vendredi 13 mai 2016

Anny Pelouze, "silences"

                               

 Galerie Depardieu, Nice



                                   De toutes parts le vacarme surgit du monde dans la prolifération des images, des conflits, des revendications qui , soit méprisent l’art ou le prennent à la gorge, soit l’ignorent . A moins que l’art ne se les approprie et ne les transforme. Énigme du pouvoir de l’artiste…
                                   Il arrive pourtant que l’œuvre d’art traverse nonchalamment  ces espaces inquiets comme en quête d’un autre monde . Aucune nostalgie d’un paradis perdu  mais plutôt l’exigence d une exploration rigoureuse de ce point aveugle qui se donnerait comme horizon pour l’artiste qui s’y soumet, qui se charge de son souffle quand il  désire nous le transmettre. C'est ce souffle qui s’expose ici.
                                   Anny Pelouze s’adonne au silence. Celui-ci  dessine un  espace aussi bien mental que physique. On l’arpente dans le désert, on l’expérimente dans les matières qu’on laboure aussi bien qu’ on en extrait délicatement les zones de fragilité. Et de ces pérégrinations réelles ou imaginaires, naissent des photographies ou des travaux qui s’imprègnent des lisières du visible, de la gestation sourde du signe et des traces de la mémoire de cultures autres, lointaines, accessibles peut-être, inconnues toujours.
                                  Papier japon, papier de soie, de la gaze ou un  lin léger à la trame transparente , se superposent. Voici qu’alors les nervures tremblent, que sur les bords d’infimes lisérés dessinent de l‘or ou de la  nuit qui cernent brume et blancheur: L’espace flotte, emporté par un vent invisible dont nous partageons la lente respiration où s’éteignent les résidus des choses pour l’éclosion  d’une géométrie sourde, de cercles et de lignes à peine esquissés.
                                 Désert ou jardin zen, voici l’entre deux de cette expérience et  des brides de pages de « l’empire des signes » de Roland Barthes résonnent  dans cette œuvre. Ainsi en écho à ce titre « silences » faut-il lire ces pages de « Sans paroles »:

    « La masse d’une langue inconnue constitue une protection délicieuse, enveloppe l’étranger (…) d’une pellicule sonore qui arrête à ses oreilles toutes les aliénations de la langue maternelle.  (…) La langue inconnue, dont je saisis pourtant la respiration, l‘aération émotive, en un mot la pure signifiance, forme autour de moi, au fur et à mesure que je me déplace, un léger vertige, m‘entraîne dans son vide artificiel, qui ne s‘accomplit que pour moi».

                A la fin de son livre, Barthes évoque le corridor de Shikidai:                                                                                                          " Incentré, l’espace est aussi réversible: vous pouvez retourner le corridor de Shikidai et rien ne se passera, sinon une inversion sans conséquence du haut et du bas, de la droite et de la gauche: le contenu est congédié sans retour: que l’on passe, traverse ou s’asseye à même le plancher (ou le plafond, si vous retournez l’image), il n’y a rien à saisir."

                Il faut voir cet insaisissable, s’en pénétrer, vivre l’insupportable douceur du monde.




jeudi 5 mai 2016

Quentin Spohn, Restitution de résidence.

             
 Le Dojo, Nice



               

                         Un récit est supposé s’instaurer dès lors que des séquences se juxtaposent et s’enchainent vers un dénouement. L’art de la fresque, en particulier, s’est souvent construit de cette façon, additionnant les personnages en situation, d’une icône à l’autre, dans la linéarité d’un  schéma narratif. Souvent religieuse, volontiers héroïque, de la Renaissance à la révolution mexicaine, la fresque excelle dans le discours moralisateur, revendicateur et coercitif. Celui-ci se veut limpide, lumineux et justifie son actualité par le rappel d’anciens mythes ou de cosmogonies sur lesquels elle veut asseoir sa légitimité historique.
                                    Pourquoi donc parler de « fresque » et de l’engagement qu’elle implique quand on veut parler du travail de Quentin Spohn au Dojo de Nice ? On le verra ce travail-là s’inscrit radicalement à rebours de l’idéologie qu’elle serait censée véhiculer mais il en souligne pourtant  ses marqueurs formels : le rapport au mur, le développement des séquences visuelles comme vecteur d’une narration. Le contenu lui-même n’échappe pas  à l’idée de fresque quand l’artiste joue de cadrages et de signes qui rappellent des mythes lointains tels ceux en œuvre dans l’art précolombien.
                                      Pourtant Quentin Spohn, au-delà de l’exploit que représente un tel travail de dessin dans une surface si imposante, parvient à s’émanciper de la narration, de sa tentation romantique ou d’un quelconque messianisme. La relation au fantastique ou au surréalisme est présente comme seul repère formel. De même que l’artiste parvient à  s’affranchir  du temps en jouant sur  le passé, la science-fiction, les nouvelles technologies, les effets d’apparition et de disparition qui parasitent toute interprétation hors champ, c’est-à-dire dans un imaginaire autre que celui que l’image produit. Et s’il fallait parler d’ « héroïsme » ici ce serait pour la force du travail lui-même en ce qu’il se donne comme producteur de sens et non pas comme énonciation dans un espace totalisant qui serait  le calque d’une représentation du monde.
                                     Nous ne sommes pas, en dépit des apparences, dans la mémoire des enfers d’Homère ou de Dante, ni dans « La création du monde «  de Michel Ange. Nous sommes d’ailleurs projetés si loin de ces interactions entre le réel et l’imaginaire ! Sans doute ne faut-il voir ici aucune illustration mais plutôt,  par cette multiplicité de signes que l’artiste désigne et efface tour à  tour, un système de ponctuation visuelle, une scansion purement graphique dans laquelle la représentation se consume et s’éteint.

                                      Autant dire que ce travail agit au plus près de ce qu’il faut exiger de l’art : A dire le monde tout en revendiquant l’autonomie radicale de l’œuvre. C’est dans cet interstice tout autant mental que physique que ce travail à la pierre noire développe sa cohérence, ses fulgurances. Ici le magma originel se coagule dans les chiffres, le langage informatique procède du biologique, le corps pulsionnel se dispute au vertige de l’univers : Une épopée donc. Une épopée dont l’artiste serait l’ultime héros.



mardi 26 avril 2016

Frédéric Ballester "Lumière des songes"

                    Villa Cameline, Nice



                      Quel autre lieu aurait pu mieux accueillir l’œuvre de Frédéric Ballester que la villa Cameline ? L’artiste s’en saisit avec jubilation et gravité. Architecte, il en explore les fondations, les angles tordus, l'environnement  et les lignes. Peintre, il en médite les couleurs, les matières et les reliefs secrets. Écrivain aussi, il sait  faire parler les stucs, les lézardes, les murs défraîchis par le temps.

                     Irrigué de ses fractures en lesquelles résonne un passé qu’on devine romanesque, l’artiste pénètre cet espace, se l’approprie, nous conduit dans le dédale de ses cicatrices d’où s’extraient des fantômes qu’on imagine, qu’on invoque. Car si l’artiste confronte des photographies de détails architecturaux ou décoratifs avec la transparence de la couleur, c’est surtout une histoire qui se dessine pour des présences diffuses qui se disputent à l’abandon. D’une œuvre à l’autre, une mémoire se crée ou bien se reconstruit et l’artiste s’en imprègne autant qu’il la fait sienne. Il en saisit les pulsations, la syntaxe, tout ce qui se donne pour récit avant même toute énonciation. Le mystère, le charme douloureux, le jet de couleur juxtaposé à la réalité photographique signent en creux les germes d’une fiction où l’ombre se dispute à la lumière. Ou bien s’agirait-il aussi de l’artiste qui s’incorpore à un lieu qui devient temps quand l’émotion suinte de toute part dans le silence de l’œuvre ?


                   La relation au passé s’établit également par la présence de travaux anciens imprégnés par l’influence de Support Surface. Les rapports de construction et de déconstruction, la mise à nu de la peinture et de ses constituants comme sa relation à l’espace, renforcent cet itinéraire biographique qui se donne pour fiction. Ici l’économie brute du matériau, les lignes incisives,  se heurtent à une certaine dramatisation de la couleur. On y lit encore ce tracé, cette ligne de vie d’un artiste qui tient son horizon, l’habite et parvient à le faire vivre sans s’abandonner à de seules préoccupations plastiques. Toujours puissante et sincère, l'oeuvre, avec splendeur, circule dans chaque recoin de la villa. Dans un tel silence qu'on aurait peur qu'elle se réveille. Paradoxe?




dimanche 24 avril 2016

Gérald Thupinier

Galerie Depardieu, Nice


                 


                         Pris dans sa totalité, qu’il soit perçu comme entité sensible ou intelligible, le monde peut être interprété comme un organisme vivant qui tour à tour se rétracte ou se déploie. Parfois pris dans de telles convulsions que nous peinons à l’ appréhender - par ses accélérations ou, à l’inverse, par d’apparentes régressions lors desquelles le temps de l’ histoire tente de retrouver son souffle.
                   Mais il s’agit là, dans l'oeuvre de Gérald Thupinier, aussi d'une histoire d’ espace, de matière, et d’une abstraction mentale mise au défi d’une force tellurique de laquelle une pensée se décrit à l'instant de germer au-delà de ce nous pouvons concevoir, en aval des signes, des mots, du langage, repoussant toujours plus loin les cadres logiques de la représentation.
                       C’est ici que l’artiste opère. Qu’il racle  les peaux mortes du monde, qu’il en inaugure de nouvelles pour des récits à venir dont nous en deviendrions les acteurs pour peu que, face à ces œuvres, nous acceptions  l’aventure d’un autre regard , de risquer l’ailleurs, de partager l’engloutissement à partir duquel d’autres langages, d’autres émotions, d’autres pensées émergent. Du moins  si nous savons oser  ce cheminement périlleux, lent, intemporel, dans cette sombre forêt de Brocéliande quand la nature et les mots se plient aux lois d’une magie dont nous ignorons les tours mais dont les effets perdurent bien au-delà des traces que nous croyions encore percevoir alors que nous sommes déjà dans des dimensions inconnues qui, paradoxalement, peuvent énoncer notre monde.
                          Par sa seule peinture, Gérald Thupinier nous entraîne dans les sombres arcanes de cet univers initiatique. Non pas par la figuration mais par le jeu de la matière, par ce qu’elle recouvre et dévoile du langage et de la pensée. Le mot « pesanteur » naît et meurt ici dans la fixité de l’instant de la toile. Il décline de l’intérieur, l’obscurité et la lumière de ce qu’un langage traduit avant même qu’il ne fasse sens. L’aventure de Thupinier est celle d’une poésie brutale qui  saisit le sens et l’idée même de la peinture, à la gorge. Le mot est broyé, essoré. Il se confond à la matière dont il procède, cherche à s’en extraire dans un combat incertain. C’est cette intransigeance qui nous étreint ou nous émeut . Et cette puissance qui nous contraint à percevoir au-delà même du regard.
                        Ici le mot est une crevasse ou bien un moment d’éruption figé dans la toile. Apparition et disparition dialoguent dans le noir et blanc  d’une couleur éteinte ou à venir. Pour Gérald Thupinier tout est à naître dans l’acte de peindre, cette zone grise du chaos et de tous les possibles.
                       L’artiste est un démiurge. Il s’empare du monde en le créant. La peinture serait-elle le reflet de ce geste là? Ou plutôt, en serait-elle le langage?


samedi 26 mars 2016

Patrick Walworth

           


                           L’art est un combat. Sans doute est-ce pour cela que son dépassement ou sa mort ne cessent  de hanter  celui qui s’y soumet. Ou bien veut-on demeurer radicalement insoumis, en marge de l’art comme de toute métaphore, et prendre à la gorge le réel, ne revendiquer que l’acte de ce combat par des images et des mots,et aussi soumettre ceux-ci à la question, les torturer. Car l’art reste inclus dans la société; il  contient les germes de sa contamination, il les diffuse; il n’est pas exempt de corruption. Peut-être même, s'il en est le vecteur, représente-t-il le blason de ce mal extrême… Et, plutôt que de se dire "Patrick Walworth", autant alors se nommer « Les arts abolitionnistes ».

                         Arrivé il y a peu de son Texas natal , Patrick Walworth ne cessera de prendre pour cible la violence intrinsèque du social dans toutes ses composantes, et bien au-delà du politique. Toute structure sociale est métastasée et la violence de la police rebondit sur la camaraderie, les rapports de sexe, la religion, les politiciens, les groupes sociaux. Le mal est tissé de stéréotypes qui interdisent toute rémission.
                        Très jeune, Patrick Walworth se forme à la photographie et livre de superbes clichés pris en studio qui saisissent  des personnages sans âme, tous droits et plastronnant  dans une  même position, dans le même anonymat de la certitude sociale et de la fatuité glaciale.
                        Puis les armes s’acèrent et, en France,  viennent des dessins sans concession, bruts, frontaux, dans lesquels, les visages essentiellement, renvoient le plus souvent à une méchante hébétude, fière d’elle-même que des textes simples et incisifs enfoncent davantage dans leur stupidité. Les figures excèdent  la caricature; l’humour ou l’ironie se dissolvent dans un espace parfois saturé, parfois vide, dans lequel les visages font taches, se perdent dans leur inhérente saleté. Aucune complaisance n’est de mise. Bourreaux et victimes arborent les rires et les stigmates de leur caste mais dans une même uniformité
                        La maladie humaine c’est le mal social. Le corps biologique, grimaçant,  en est la proie et le symptôme. Nul ne s’y soustrait. Il n’y a pas de racine du mal. Il y a les rhizomes, le chiendent qui s’accroche à toutes les structure et les corrode.
                       Faudrait-il alors succomber à un fatalisme sans horizon, à un nihilisme sans lumière? Dessins ou photographies, par leur puissance de feu, donnent ici un sens qui transcende l’œuvre. L’artiste s'adonne sans compter à un tir nourri qui, jamais, ne manque sa cible. Pire, il l’éclabousse. Il ne lui confère pas l’honneur du bazooka, il l’écrabouille  d’un pistolet à eau jubilatoire: La mort symbolique poursuit l’être vivant de sa vindicte! Le ridicule ne tue pas: Pire, il colle à la peau, toute la vie!
                       Tout effet esthétique est ici exclu. Patrick Walworth est un sniper qui ne lâche ni ne rate sa proie. Il débusque slogans et poncifs. Il éviscère les discours, émascule les visages, détricote tout lien social. La société est autopsiée, sans concession aucune sous les projecteurs crus d’une lumière pornographique. Pas d’effets spéciaux. Du brut. De la viande sociale, démembrée, dont les restes d’ironie et d’humour restituent les ultimes éclats de chair.
                    Le travail est multiple; il étouffe sur ses bords ou implose dans un jet minimaliste. Il n’est jamais contradictoire. Stratégie guerrière. Patrick Walworth ne doute jamais: Il tient cette ligne directrice qui appartient aux grands artistes.

Une sérigraphie de Partick Walworth est présentée à la Galerie Circonstance à Nice lors de le belle exposition de Florence Paradeis, "Lame de fond".





            

samedi 19 mars 2016

Philip Vormwald


                     Espace à vendre, Nice

(Sol en collaboration avec Baptiste César)



                          Beaucoup de jeunes artistes se réapproprient le dessin sans pour autant verser dans une nostalgie pour  ce qui est pourtant traditionnellement perçu comme un fondement de toute représentation. Pour eux, il ne s’agit nullement d’un retour aux sources  mais plutôt d’une exploration dans  ces territoires mouvants où la figuration joue de l’effacement, où les formes renvoient malicieusement à la perturbation du sens.

                       Au premier abord, la notion même de dessin peut être mise en doute lorsqu’on est confronté aux travaux de Philip Vormwald. Les œuvres, de dimension égale, se côtoient et  se déclinent dans une longue série au cours de laquelle l’aspect répétitif est nié par l’extrême variété des signes qui la composent. Mais surtout l’espace revêt  la forme d’une pellicule sur laquelle le noir et blanc impressionnerait toute une gamme de signes qui dialogueraient, de façon aléatoire, en saturant l’espace de citations discrètes empruntées à l’histoire de l’art. 
                        On peut y reconnaître, par exemple,  des fragments de découpage de Matisse ou des constructions empruntées à Domela et à bien d'autres sans que la présence de tel ou tel n’intervienne pour l’élaboration d’un discours. La collision des éléments se décrit dans l'absurdité de son horizon. Dès lors il ne s’agit plus que de traces qui se confrontent les unes aux autres dans une facétieuse loi des séries quand la rigueur reste pourtant de mise. Tous les codes de la représentation semblent ici jouer leur partition sans que le moindre élément l’emporte sur l’autre, sans hiérarchie et sans finalité. Tous les rappels esthétiques que convoquerait notre mémoire se trouvent ainsi figés dans une neutralité qui interroge la validité même de cette valeur qu‘on voudrait constamment leur attribuer. L’artiste déploie donc  ce dispositif d’allusions, de géométries, de coïncidences et d’annulations pour énoncer une histoire forclose dont les fantômes ne cesseraient toutefois de hanter notre perception de l’art.
                        L’Œuvre oscille donc entre cette illustration  froide et cette énonciation sans détour. Elle désigne une image de ce que serait le dessin quand il est réduit à cette mise à plat de l’espace et des signes. Mais là encore le système qui se met en place tend à se dérober quand une pièce en apparence égale à la précédente semble pourtant la contredire et la nier en dépit de leurs apparentes similitudes. Dans le non sens des formes et des citations, un sens mutique, littéralement, se dessine. 
                       Degas écrivait: « le dessin n’est pas la forme. Il est la manière de voir la forme. » Philip Vormwald nous révèle plutôt l’impasse de la forme et  la force du dessin quand celui-ci s’énonce par lui-même comme saisi dans son propre miroir.


dimanche 6 mars 2016

Olivier Gredzinski, "Milky way"

                       Espace Gred, Nice




                         Comment peindre l’idée même de la représentation picturale avant qu’elle ne s’agglomère sous le signe d’une figure? C’est autour de cette question qu’évolue le travail d’Olivier Gredzynski. Non par la prégnance  d’un discours théorique mais par une réflexion sur la construction même de la figure, à travers ses ambiguïtés et ses pièges, sur l’illusion de la perspective comme écueil de tout projet narratif.
                         Car il ne s’agit pas ici d’une scène exhibée pas plus d’ailleurs que de l’obscène d’un décor mais bien de tout ce qui roderait autour d’un récit à la surface de la toile pour s’en emparer. Alors que la perspective nous engage d’emblée dans une traversée de la toile par un filament linéaire et temporel, par un jeu d’illusion optique qui nous dupe quant à l’image du monde qu’elle serait censée nous renvoyer, Gredzynski analyse le tableau, non pas dans sa matérialité mais dans ses effets de surface.
                          D’une certaine manière il interroge la peinture comme hier ceux de  Support Surface mais  en délaissant la problématique du châssis, de la matérialité du tableau pour se concentrer sur ce qui se dépose sur la toile. Marc Devade  avait déjà exploré ce champ mais dans le registre de l’orient, du plein, du vide et de l’abstraction. Ici la problématique est radicalement inversée: C’est bien le récit et la façon dont la surface de la toile s’organise qui est l’objet de cette recherche. Dans le jeu de l’huile et de ses transparences, dans la construction de « scènes » qui se nient et se répondent, de figures à la fois froides et désirantes.
                         Cette peinture  se module ici à la racine d’un signifié dont les constituants déterminent le caractère paradoxal. Elle semble contaminée par elle-même comme si la trame du récit, fondamentalement, était rongée par les couleurs acides, l’absence de linéarité et surtout, la mise en suspens du sens.
                        En effet, l’image produite, car Olivier Gredzynski s’attache  à sa  nature perverse , n’est ni frontale, ni décorative; elle n’induit aucun récit, elle n’expose ses traces qu’en tant que fragments de fantasmes qu‘il serait vain de décrypter quand le fantasme se structure de façon morcelée et ne saurait être  réductible au système de la  représentation . Donc ici aucun autre  discours que  cette seule illustration de ce jeu pervers auxquels s’adonnent les éléments représentés par le seul langage des moyens picturaux.
                        Voici donc des personnages qui pourraient être issus de l’imaginaire cinématographique mais qui semblent gélifiés par la matière même de la peinture. Et  des séquences qui  parfois se chevauchent dans une fausse  continuité ou, toujours, se renversent dans des cadrages décalés, instables,  quand  le tableau s’apparenterait à une carte à jouer, dans sa forme comme dans sa fonction de distribuer du hasard, de la logique et de la mémoire. Ces trois éléments  circulent ici non pour organiser la toile mais, au contraire, pour la contaminer, en extraire toute tentation de signification . Alors que Baselitz se contraignait à peindre à l’envers pour montrer comment la pensée pouvait envisager la représentation, Gredzynski inverse lucidement ses figures, ou parfois les dissout dans une sorte de fondu enchaîné, afin d’organiser un fond fantasmatique avant qu’elles ne s’articulent dans l’espace d’ une syntaxe ou d’un récit. Place est ainsi laissée à cette corrosion qui s’empare de  la peinture contre le récit et son discours globalisant qui rode aux lisières du moindre  signifiant.
                      Cette peinture se donne ainsi pour primale et, paradoxalement, elle s’appuie sur une série de  clichés tels que le pop art les a vulgarisés: des personnages figés dans leur fonction diégétique, coupés de toute subjectivité, aliénés à leur seule existence  de signes dans le spectacle et la marchandise. Les regards, tour à tour obstrués, occultés, éteints, organisent un dispositif pulsionnel qui met en scène une sensualité mise à mal par le choc de traits violemment expressifs et de clins d’œil au  classicisme dans certains fragments. Mais ceux-ci demeurent  les icones mortes d’une histoire vide, réduite à des images qui, de toutes parts nous pressent et nous oppriment. Il y a là, en germe, toute un fond sociologique, un regard sur le monde  qui n’apparaît, certes, qu’en guise de citation,  mais qui reste volontairement inabouti afin de ne pas brouiller le propos intrinsèquement pictural.
                     Car le peintre ne cherche pas ici à montrer ou à dire, mais plutôt à extraire les traces de ce que serait une représentation comme marque des subterfuges de la pensée, ,d’ une énigme ou d’ une illusion  construite à l’image de la caverne de Platon.
                     Autant dire que nous sommes ici confrontés à une œuvre rigoureuse, difficile,  dont la gravité apparaît quand , enfouis dans les coulisses de la représentation picturale, nous percevons comment, d’ordinaire,  un sens s’élabore et comment celui-ci se désigne fatalement comme image totalisante, digérée, confortable,  dans l’aliénation qu’elle produit et dans laquelle elle se love.
                    Or, aux antipodes de ce mensonge mortifère, l’art de Gredzynski est celui du déséquilibre et de la mise en abyme du sens. L’effroi se conjugue au bonheur sans que jamais nous puissions établir de frontières dans cette interface. Pis, il n’est pas certain que l’un ne soit pas la vérité de l’autre. Car la surface de la toile est cet écran qui occulte autant qu’il désigne. Une histoire de mensonge qui dit la vérité. Dans l’action même de montrer se profile le monstrueux et l’artiste reste celui qui manipule ce théâtre d’ombres dans lequel  se joue le combat du réel et du leurre sans que jamais les  règles ne soient clairement établies.
                    Les codes de cette guerre restent secrets; ils s’expriment devant nos yeux avec des armes, des cibles , des sourires enjôleurs et des larmes. Tous ces signes que l’écran ou le miroir nous renvoient dans ce décalage constant entre ce que serait l’image perçue et son négatif. Et ces couleurs liquides, cette dangereuse transparence de cellophane, dans une maîtrise retenue , à la mesure d’un univers factice, acidulé, acide, les voici qui  entrent en fusion avec leur corollaire, l’intensité du geste…
                   Nous sommes tout cela. Nous sommes dans cette histoire impossible, muette, que seul le peintre peut nous restituer. Nous sommes ce que cette peinture nous force à regarder mais que nous ne savons pas voir. Nous sommes ce qui est de l’autre côté du miroir, ce qui est interdit, rêvé peut-être… L’art reste cette transgression.






jeudi 3 mars 2016

Patrick Moya

         
    Le comptoir 2 Nicole


             Difficile aujourd’hui pour l'artiste d’envisager une œuvre qui ne bouscule pas les frontières de l’art et ne défriche de nouveaux territoires. Pourtant certains créateurs demeurent convaincus que, sans renier le monde, la technologie ou encore la réalité des images et des mythes qui soutendent  nos représentations mentales, l‘artiste peut encore jouer de la couleurs, des figures, de l‘exubérance, du mépris pour les querelles de chapelle ou pour toute définition trop restrictive de l’art .
             Patrick Moya est de ceux-là. Sa liberté, il la revendique par ses peintures, ses animations  poétiques  dans le monde virtuel  de Double Life   quand ce ne sont par pas ses interventions dans le réel comme pour fabriquer un char de carnaval, des affiches ou autres supports publicitaires. 
             L’artiste est partout et nulle part. Il s’en amuse. Orgueilleux et modeste, il intervient avec poésie et humour; il s’empare de ses icônes récurrentes, le mouton Dolly, Pinocchio ou des avatars de lui-même dans un trouble paradis à l’innocence trompeuse. Acide, doux, son univers rencontre le monde de l’enfance comme celui de la science fiction. Il joue du monochrome ou, à l’inverse, étouffe la toile de couleurs vives.
             Ici il pastiche l’art classique, là il joue du pop art ou de la figuration libre. Il mixe les genres, les hommes et les animaux dans un conte à écrire dans un monde sans nature et pourtant si vivant dans le rêve d’une utopie pour seul horizon. Telle est la liberté de l’artiste démiurge qui se moque des courants, des lieux dans lesquels il intervient, musées, magasins, galeries, chapelle, ou, maintenant en peignant les toilettes d’un restaurant de Nice.
             Patrick Moya ose tout: C’est l’artiste de la liberté.

lundi 8 février 2016

Laurent Faulon, Delphine Reist FLUX TENDU

       La Station, Nice       



                        Une chaîne d’abattage dans ses chambres froides, avec un système de rails au plafond et des crochets pour déplacer les viandes, voici des anciens abattoirs qui sont donc  renvoyés à leur fonction d’origine. Mais en lieu et place de l’équarrissage animal, se déploie une métaphore de l’humain dans son insupportable frivolité : L’intérieur d’une Chevrolet moulé dans une mousse expansive fait écho aux carcasses animales, des appareils de fitness enduits de silicone blanc figurent des ossements, des guirlandes de pneus rappellent  les tripes et des canapés de cuir, la peau…
                      Le visiteur est alors confronté à ce grand écart de ce qui serait un camp d’extermination dans son  flux économique morbide, sa rentabilité marchande comme négation intrinsèque du vivant et de l’ironie qui préside à son spectacle. Ce ne sont donc pas ici les bœufs écorchés  de Rembrandt et de Soutine comme vanités et rappels de crucifiements. Ce ne sont plus des images de souffrance ou de substitut d'humanité, mais bien les rouages, comme traces encore visibles, d’un système dans lequel les flux l’emportent sur les êtres jusqu’à leur disparition.

                  Dans « La société du spectacle », Guy Debord écrit ceci : « L’homme séparé de son produit, de plus en plus puissamment produit lui-même tous les détails de son monde, et ainsi se trouve de plus en plus séparé de son monde. D’autant plus sa vie est maintenant son produit, d’autant plus il est séparé de sa vie. »
                
                        Ainsi peut-on s’autoriser à voir dans « Flux tendu » non pas une illustration mais plutôt  le miroir de ce corps social effacé, de la même manière que ce processus spéculaire, inévitablement, par son étymologie même, conduit au champ spéculatif. Une exposition qui ne donnerait donc rien à voir de plus visible que l’abstraction des flux et l’absence de ceux qui s’y soumettent en les créant. Debord ne cessait jamais  de clamer que le spectacle était cette absorption du vivant par la marchandise.





L


mercredi 3 février 2016

Sonia Boyce, "Tiger Paper Soap Whisky Theatre"

                  Villa Arson, Nice

                            

             Nous voici dans un espace concret, physique, qui se construit au rythme de nos déambulations et de notre souffle qui font corps avec l'installation. Tout est là, dans un lieu où l’on circule de vidéos en dessins, parmi des corps représentés quand ce ne sont pas les nôtres. Un espace organique  s’élabore de cette confrontation du réel avec cet instant de l’art où le réel devient insupportable, qu’il est battu en brèche par l’anomie du sens quand  l’aventure dada, au début du XXe siècle, rencontre dans l'Amérique noire celle de l’improvisation vocale propre au jazz-scat. Choc de deux histoires de refus et de deux cultures pour des rencontres aussi improbables que fertiles, et, in fine, une oeuvre puissante.
                   Sonia Boyce parvient ici , non pas à figurer l’image d’une révolte, mais à en restituer les contours rythmiques et physiques par le détour d’une langue scandée dans l’absurdité de son minimalisme répétitif et de corps projetés dans des scénographies dérisoires mais éclatantes de vérité. Car ce qui se met en scène à cet instant, ce sont bien tous les signes d’un refus et  de l’arbitraire  d'un code quand ils interfèrent, quand ils se croisent et se rejettent pour l’aube d’une nouvelle apparence et l’espérance d’un autre sens  à naître. La notion d’engagement est alors saisie à sa source, en amont de tout message qui viendrait parasiter sa force brute.
                   L’art est ici pris à la gorge, dans son histoire, dans son rapport au monde. Il se construit dans cet espace clos, fait d’écrans de différents formats où dessins et vidéos alternent, se répondent ou se contredisent. Mais cet espace interne dans lequel nous évoluons renvoie à l’espace externe de l’architecture brutaliste de la Villa Arson qui se retrouve projeté sur l’écran  en même temps qu’il sert de décor  au  jeu de ses acteurs que sont sont les étudiants.
                   Jeu de hasard, de déchirure, de miroir brisé autant que de rencontres fortuites dans l’élaboration d’une chorégraphie décalée, drôle, qui s’empare peu à peu de l’espace dans lequel nous circulons. Celui-ci n’est plus illusionniste de même qu’il échappe à toute architecture. Tour à tour, il se rétracte, s’épaissit ou s’aère quand les vidéos nous renvoient le choc d’une absence de perspective - pour ne pas dire à une perspective inversée -  quand elles se confrontent aux séquences sérielles des dessins qui forment  la toile de fond de la salle.
                    Les corps représentés se lient et se délient dans l’étrangeté de cet espace qui s'empare de nous frontalement. Ils se meuvent dans une synesthésie stridente, se déplient physiquement, se heurtent, chaotiques,  dans les scansions mécaniques des mots à peine perceptibles et du silence soudain. Cacophonie, tension, accélération, ralentissement, extinction. Le rythme, puissant et doux, se joue à fleur de peau. Quelque chose de beau et de dérangeant s’élabore dans cette zone de conflit que devient cette mise en abyme de la performance et de sa représentation quand la mise à distance parvient, paradoxalement, à provoquer un choc physique pour celui qui s’y soumet. Une expérience qu’il faut vivre le temps de cette exposition d’une rare qualité.