lundi 4 juin 2018

Laurent Prexl, "in vacuo plenus"


Un titre : « in vacuo plenus », c'est à dire le plein dans le vide et c'est bien ce paradoxe poussé à l'extrême de l'absurdité qui définit le mieux l'art retors et subtil de Laurent Prexl. Il fallait ce vocable précieux, un tantinet désuet mais ô combien sérieux quand il fleure si bien l' intellect pour que l'artiste s'en emparât dans sa volonté d'inscrire la performance dans la critique de l'expression artistique et, autre paradoxe, dans l'élaboration d'une forme.
Car si la filiation à Dada et à Fluxus apparaît évidente par le recours à la dérision pour s'extraire des conventions de l'art, Laurent Prexl, avec rigueur, porte son attention sur son économie, c'est à dire dans la relation de l’œuvre ou de son concept avec les principaux acteurs qu'elle met en scène. Ainsi la performance n'est elle qu'un fragment de vécu, l'instant déclencheur sur lequel se matérialisent des installations, des photos ou tout autre medium apte à rendre compte de ces protocoles conscients ou non, austères, pontifiants ou même ridicules qui unissent l'artiste, le spectateur ou le collectionneur. Alors que la performance souvent n'est plus, au mieux, que la répétition d'une désacralisation de l'art et, au pire, comme on a pu récemment le voir ici ou là, un amollissement narcissique, geignard, engoncé dans un regain de religiosité dans une morale contemporaine, voici qu'enfin elle se pare ici d'une réflexion sans concession sur elle-même, sur son histoire et ses codes.
 Surtout retiendra-t-on le rapport central quelle instaure avec autrui et comment celui-ci se matérialise dans les œuvres. L'une d'elle, « Ecce homo » déplace le signifiant extrême d'une performance, l'homme, dans son rapport à la peinture par la connotation de son titre, puis dans les composants chimiques qui composent le corps humain. Laurent Prexl ne cesse de creuser ce grand écart entre les figures, les mots et les concepts, là où se joue la gestation des formes nouvelles.
 Car au-delà de l’intelligence facétieuse et de l'humour corrosif, c'est bien l’œuvre dans son autonomie impossible, dans son caractère transactionnel et ses multiples références, qui se charge de volumes ou d'effets de trompe l’œil. Une œuvre construite sur une série de détournements de sens, d'apories et de hiatus pour faire émerger une autre conscience de l'art et des propositions nouvelles pour traduire sa visibilité ou son hypothèse. Qu'en est-il alors de son apparition ou de sa disparition ? C'est dans cette question ou cette parenthèse que tout s'écrit.

La Strada N°295

Espace à vendre, du 18 mai au 16 juin 2018




vendredi 25 mai 2018

Aki Kuroda "Cosmogarden"



Galerie Depardieu, Nice, jusqu'au 16 juin 2018


Oh de la peinture! Le choc d'une plénitude qui se répand dans un poudroiement de couleur, les traits nerveux qui la cisaillent ou la caressent Et l'on plaint alors ces cuistres et autres Trissotin qui se glorifient de la mépriser parce que leur regard ne s'est jamais dessillé, que leur pensée n'a jamais franchi les frontières du quotidien.... Il leur manquait cette culture qui depuis des millénaires traverse la vie sous les apparences de l'art....
Que ceux-ci pourtant se précipitent à la Galerie Depardieu pour y contempler l’œuvre d'Aki Kuroda. Ils y expérimenteront cette traversée du temps quand les mythes se façonnent à mi-chemin entre le réel et l'imaginaire. Quand ceux-ci se cristallisent en signes et se drapent de couleur pour définir des espaces inédits. « Cosmogarden », puisque tel est le titre de l'exposition, est l'espace singulier de ces errances multiples qui déchirent le réel, nous transportent des jardins vers les astres pour essaimer ces traces qu'on appelle œuvres d'art.
L'univers d'Aki Kuroda diffuse cette magie d'objets incertains, mouvants, qui se seraient déposés sur la toile ou la feuille de papier comme des stèles, des aérolithes, des fragments végétaux, des ombres humaines, tout cela en constante métamorphose. Chaque œuvre témoigne alors de la capture d'un instant, d'un état des choses quand la magie s'en empare et les restitue dans leur éternité paisible. Ou, à l'inverse, la violence saisit le ciel, les fleurs se tendent et explosent, les hommes surgissent comme des déchirures, l'univers s'échoue dans une abstraction ténébreuse.
Faut-il dire que cette œuvre est d’une intense poésie tant elle est rétive à toute définition ? Elle défie tous les adjectifs, tour à tour austère, sèche, drôle, vivace, brillante, limpide, humble, orgueilleuse, hiératique, évidente, profonde... La poésie sera toujours cet impossible des mots. Aki Kuroda traduit cette poésie en peinture et c'est un envoûtement.



lundi 7 mai 2018

Marc Charvolen, "Déplacements"

Galerie Depardieu,  Nice,  du 3 au 19 mai 2018




Il y a toujours ce temps de l’œuvre qui ne se confronte qu'au désir d'exister et ne se charge que de la syntaxe dont elle hérite avant même de savoir comment elle dira le monde. C'est ce balbutiement qui s'empare alors de ce qui n'est encore qu'une nudité et que l'architecte écrit par volumes, forces de tension, espaces en coupe et en plan de masses ou de niveau. De la troisième à la deuxième dimension, le peintre, lui, usera d'un autre lexique mais se heurtera pareillement à ce vide qu'il lui faudra organiser et dont l’œuvre, d'une façon ou d'une autre, renverra l'écho.

Tout ne serait donc, pour reprendre le titre de l'exposition de Marc Charvolen, que « Déplacements ».
 C'est à dire mouvement, rythme sériel, modulation,  bref tout ce qui viendrait contrarier l'architecture d'une œuvre qui revendique pourtant avec force son assise, son rapport intime au mur qui la soutient. On comprend alors que Charvolen est avant tout un peintre, que son vocabulaire se charge de toiles et de couleurs, que sa grammaire soit celle d'un assemblage de découpes, de lignes, d'agencements et de recouvrements. Mais le peintre reste hanté par la figure et sa représentation et il lui faut alors bâtir et peindre la source de celle-ci avant même qu'elle ne se formule. Marc Charvolen saisit cet instant. Ou, plus exactement, il en énonce les phases constitutives, les propriétés contradictoires, la diversité des protocoles. Il révèle des tensions, des hypothèses, des fragmentations au moment où l’œuvre est sur le point d'apparaître.
Sans doute est-ce cette fragilité, cette mouvance architecturale et colorée, cette lutte avec ce qui pourrait devenir un bâti, un objet fini, une "représentation",  qui définit le mieux le travail de Marc Charvolen. Le découpage de tissus et de toiles se déploie alors  dans un espace qui s'organise de façon rythmique et ne se résout jamais à se clore dans une œuvre. Celle-ci demeure en extension, elle se mesure avec son environnement dont elle devient aussi l'écriture. Les fragments sont collés, s'imprègnent de pigments mais la couleur semble prise dans la matière ; elle ne se dérobe pas à elle. Rétive à toute expression, elle ne parle que de ses origines et de ce qui la constitue.
Epingler, coudre, en découdre. Ces verbes sont en eux-mêmes comme les traces matérielles de ce processus. Il ne s'agit jamais alors d'apparence et de représentation mais plutôt d'une volonté de démasquer dans la peinture ce qui serait de l'ordre de ce ce désir. Personne ne songerait à parler de Charvolen comme un poète. Et pourtant...









jeudi 26 avril 2018

Leonardo Petrucci, "Rubedo"



Galerie nm>c, Monaco, 17 rue de la Turbie


En 2016, Leonardo Petrucci exposa à la Fondation Baruchello à Rome puis il réalisa « Rubedo »  présenté maintenant à Monaco jusqu'au 8 mai. Au même moment, une rétrospective de Baruchello nous est proposée à la Villa Arson de Nice. La coïncidence s'arrêterait là si le personnage de  Pierre-Joseph Arson n'avait pas inspiré Balzac lorsqu'il écrivit « La recherche de l'absolu ». Sans doute faut-il y voir alors une forme de hasard objectif dans le sens que lui attribua André Breton puisque l'exposition de Petrucci se construit sur une série de variations autour de l'alchimie. Celle-ci même qui  fut au cœur de cette quête folle du héros de Balzac, Balthazar Claês.

On retrouvera chez l'artiste italien cette même démesure comme fil structurant d'un récit. Mais alors que  dans le roman de Balzac elle conduit le héros à la ruine et à la déchéance, à l'inverse, voici que maintenant  l'emprise de l'art s'empare  de l’espace pour le ponctuer d'une expérience alchimique et aboutir à des variations sur la planète Mars.
« Rubedo », le rouge, telle est la dernière phase de la transmutation alchimique ! Ainsi l'artiste établit-il un subtil dispositif ou se côtoient mysticisme, science et alchimie. Si celle-ci demeure la pierre angulaire de la trajectoire que nous propose l'artiste dans une première salle, elle se transformera en une autre dimension dans la deuxième puisqu'elle coïncide avec des relevés très précis de la planète Mars où l'homme est censé désormais mettre le pied.
Autant dire que par l'utilisation de médiums très divers et par une mise en scène éloquente, Leonardo Petrucci excelle à plonger le visiteur dans un univers troublant où le poétique se dispute à la science et la technique à l'artisanat. L'artiste s'amuse avec sérieux de ces rencontres improbables d'où surgit sans cesse la trame d'un récit qu'il nous revient de compléter. Tout le pouvoir de l'imaginaire se déploie ici entre des fioles biscornues et colorées, des objets dorés et magiques et des tapis représentant fidèlement des détails du sol de la planète Mars. Tapis que nous pouvons fouler à moins qu'ils ne soient des tapis volants qui nous projetteraient vers cet ailleurs que seul l'art nous permet d'imaginer.
Leonardo Petrucci se dévoile ici comme un virtuose du récit qu'il écrit avec des formes, des volumes et des couleurs. Mais surtout il parvient à les inscrire sur une page où l'espace et le temps se déchirent comme au terme d'une transmutation réussie. Balzac trouve ici le digne successeur qu'il n'aurait pu imaginer !




mardi 17 avril 2018

Eric Bourret, "Zéro, l'infini"


« Zéro, l'infini », un titre qui suggère un espace purement imaginaire, des limites impossibles au-delà desquelles la vision ne saurait accéder. C'est pourtant ce concept , dans sa radicalité, qui introduit ici du réel dans toute l'exactitude d'un travail photographique.
Ce concept s'articule au temps du corps et au rythme de marches incessantes puisque Eric Bourret se saisit de l'image au fur et à mesure qu'il traverse les zones troubles d’un no man 's land. Jour après jour, inlassable, il arpente les sentiers de l'infini, la mer, le ciel, la neige, la montagne. Et le « zéro », peut-être, se love-t-il dans ce point aveugle de la réalité que l'objectif du photographe ne cesse de fouiller pour en extirper l'essence profonde, la poussière primitive. Le marcheur ne piétine pas le paysage, il l'affleure. Il en extrait les traces, les dépôts d'inscriptions comme les effacements. Il absorbe l'espace en fonction du temps qui l'organise. L’œuvre est un carnet de notes, un journal sur lequel, de façon presque musicale, s'inscrivent sur le thème de la nature, des vibrations visuelles, des pulsations sensibles.
A mi chemin entre abstraction et figuration, ces photographies parlent aussi de dessin et de peinture ; quelque part entre Richter et Richard Long, se joue une aventure personnelle, celle d'un hiatus sur l'incertitude entre la photographie et la peinture , celle d'une immersion dans l'espace, d'une performance différée et de sa restitution dans une œuvre matérielle. Il en résulte des séries très contrastées, les unes accusant le relief de ce qu'elles figurent mais avec une telle saturation de détails qu'elles annulent tout effet de perspective. Les autres, au contraire, désignent des aplats, des monochromes ou des noirs et blancs quand la prise de vue en couleur restitue une gamme de gris très subtils. L'image procède d'un tremblement et d'une incertitude  : l’œuvre respire et délivre, par son minimalisme, l'énergie physique qui la porte.
Rien de mécanique dans cette rencontre de l'appareil photographique et d'une expérience proche du Land Art. Aucune distance entre l'image et celui qui la porte dans le temps et en incarne la durée. L'imprégnation de l'artiste dans la nature est une interrogation muette. L'appareil photo, la pensée, l'expérience sont les prothèses du corps. Les photographies d'Eric Bourret restituent ce frémissement d'une figuration et d’une réalité en gestation en même temps qu'elles suggèrent l'essoufflement de toute représentation.

Michel Gathier, La Strada, N°292

Espace à vendre, Nice, jusqu'au 18 juin 2018






jeudi 12 avril 2018

Cédric Teisseire, Wofgang Weileder, "Sous les pavés, la plage!"


L’entrepôt, Daniel Boéri, Monaco jusqu'au 17 mai 2018


Cédric Teisseire

Quand la couleur est une peau qui recouvre une matière, il faut que celle-ci tour à tour respire, vibre ou se hérisse, car une vie l'anime et l'artiste s'en saisit parfois pour sa seule autonomie, en retrait de tout effet narratif. Donc sous la couleur, un support, aussi multiple soit-il, viendrait résonner avec ce qui n'est plus que la trame d'un récit : « Sous les pavés, la plage ».
Et puisque c'est là le titre de l'exposition de Cédric Teisseire et de Wolfang Weileder, nous voici soumis à cette contradiction absolue – saugrenue peut-être- entre un travail purement formel et la mythologie induite par ce titre. Le slogan de 1968 portait en effet des rêves quand nos deux artistes se confrontent, dans des directions très différentes, au réel qui adhère à des matières pour l'un ou à des formes pour l'autre.

Cédric Teisseire se saisit de la la peinture dans sa fonction la plus évidente, son effet de recouvrement, ses potentialités matérielles et la couleur qu'elle impose. Celle-ci se refuse en elle-même à tout pouvoir de suggestion. Aussi l'artiste choisit-il des laques industrielles pour leur neutralité et leur contexte purement fonctionnel. Une distance s'établit entre des couleurs non traitées et ce qu'elles suscitent néanmoins envers  ceux qui les éprouvent . Ainsi la couleur ne procède-t-elle pas d'une nature avec ce qu'elle porte de romantisme ou d’impressionnisme mais bien d'une culture, de celle dont la peinture est issue dans sa matérialité comme dans son histoire. Cette démarche qui fut celle de bien des artistes dans les années 60 obéit pourtant ici à un protocole bien réglé puisqu'il se limite essentiellement au pouvoir de la ligne et à la façon de la sculpter sur son support par la seule action de la couleur. Les lignes de couleurs sont des coulures régulières dont les accrocs discrets s'épaississent parfois au point de mettre en péril le propos initial pour le hisser dans une autre dimension. De l'abstraction,  la peinture dérive vers le bas relief à moins qu'elle ne se pense dans une construction  sculpturale.

« Dérive » donc. Et le livret qui accompagne l'exposition proclame : « C'est une « dérive », voilà bien un terme situationniste. » Le spécialiste de cette Internationale informelle, de Debord, de Vaneigem et de la vingtaine de membres qui constituèrent cette « organisation » mouvante selon le  rythme des exclusions de leurs membres serait surpris de ce mot qui ne figura jamais dans leurs écrits. Car le mouvement, loin d’être une dérive, se revendiqua dans une prégnance absolue du réel face à sa perte dans le spectacle et sa production marchande. Mais qu'importe puisque  le travail de Wolfgang Weileder s'empare parfaitement du réel dans sa dimension humaine et collective. Mais cette réalité se réduit à des algorithmes, à des pulsations, à des codifications  qui traduisent un écart avec ce qu'elle est censée produire. Car ces photographies sont en quelque sorte l'électrocardiogramme d'un moment du monde. Comme chez Teisseire, on y perçoit l'écho de notes musicales, de stries mélodiques qui anticipent l'épaisseur physique d'une réalité extérieure, matérielle et géographique. La nature et l'humain se condensent ici dans cet instant, synthétique et abstrait,  qui précède sa représentation matérielle.
Les œuvres des deux artistes se chevauchent, se contredisent tout en  dialoguant dans un même rythme . Dans leur radicalité,  elles parlent de ces fils qui irriguent la vie, de ces nerfs qui en préfigurent les tressaillements et les sursauts. En ce sens, oui, elles sont « en situation ». Elles sont la représentation minimale du vivant.

                          Wolfgang Weileder

mercredi 11 avril 2018

Raymond Depardon, "Traverser"



Espace Lympia, Port de Nice du 7 avril au 16 septembre 2018


Raymond Depardon déclara un jour : « Une grande photo procède d'une pensée. Elle existe parce qu'elle était là, enfouie au fond de soi. » Et de fait, sa vérité ne s'exprime pas tant dans la répétition du réel ou dans sa représentation mais plutôt dans l'évidence de ce qui devait advenir. A l'instar de l'écriture à laquelle s'adonne aussi le photographe, l'image procède du dévoilement d'une présence demeurée invisible jusqu'alors. L'artiste n'invente rien, il laisse l'événement, la mémoire, s'infuser dans le temps jusqu'à ce qu'ils imprègnent la photographie de ce « temps faible » qui absorbe la durée du quotidien.
Depardon n'est pas le photographe du « temps décisif » qui capterait l'instant magique d'une apparition mais plutôt celui de la vie quotidienne avec toutes les plages de banalité et de silence qu'elle recèle. Capter la vie c'est aussi sculpter ses ombres, y répandre de la lumière.
La vie, telle est la grande affaire du photographe. Il l’explorera tout autour du monde comme reporter. Le Tchad, l'Afghanistan, la Bolivie. Mais aussi dans les territoires de l'intime quand il évoque la ferme qui l'a vu grandir ou bien les lieux de l'abandon, ceux des asiles ou des prisons et ceux d'une France rurale en voie de disparition.
Plus que de la nostalgie que le photographe caresserait, il faut regarder dans ces images l'étendue d'une blessure. L'objectif de Depardon traque l'espace des solitudes, les villes mortes, l'élégance tragique des ruines et les regards sans issue. L'exposition d’une centaine de tirages et de documents divers concernant son travail sur l'ensemble de sa carrière témoigne de ce regard humble et tendre qu'il n'a cessé de porter sur l'humanité.
A propos de la photo d'un homme dans un hôpital psychiatrique, Raymond Depardon écrivait : « Regarder le mal, la douleur de tous les jours. Celle du dehors ou celle d'ici. Il y a aussi la lumière, cette lumière de novembre qui pénètre dans les pièces (…) Il n’y pas de tristesse, c'est le mental qui commande. Tout est libre, sans liens, sans contacts. La pensée seule reste libre, c'est la seule chose encore en liberté. Le photographe aussi, il reste libre. » Tout près de cette photographie, il y en a une autre, toute simple. C'est celle de la tombe de Marguerite Duras. On comprend pourquoi.

L'exposition a été conçue par Agnès Sire, directrice de la Fondation Henri Cartier-Bresson en collaboration avec Raymond Depardon.



vendredi 6 avril 2018

Thierry Lagalla, "L'esperiença plata 3 (A l'ombre des pâquerettes)"




Quand Lagalla fait du Lagalla, il ne lui manque qu'un autoportrait en fraise Tagada. Ainsi revisiterait-il encore et encore son histoire de l'art ,en images, pour illustrer les mots d'une histoire drôle. Car il y a bien du dérisoire dans cette mémoire des œuvres qui se dispute aux mots qui les recouvrent.
Thierry Lagalla est l'artiste de ce discours où le désenchantement s'accorde à une forme de voracité gourmande pour engloutir tout ce que, de l'art ou du réel, elle absorbe. De l'art et du cochon, pourrait-on dire aussi tant ceci sent le saucisson, la gouaille et la ripaille. Il dessine et peint dans une truculence rabelaisienne cette histoire de l'art avec ces mots si absents en surface mais tellement prégnants qu'ils signent une œuvre. Irréductible à son seul contenu, celle-ci relève surtout d'une performance dont elle est la trace.
 Aussi cet humour, cette distance ironique qu'il instaure avec le monde peuvent-ils se lire comme une méditation inquiète sur l'art, sa consommation et ce qui en résulte. La bouffe ponctue cette bouffonnerie, la charcutaille dégouline de sens et entre en collision avec de subtiles réflexions sur l'asperge de Manet, sa souple rectitude et  son déplacement d’une œuvre à une autre. Ou bien un vase du même Manet se voit-il amputé de ses pivoines et c'est alors ce vide qui dévoile l’œuvre du peintre. Lagalla se livre à une relecture de l'art et du monde, à sa transcription parodique, mais aussi ambiguë dans son apparente neutralité. Le dessin est, littéralement, à la pointe de cette réflexion. Pointe d'ironie qui ne rate jamais sa cible.

Espace à vendre, Nice
Jusqu'au 12 mai 2018



mardi 3 avril 2018

Gianfranco Baruchello, Rétrospective à la Villa Arson.

                        

                           

                            Il est des artistes qui traversent leur temps sans que les regards de leurs contemporains ne parviennent à saisir la portée et le sens de leur œuvre. C'est sans doute là que réside la qualité de ceuxi qui anticipent une forme quand  d'autres tarderont à seulement les imiter.  Gianfranco Baruchello est un artiste rare. Et discret comme s'il s'était essayé à survoler son époque en rase motte et d'une manière indétectable. Malice et stratégie efficace qui se conjuguent à la création d'un espace émietté, d'une œuvre  qui elle-même se dérobe à l'emprise d'un projet global pour se nourrir des mille et unes approches du mouvement, du vivant, de ses failles comme de ses multiples recompositions. 
                                         On comprendra mieux alors l’intérêt qu'il porta notamment aux écrits de Deleuze, par son refus d'un espace centré et unitaire, son rejet d'une pensée qui émergerait d'une histoire construite à partir d' une racine ou d'un socle pour, au contraire,  capter toutes les incidences qui viendraient dilater l'espace, le fractionner par l’ajout d'une multitude de figures minuscules qui le criblent comme pour en faire éradiquer  ou irradier le sens.
                                     Baruchello est le poète d'une œuvre rieuse, ouverte sur le réel et pacifiée. S'il parle écologie, il ne le fait pas dans le misérabilisme des déchets, par un engagement factice et une récupération muséale. Il le fait par exemple  de 1973 en 1983  en fondant au centre de l'Italie une ferme autonome aux activités multiples. Il sait alors comme personne articuler le réel à une fiction quand il crée une fausse société, Artifex, censée tout commercialiser. Et il joue alors de l'interactivité du producteur, de l'artiste et du consommateur. 
                                    A l'image de son œuvre, Barucchello est un personnage mouvant et insaisissable. Né en 1924, il traverse l'ensemble des mouvements d'avant-garde de son époque. L'art est pour lui une manière de vivre, un témoignage, une expérience qui s'opère sur le monde. L'art doit être  saisi dans la multiplicité de ses formes et par les contradictions les plus retorses de son contenu. L'artiste est le producteur d'une œuvre qu'il transcende par la pluralité des approches qu'elle suppose.  Aussi est-il tout à la fois poète, peintre, cinéaste et tout simplement militant de la vie dans son sens le plus large.
                                            La rétrospective que lui consacre le commissaire de l'exposition, Nicolas Bouriaud s'étend de 1951 à 2015 et met en relief la variété et la profondeur de l’œuvre. Sa rencontre avec Matta en 1960 à Paris témoigne de l'influence du peintre et de sa liberté vis à vis du surréalisme. Une peinture aux volumes denses qui tranche avec la fragmentation de l'espace et l'émiettement de l'image qui deviendront la marque de fabrique de l'artiste. Car très vite il rencontre Marcel Duchamp et John Cage. Il s'ouvre alors à de multiples expériences visuelles et sonores à travers le cinéma et la fabrication d' images animées. L’œuvre de Baruchello est ce patchwork fascinant d'un face à face entre des brides de discours et de styles, des multitudes de récits qui se croisent , des figures qui surgissent aussi vite qu'elles disparaissent mais l'ensemble demeure toujours en suspens aux lisière de l'humour et de l'engagement.         
                                          Car ce qui retient peut-être le plus l'attention c'est sans doute cette distance visuelle et l'aspect extradiégétique du récit qui renvoie le spectateur à un ensemble de signes dont les pièces agiraient comme celles de ce jeu d’échecs si cher à Duchamp. Elles mettent en scène la présence du producteur et du spectateur tout autant que celle des figures multiples et contradictoires qui se confrontent à lui. Et tout se joue alors  dans cette dynamique en amont et en aval d'un récit. Sans doute est-ce pour cela que Nicolas Bouriaud avec son concept d'  «  esthétique relationnelle  » s'est attaché à cette œuvre qui échappe à toute  forme de lecture linéaire et hiérarchisée que l'art, traditionnellement, nous impose.
                                           Les pièces présentées et, plus particulièrement les plus récentes, reposent sur un état du monde quelque peu chaotique mais dont les éléments apparaissent comme des éclats de pensée, des icônes embryonnaires avant qu'un système de lecture ne s'en empare. C'est une œuvre libre, déterritorialisée, qui met en scène les contradictions de l'image, leur caractère aléatoire quand elles ne procèdent que des flux de la pensée. Une énergie brute l’irrigue et l'art n'est plus ici que la cartographie des pulsations, des associations d'idées avant que la pensée ne  les recompose dans une quelconque téléologie. Les éléments sont distribués dans l'espace sans finalité et sans hiérarchie aucune. Ils se réduisent à des signes minuscules qui investissent le volume ou l'espace dans un récit déconstruit dont les signifiants seraient des hiéroglyphes dévitalisés, des mots-images comme des coquilles vides si nous peinions à en retranscrire l'énergie, la densité pure avant même qu'une ébauche de fiction ou qu'un reflet de la réalité ne l‘irriguent. 
                                       C'est par là que l’œuvre prend sa dimension «  relationnelle  »  ; elle n'existe que par cette  incomplétude qui se nourrit de son rapport  à un corpus, à des conventions culturelles et, surtout, aux approches multiples de ceux qui se l'approprient dans leur regard et dans leur pensée en relation à l’échange qu'elle suscite. Ici le commissaire de l'exposition est véritablement un passeur de témoin pour une œuvre qui ne cesse de se nourrir du regard de l'autre.

Michel Gathier, La Strada N°291

Villa Arson, Nice, du 10 mars au 10 mai 2018






lundi 26 mars 2018

Lee Bae, "Plus de lumière"


Fondation Maeght, du 24 mars au 17 juin 2018




Avant même le dessin, il existe cette matière dont il procède à son origine. A l'aube de la préhistoire, avec le feu, voici que le charbon de bois devient la condition de cette représentation que l'homme se donne du monde. Avec lui s'élaborent le dessin puis l'écriture par lesquels la pensée se matérialise. Lee Bae s'attache à redonner forme au monde en se saisissant, à sa source, de cette matérialité d'où jaillit cette puissance mystérieuse de l'humain. Le charbon de bois sera donc l'alpha et l’oméga de sa quête. Plus que par le  pouvoir d'une métaphore ou d' une couleur, ce matériau, par sa simplicité austère, deviendra le fil conducteur qui relie l'artiste au monde et, plus précisément, à sa Corée natale, là où le charbon de bois se charge d'une symbolique particulière.

Lee Bae naît en Corée en 1956 avant de s'installer en France en 1990. Pour lui, l’œuvre doit s'inscrire dans une  relation intime avec le lieu où elle est présentée. Aussi aime-t-il comparer les pins qui scandent les contours de la Fondation Maeght à ceux qui entouraient la maison de son enfance. L'arbre, mort ou vivant, est ici au cœur de sa réflexion. De même perçoit-il certains éléments architecturaux de la Fondation, avec sa sérénité, sa lumière, comme un rappel de l'espace des monastères coréens. Le charbon de bois est la trace ultime de la combustion de l'arbre. Chargé d'une valeur culturelle, il accompagne aussi le rituel du coréen quand celui-ci brûle avec les autres villageois les papiers sur lesquels il consigne ses vœux lors de la « Cérémonie de la lune brûlée ». De même offre-t-il traditionnellement une protection purificatrice à la maison.

Cependant le dessin restera le point de départ de cette relation au noir qui condense son œuvre. Il trouve d'ailleurs son origine dans le graphite qu'utilise l'artiste et ce matériau demeure le socle de toute son intervention sur le noir. Lee Bae ne considère pas celui-ci tant comme  une couleur mais plutôt comme une matière riche en potentialités. Le charbon de bois peut être plus ou moins consumé ; il peut absorber la lumière ou, au contraire, la développer dans de multiples nuances quand l'artiste en juxtapose des fragments en forme de mosaïque à partir de la seule adjonction d'un medium acrylique. Ailleurs, le charbon de bois se mesure au tronc de l'arbre ou à une nature vivante. Ou bien prend-il la forme de piquets ou d’épieux dont les pointes aiguisées rappellent celles des crayons que le dessinateur utilise, par exemple, pour une série de kakis desséchés. La richesse du matériau lui permet de jouer sur toutes les modalités de l'espace, de le dérouler sur le sol ou  d'en éprouver la densité frontale quand il s'adosse au mur.

Avec ce presque rien, cette ascèse de moyens, Lee Bae parvient à dessiner un univers d'une stupéfiante spiritualité. Alors qu'un peintre comme Soulages nous oblige au recul quand nous éprouvons les effets vibratoires de la couleur noire, Lee Bae, à l'inverse, tend à nous introduire dans cette épaisseur noire qui semble nous absorber en même temps qu'elle concentre en elle toute l'énergie de la matière. Cette œuvre n'incite pas seulement à une expérience visuelle, elle permet surtout une forme de méditation sur les forces contraires de l'univers. Elle est empreinte d’une sérénité intense pour dire avec une grande modestie toute la beauté du monde.