sur l'incertitude entre la photographie et la peinture , celle d'une immersion dans l'espace, d'une performance différée et de sa restitution dans une œuvre matérielle. Il en résulte des séries très contrastées, les unes accusant le relief de ce qu'elles figurent mais avec une telle saturation de détails qu'elles annulent tout effet de perspective. Les autres, au contraire, désignent des aplats, des monochromes ou des noirs et blancs quand la prise de vue en couleur restitue une gamme de gris très subtils. L'image procède d'un tremblement et d'une incertitude  : l’œuvre respire et délivre, par son minimalisme, l'énergie physique qui la porte.
Rien de mécanique dans cette rencontre de l'appareil photographique et d'une expérience proche du Land Art. Aucune distance entre l'image et celui qui la porte dans le temps et en incarne la durée. L'imprégnation de l'artiste dans la nature est une interrogation muette. L'appareil photo, la pensée, l'expérience sont les prothèses du corps. Les photographies d'Eric Bourret restituent ce frémissement d'une figuration et d’une réalité en gestation en même temps qu'elles suggèrent l'essoufflement de toute représentation.

Michel Gathier, La Strada, N°292

Espace à vendre, Nice, jusqu'au 18 juin 2018






jeudi 12 avril 2018

Cédric Teisseire, Wofgang Weileder, "Sous les pavés, la plage!"


L’entrepôt, Daniel Boéri, Monaco jusqu'au 17 mai 2018


Cédric Teisseire

Quand la couleur est une peau qui recouvre une matière, il faut que celle-ci tour à tour respire, vibre ou se hérisse, car une vie l'anime et l'artiste s'en saisit parfois pour sa seule autonomie, en retrait de tout effet narratif. Donc sous la couleur, un support, aussi multiple soit-il, viendrait résonner avec ce qui n'est plus que la trame d'un récit : « Sous les pavés, la plage ».
Et puisque c'est là le titre de l'exposition de Cédric Teisseire et de Wolfang Weileder, nous voici soumis à cette contradiction absolue – saugrenue peut-être- entre un travail purement formel et la mythologie induite par ce titre. Le slogan de 1968 portait en effet des rêves quand nos deux artistes se confrontent, dans des directions très différentes, au réel qui adhère à des matières pour l'un ou à des formes pour l'autre.

Cédric Teisseire se saisit de la la peinture dans sa fonction la plus évidente, son effet de recouvrement, ses potentialités matérielles et la couleur qu'elle impose. Celle-ci se refuse en elle-même à tout pouvoir de suggestion. Aussi l'artiste choisit-il des laques industrielles pour leur neutralité et leur contexte purement fonctionnel. Une distance s'établit entre des couleurs non traitées et ce qu'elles suscitent néanmoins envers  ceux qui les éprouvent . Ainsi la couleur ne procède-t-elle pas d'une nature avec ce qu'elle porte de romantisme ou d’impressionnisme mais bien d'une culture, de celle dont la peinture est issue dans sa matérialité comme dans son histoire. Cette démarche qui fut celle de bien des artistes dans les années 60 obéit pourtant ici à un protocole bien réglé puisqu'il se limite essentiellement au pouvoir de la ligne et à la façon de la sculpter sur son support par la seule action de la couleur. Les lignes de couleurs sont des coulures régulières dont les accrocs discrets s'épaississent parfois au point de mettre en péril le propos initial pour le hisser dans une autre dimension. De l'abstraction,  la peinture dérive vers le bas relief à moins qu'elle ne se pense dans une construction  sculpturale.

« Dérive » donc. Et le livret qui accompagne l'exposition proclame : « C'est une « dérive », voilà bien un terme situationniste. » Le spécialiste de cette Internationale informelle, de Debord, de Vaneigem et de la vingtaine de membres qui constituèrent cette « organisation » mouvante selon le  rythme des exclusions de leurs membres serait surpris de ce mot qui ne figura jamais dans leurs écrits. Car le mouvement, loin d’être une dérive, se revendiqua dans une prégnance absolue du réel face à sa perte dans le spectacle et sa production marchande. Mais qu'importe puisque  le travail de Wolfgang Weileder s'empare parfaitement du réel dans sa dimension humaine et collective. Mais cette réalité se réduit à des algorithmes, à des pulsations, à des codifications  qui traduisent un écart avec ce qu'elle est censée produire. Car ces photographies sont en quelque sorte l'électrocardiogramme d'un moment du monde. Comme chez Teisseire, on y perçoit l'écho de notes musicales, de stries mélodiques qui anticipent l'épaisseur physique d'une réalité extérieure, matérielle et géographique. La nature et l'humain se condensent ici dans cet instant, synthétique et abstrait,  qui précède sa représentation matérielle.
Les œuvres des deux artistes se chevauchent, se contredisent tout en  dialoguant dans un même rythme . Dans leur radicalité,  elles parlent de ces fils qui irriguent la vie, de ces nerfs qui en préfigurent les tressaillements et les sursauts. En ce sens, oui, elles sont « en situation ». Elles sont la représentation minimale du vivant.

                          Wolfgang Weileder

mercredi 11 avril 2018

Raymond Depardon, "Traverser"



Espace Lympia, Port de Nice du 7 avril au 16 septembre 2018


Raymond Depardon déclara un jour : « Une grande photo procède d'une pensée. Elle existe parce qu'elle était là, enfouie au fond de soi. » Et de fait, sa vérité ne s'exprime pas tant dans la répétition du réel ou dans sa représentation mais plutôt dans l'évidence de ce qui devait advenir. A l'instar de l'écriture à laquelle s'adonne aussi le photographe, l'image procède du dévoilement d'une présence demeurée invisible jusqu'alors. L'artiste n'invente rien, il laisse l'événement, la mémoire, s'infuser dans le temps jusqu'à ce qu'ils imprègnent la photographie de ce « temps faible » qui absorbe la durée du quotidien.
Depardon n'est pas le photographe du « temps décisif » qui capterait l'instant magique d'une apparition mais plutôt celui de la vie quotidienne avec toutes les plages de banalité et de silence qu'elle recèle. Capter la vie c'est aussi sculpter ses ombres, y répandre de la lumière.
La vie, telle est la grande affaire du photographe. Il l’explorera tout autour du monde comme reporter. Le Tchad, l'Afghanistan, la Bolivie. Mais aussi dans les territoires de l'intime quand il évoque la ferme qui l'a vu grandir ou bien les lieux de l'abandon, ceux des asiles ou des prisons et ceux d'une France rurale en voie de disparition.
Plus que de la nostalgie que le photographe caresserait, il faut regarder dans ces images l'étendue d'une blessure. L'objectif de Depardon traque l'espace des solitudes, les villes mortes, l'élégance tragique des ruines et les regards sans issue. L'exposition d’une centaine de tirages et de documents divers concernant son travail sur l'ensemble de sa carrière témoigne de ce regard humble et tendre qu'il n'a cessé de porter sur l'humanité.
A propos de la photo d'un homme dans un hôpital psychiatrique, Raymond Depardon écrivait : « Regarder le mal, la douleur de tous les jours. Celle du dehors ou celle d'ici. Il y a aussi la lumière, cette lumière de novembre qui pénètre dans les pièces (…) Il n’y pas de tristesse, c'est le mental qui commande. Tout est libre, sans liens, sans contacts. La pensée seule reste libre, c'est la seule chose encore en liberté. Le photographe aussi, il reste libre. » Tout près de cette photographie, il y en a une autre, toute simple. C'est celle de la tombe de Marguerite Duras. On comprend pourquoi.

L'exposition a été conçue par Agnès Sire, directrice de la Fondation Henri Cartier-Bresson en collaboration avec Raymond Depardon.