dimanche 23 février 2025

Gilles Miquelis, «En coulisse»


Galerie Eva Vautier, Nice

Jusqu’au 5 avril 2025



La figuration se détourne de la simple illustration dès lors qu’elle s’inscrit au sein même de la matière picturale. Celle-ci se charge de toute sa puissance lorsqu’elle se dépouille de toute aspérité pour se dissoudre dans un espace fluide à l’intérieur duquel des formes surgissent et s’enveloppent parmi les méandres d’un récit. L’artiste, dans la seule planéité d’un tableau parvient alors à «mettre au monde» une scène qu’on pourrait qualifier d’«originelle». En choisissant pour titre de cette exposition, «En coulisse», Gilles Miquelis désigne sans doute ce qui se trame dans la peinture en amont de ce qu’elle désigne, c’est à dire la pensée qui déjà déjoue l’action de la matière. «Elle coule, lisse», s’amuserait à dire un Jacques Lacan facétieux, pour faire émerger de sa surface les ombres d’une scène enfouie dans un silence que l’artiste découpe à l’intérieur des fantasmes qui souvent relèvent d’un imaginaire cinématographique avec toujours un entêtant parfum de mélancolie.

Ces images silencieuses, vaguement en retrait de ce qu’elles prétendent signifier, semblent disparaître à l’instant même de leur naissance, déjà happées par l’autorité d’un sens que l’artiste leur refuse pour maintenir l’ambiguïté de l’espace pictural dans l’hésitation de la forme et de la couleur. Celle-ci, souvent légèrement bleutée ou d’un jaune revêtu de glace, se liquéfie pour donner force au traits noirs qui écrivent la scène, la balafrent ou résonnent dans l’apparition d’un rêve éveillé ou d’un champ de ruines. Tout est en gestation et pourtant tout part en fumée, nous semble dire le personnage absorbé dans ses pensées comme dans la fumée d’une cigarette. C’est aussi là le miracle de la peinture quand, détachée de toute illustration, elle s’arrime à la seule matrice de l’image. L’art de Gilles Miquelis est cet art poétique qui se résume dans le titre d’un tableau: « Il s’était couché en colère contre sa femme et contre le monde, puis soudain il s’est réveillé, effrayé d’avoir appris à les aimer tous les deux trop tard.»

Comme à travers le voile du temps, la scène est tremblante et ondule dans ses hésitations. Rire, douleur et toujours le désert de la solitude. Et la seule certitude du doute. Même si elle fait référence à des clichés, la peinture de Miquelis puise dans l’émotion et se réalise dans les coulisses des mots qui ne peuvent s’exprimer que par le passage fiévreux ou léger d’un trait noir parmi les vagues de couleurs froides et leur transparence. Le tableau est alors cet écran qui dissimule en même temps qu’il dévoile. Il se contemple au seuil de la nuit comme un paysage intérieur. Et l’on sait que tout cela est faux mais que l’image mentale peut être plus obsédante que la réalité.

La tendresse se heurte à l’humour tandis que l’amour reste un horizon lointain. Ces vagues de peinture, pourtant, nous y entraînent, parmi les déchirures jaillies de la brosse comme autant d’écueils, même si ce sont elles qui donnent forme au monde, aux visages et à une attente sans rivage. Dans cette œuvre très personnelle, Gilles Miquelis nous livre une magistrale leçon de peinture avec ses clins d’œil au spectacle, ses citations biaisées et sa douce ironie. Rêver, explorer...



vendredi 7 février 2025

«Dérives»


Printemps des Arts de Monte-Carlo

Du 2 mars au 27 avril 2025



Pierre Boulez aurait eu aujourd’hui 100 ans. C’est donc à lui qu’est dédiée l’édition 2025 du Printemps des Arts de Monte-Carlo.

Pour ceux qui ont eu le bonheur de le côtoyer, l’homme était un artiste complet, passionné d’art et de poésie. Écrivain, chef d’orchestre, compositeur, le musicien était aussi précis dans sa réserve de paroles que dans ses créations. Et sur son visage, le silence se chargeait de l’éloquence lumineuse de René Char qu’il affectionnait tant. L’affiche du festival avec une œuvre de Francis Bacon témoigne de cette amitié avec les peintres qu’il fréquentait. Le Directeur artistique du Festival, Bruno Mantovani, écrit :

"Pierre Boulez était compositeur. Ce sont ses partitions qui ont révélé un esprit libre, novateur, un génie qui se nourrissait du passé pour construire son époque. Mais il passa sa vie à exercer un nombre invraisemblable de métiers différents: il fut un chef d’orchestre au répertoire illimité, se mettant avec le même engagement au service des grands ouvrages wagnériens et des compositeurs émergents (…) Il était aussi un écrivain, un pédagogue, un polémiste, un créateur et directeur d’institutions, un vulgarisateur des œuvres les plus exigeantes. Il excellait dans tous les domaines, commentait Paul Klee mieux que n’importe quel historien d’art…"

«Dérives», tel est titre de cette nouvelle édition. Un titre pour dire la mobilité, l’ouverture, l’aventure, l’évasion, l’exploration du hasard. Pour dire que l’œuvre en elle-même contient ses prolongements.

Héritier de la musique française, russe et surtout de celle de la seconde Ecole de Vienne avec Schönberg, Webern et Alban Berg, il a encouragé et superbement conduit les œuvres de Ligeti et de Luciano Berio qui aurait eu également 100 ans cette année. Le 14 mars, aura lieu une déambulation musicale autour de Boulez et Berio avec au violon Aya Kono, à la Francis Bacon MB Art Foundation à Monaco.


Programme complet et réservations auprès de printempsdesarts.mc



lundi 3 février 2025

«Luxe, calme et volupté»

 


La Malmaison, Cannes

Jusqu’au 20 avril 2025



Avec une surface d’exposition triplée à l’issue de sa rénovation, la Malmaison de Cannes s’affirme désormais comme une destination phare de l’art contemporain. Emprunté à une œuvre de Matisse et à L’invitation au voyage de Baudelaire, le titre de l’exposition «Luxe, calme et volupté», nous entraîne sur un passionnant périple au rythme de la couleur. Et là, les êtres ou les paysages s’inscrivent, selon les mots du poète, dans «Les soleils mouillés/ De ces ciels brouillés» dans toute la beauté de l’incertitude quand les artistes l’explorent pour en dévoiler la trame. Peintres d’hier ou d’aujourd’hui, ce ne sont pas moins de 56 artistes qui s’inspirent du Midi, avec la douceur d’un intérieur pour Matisse ou la violence tellurique d’un paysage avec Axel Pahlavi. (photo ci-dessus)

Sous le commissariat d’Hanna Baudet et d’Amélie Adamo, les 129 œuvres présentées proposent une traversée des grands courants artistiques du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Elle s’ouvre sur le mythe antique d’un âge d’or et d’une plénitude originelle avant de se poursuivre au premier étage sur l’idée d’une fenêtre ouverte sur le monde. Et celle-ci, à l’instar de Matisse, est un passage entre l’intérieur et l’extérieur, l’intime et l’espace d’où surgit la lumière. Les vastes balcons dans leur vue plongeante sur la Méditerranée s’associent à des œuvres dans lesquelles la mer répond au ciel dans l’intensité du bleu. Dans une peinture de Vincent Bioulès, des feuillages surgissent dans le stricte cadrage d’une fenêtre tandis que de cette croisée se diffuse le jaune solaire des mimosas sur une toile de Cristine Guinamand. En de subtiles gammes bleutées, un délicat pastel de Thomas Verny reprend cette thématique de la fenêtre comme pour une élévation vers l’azur.

Pourtant l’espace demeure en résonance avec les êtres qui s’y lovent dans leur rêverie ou s’en évadent à travers un livre. Fenêtre sur un monde intérieur, le tableau représente alors ces zones de silence qui s’installent dans les failles du dessin et de la couleur. Le port de Monaco peint par Claude Monet traduit cette perception par laquelle la lumière s’empare du ciel, de la terre et de la mer jusqu’à les réduire à une brume légère et dorée. Ailleurs au contraire, le corps triomphe, sculptural chez Cézanne ou bien structurant l’espace d’une composition de Charles Camoin. Il se multiplie dans une multitude de personnages qui se confondent au paysage dans la sérénité des gestes et les touches mélodiques des coloris pour l’enchantement d’une «Noce» peinte par Philippe Pradalié. Parfois le corps brise l’espace dans les œuvres de Daniel Clarke à moins qu’il ne se dissolve dans la violence d’un arbre dont la sève brûlante surgit de sa gangue verdâtre comme une éruption de vie chez Ronan Barrot.

Les scènes d’intérieur et des paysages du Midi ponctuent ce vaste parcours qui se prolonge à l’étage supérieur. Corot, Renoir, Dufy mais aussi nombre d’artistes contemporains déploient leur univers, parfois fantastique avec Martial Raysse ou Nazanin Pouyandeh, parfois dans l’hyperréalisme pour Adrien Belgrand ou Thomas Lévy-Lasne. Tour à tour, stridente, déchirante, la couleur jaillit dans les paysages hallucinés de Patrice Giorda. C’est dans le dernier étage qu’elle triomphe près du ciel et qu’elle trouve son autonomie en s’écartant du motif. Cette quête de la lumière s’impose superbement chez Gérard Traquandi où le bleu et le jaune se diffusent et disparaissent mutuellement dans une pure abstraction. Ces visions issues conjointement de l’histoire de la peinture et de la Côte d’Azur où tant d’artistes s’installèrent trouvent ici leur accomplissement. Le visiteur est maintenant convié à suivre leurs pas, à vivre leurs découvertes, à s’immerger avec eux dans le bal de la lumière.



lundi 27 janvier 2025

«364 saisons», Lamarche & Ovize


Espace de l’Art Concret, Mouans-Sartoux

Jusqu’au 2 novembre 2025



Quand tout n’est que mouvement, chaque jour est une saison. Et le jardin devient cet espace où se transforment, éclosent ou périssent fleurs ou papillons dans «le chant du monde». C’est d’ailleurs à cette tapisserie de Lurçat que rend hommage le duo d’artistes dans une vaste fresque où les constellations jouent avec les poissons, les feuillages ou les oiseaux entre soleil et lune. La peinture s’associe à la laine, l’art se dissout dans le vertige de l’univers. La vie dans tous ses états se déploie pourtant dans une œuvre issue de son propre contexte: En effet, il s’agit ici, entre art et artisanat, de la résidence qui permit aux artistes de créer leurs œuvres dans l’environnement du restaurant Mirazur et de ses jardins à Menton. Là, dans cette parfaite synesthésie du goût, des parfums et de la délicatesse du regard, une parfaite alchimie s’opère entre le travail des hommes, la nature et la culture si bien que l’exposition traduit aussi la production des artistes comme le double d’un carnet de notes des jardiniers et des cuisiniers.

Dans ce foisonnement, les vastes dessins du duo vibrent de leurs couleurs folles comme échappant au réel pour ranimer la sève d’un enchantement poétique. Les feuillages s’enlacent à leur racines dans d’inextricables réseaux végétaux, le dessin répond à des sculptures lumineuses ou à celles des oyas, ces poteries semi-enterrées pour réceptionner l’eau de pluie afin de la diffuser dans le sol pour irriguer les citronniers. A partir de signes empruntés au règne végétal et animal, Lamarche & Ovize tissent un fascinant labyrinthe pour une Alice au pays des merveilles qui rencontrerait le quotidien des hommes dans le cycle des jours.

C’est le chef étoilé du Mirazur, Mauro Calagreco, qui souffla aux artistes ce titre des «364 saisons» comme pour affirmer que tout se transforme et que l’herbe la plus humble est unique en son miracle. Aussi faut-il la célébrer, la développer dans le rêve d’un dessin ou l’inscrire dans les vapeurs d’un parfum qui, ici, s’élabore au détour de quelques œuvres sous les auspices de Alain Joncheray et de la société Art&Parfum. C’est donc un voyage expérimental entre jeux visuels et sonores auquel nous sommes conviés, un jeu de piste pour l’émotion qui décloisonne les sens comme il dissout les frontières entre le réel et l’imaginaire. Chaque œuvre porte son univers foisonnant qui se façonne en une multitude d’entrelacs entre la vie cellulaire et l’infini. La couleur, exacerbée, fuse par jets ou se répand, terrassée, dans des effluves de terre ou d’agrumes. Les lithographies diffusent les ondoiements de ces mondes incertains quand leur répondent des céramiques comme des instants de vie figée dans l’attente d’une autre mutation. Plus que jamais, l’art et la vie coïncident dans cette joyeuse incursion dans un monde où l’on comprend que les vers de terre tombent amoureux des étoiles.





mardi 7 janvier 2025

«Jardins et palais d’Orient»


Hôtel Départemental des Expositions du Var, Draguignan

Jusqu’au 6 avril 2025



«Nous pensons toujours ailleurs», écrivait Montaigne dans ses Essais. Rêvé, fantasmé, pour nous cet ailleurs se cristallisa dans un orientalisme vaporeux hérité du romantisme au XIXe siècle. L’exposition dracénoise a le mérite de s’ancrer davantage sur un socle géographique et historique tout en suivant un fil symbolique en un bel équilibre entre réel et imaginaire. Cet «ailleurs» s’incarne alors, par un univers stylisé, dans un «au-delà» quand le jardin murmure le souvenir d’un paradis perdu mais s’accorde à tisser les liens d’un Éden à venir. Ce voyage dans le temps qui nous transporte à partir de l’Empire perse achéménide vers les jardins de Babylone, l’Égypte, Constantinople ou Grenade est aussi une méditation sur l’espace quand il se réduit au vestige ou à la trace dans deux émouvantes œuvres contemporaines de l’artiste Stéphane Thidet.

De ce grand écart entre le passé et aujourd’hui, l’exposition nous conduit du jardin, nature humanisée et sublimée, vers le palais toujours ouvert aux fleurs, aux arbres, à la mélodie des oiseaux et aux parfums qui se diffusent à partir des arabesques ajourés des moucharabiehs. Là se jouent la comédie du pouvoir ou les rituels du plaisir dans ce va et vient entre le dedans et le dehors, l’ici et l’au-delà, l’éphémère et l’éternité. D’une pièce à l’autre, le parcours s’effectue sur le mode de la découverte à travers un riche éventail d’objets archéologiques, de documents illustratifs, de panneaux de céramiques, d’instruments de musique… Il faut saluer la scénographie qui nous transporte entre ombre et lumière, dans des récits esquissés avec leurs parts de rêve et de réalité pour un voyage où l’histoire se confond à la poésie. A travers ces instants qui se développent sur plusieurs siècles, une vision du monde transparaît en même temps qu’une architecture mentale, philosophique et civilisationnelle se construit. La relation entre le jardin et le palais en est la métaphore.

Au-delà de la richesse des objets présentés, il faut se laisser émerveiller par l’exactitude du graphisme de telle gravure ou par la qualité de la couleur dans telle illustration de la vie quotidienne. Cet univers témoigne d’un idéal, d’une perfection à la portée de l’homme, dans son geste et sa pensée. Tout ici répond à une organisation parfaite dans l’aspiration d’un absolu. Certes ce n’est pas le réel qui est en jeu mais plutôt l’image d’un paradis ponctué de feuillages stylisés, de roses et de jasmin dans lequel on se prend à rêver. Un voyage dans l’espace et le temps à faire même sans tapis volant!



mardi 17 décembre 2024

Raoul Dufy, «Le miracle de l’imagination»

 

Musée des Beaux-Arts Jules Chéret, Nice

Jusqu’au 28 septembre 2025



Il fut de ces artistes dont l’écriture s’apparentait tellement à une signature que les critiques s’en détachèrent. L’évidence d’un style, le brio de l’exécution, souvent tendent à reléguer le peintre dans les oubliettes de l’art pour ce soupçon de facilité où pourtant parfois se développe le génie. Il ne théorisait pas mais s’inspirait des autres. Il s’imprégnait du monde et peignait dans l’indécence du bonheur. Pourtant l’œuvre a su traverser le temps et le parcours sur lequel nous conduit l’exposition niçoise réalise une synthèse de cette peinture de la première moitié du XXe siècle puisque Raoul Dufy, d’abord influencé par le post impressionnisme, évolua vers le cubisme. Il emprunta à Cézanne une construction de l’espace sans perspective à partir de touches obliques mais c’est pourtant avec la découverte de Matisse et du fauvisme qu’il déploiera son style.

Désormais dessin et couleur jouent leur propre partition, se dispersent ou se confondent dans un mouvement musical porté par une conception aérienne de l’espace. Le peintre était aussi musicien et une superbe toile rend hommage à Debussy. Vers 1920, son style est établi. D’une grande connaissance des classiques comme de ses contemporains, l’artiste impose ses couleurs vives dans la danse de ses arrondis et de ses arabesques magnifiés par la simplification des formes. Sans doute la gaieté qui en ressort l'aura-t-elle desservi tant on l’a souvent confondu à de la frivolité. Mais l’œuvre s’autorise tout tant elle s’accorde au rythme du monde, à ses fêtes, au souffle d’un bleu azur et à l’infusion de la couleur dans la lumière. Raoul Dufy, né au Havre, résida dans des lieux multiples, en particulier à Nice ou naquit Eugénie Brisson, son épouse, qui en 1953 hérita du fonds de son atelier avec quelques 1200 œuvres dont une partie revint au Musée Chéret.

Cette exposition témoigne de la diversité des espaces qu’il traversa, des paysages dans lesquels le ciel se confond à la mer et des ports qui nous ouvrent à la lumière comme dans le souvenir des peintures de Claude Gelée le Lorrain. Mais surtout des compositions insolites quand des scènes quotidiennes se désagrègent au fil du dessin qui se dissout dans la métamorphose des couleurs. C’est «Le miracle de l’imagination» tel que l’énonce le titre de l’exposition. Raoul Dufy peint ces instants lors desquels le réel est soumis à l’imaginaire. Il s’affranchit de toutes les règles pour célébrer toutes les modulations de la vie comme autant d’ondes de bonheur. Cette liberté le pousse à s’autoriser à tous les domaines, qu’il s’agisse de l’illustration des poèmes d’Apollinaire, de la gravure, de la céramique ou de la décoration. Imaginer c’est expérimenter les traverses du réel et la vision picturale de Dufy rejoint celle de Matisse dans l’idée d’un rayonnement, d’une lumière qui préfigure les formes qui en surgissent.


Marc Chevalier, «Pouvoir faner, vouloir fleurir»


Galerie Eva Vautier, Nice

Jusqu’au 8 février 2025



Comme tout discours, l’art contient sa part de rhétorique et s’organise autour de certaines figures de style. Et le chiasme d’un titre, «Pouvoir faner, vouloir fleurir», se charge de ces croisement de significations qui s’ouvrent à tous les possibles et à leurs contraires. Marc Chevalier excelle à ces jeux de mots et de sens qui se cristallisent dans l’éphémère ou se matérialisent, entre peinture et sculpture, dans des œuvres qui désignent ce qu’elles sont tout en échappant à toute définition. Et le paradoxe veut que de ces expérimentations audacieuses auxquelles l’artiste se livre entre poésie et humour, un univers personnel émerge en s’ouvrant à des constructions improbables pour définir de nouveaux territoires dans la création contemporaine.

Voir enfin les œuvres et s’étonner qu’elles claudiquent dans ce pas de côté qu’elles assument en ce qu’il permet de définir cette fonction exploratoire de l’œuvre d’art. Ainsi là on l’on voit de la peinture, il n’y a en réalité que des accumulations de scotch qui structurent un improbable châssis. Ou bien, ailleurs, le tableau se résume-t-il à des agglomérations de couleurs solidifiées qui désigneraient l’alpha et l’oméga de la peinture avant toute expressivité. D’un medium à l’autre, Marc Chevalier invente accumulations de sens, déséquilibres et autres perturbations du réel qui nous emportent aux confins de l’absurde et de l’émerveillement dans des contrée étranges où le monde se réorganise sur les décombres de nos certitudes. Une peinture séchée sur sacs plastiques compressés peut-elle nous parler d’autre chose de ce qu’elle est? De fragiles empilements de fleurs et de fragments botaniques en immenses couronnes fragiles pour l’idée de fleurir ou de faner évoquent-t-ils l’énigme du réel, du temps et de l’espace? Autant de propositions que Marc Chevalier essaime dans son parcours artistique entre le souvenir de Fluxus ou de Support/Surface pour réécrire ou enterrer l’histoire de l’art.

Pourtant loin de toute ambition théorique, l’artiste s’aventure sur les sentiers de la poésie quand avec dérision, il explore le dérisoire. On retourne les mots, on découd le sens et toujours tout se décompose et se recompose. Avec de la matière ou avec des mots, l’artiste déchire les apparences; il visite le rejet, le rebut, l’inutile ou le sale; il hérite de l’histoire, d’un vocabulaire, de la beauté et du néant. Alors autant s’en décharger, de les déposer sur le mur ou sur le sol et d’en exhiber les restes dans le geste grandiose du magicien. Heureuse tragédie de la lucidité.






dimanche 24 novembre 2024

Benoît Barbagli, «Numera Natura»

 


Musée de la Photographie Charles Nègre, Nice

Jusqu’au 6 avril 2025




L’œuvre d’art s’éprouve par les sens ou la mémoire avant même de se formuler dans un cadre idéologique. Aussi se confronter aux photographies ou à tel autre medium utilisé par Benoît Barbagli, c’est d’abord, à l’instar des personnages qu’il convoque dans ses images, expérimenter une immersion dans une nature sublimée dans laquelle le collectif humain surgit comme dans l’imaginaire d’un paradis perdu. Mais les artistes, et il faut leur en rendre grâce, se définissent aussi en regard des utopies qu’ils esquissent ou qu’ils structurent. Benoît Barbagli, à l’intersection d’une nature idéalisée et de l’intelligence artificielle, nous conduit sur les traces d’un monde «vu d’en haut», en surplomb des corps et des profondeurs marines. Et de ceux-ci, par un acte démiurgique résultant du drone qui les capte et de celui qui le maîtrise, l’artiste, en dépit de ses revendications d’œuvre collective, demeure le seul responsable de son œuvre.

Voici donc de vertigineuses compositions d’où surgissent des corolles de corps qui se dispersent dans le brassement d’une eau pareille à un liquide amniotique. Fusion des éléments, opéra solaire ouvert à tous les sens, tout ici répond à un mouvement symphonique dont tous les protagonistes interprètent un même rituel dans une cérémonie célébrant la vie et son magma originel. A cela, l’artiste oppose le monde numérique ou, plus précisément, il montre comment ce dernier pourrait réinterpréter ce corpus de manière à redéfinir les frontières du sensible. Au-delà des spéculations philosophiques qui en découlent, et aussi incertaines soient-elles, l’artiste parvient toujours à nous émouvoir par l’inventivité de ses prouesses techniques quand elles se heurtent à la force picturale de l’image. La photographie, souvent de très grand format, oscille entre le flou et le ressenti d’une matière colorée qui provoque un tel trouble que nous sommes happés par l’image avant même d’en saisir tous les éléments. En effet celle-ci est pernicieuse tant elle nous égare dans ce qu’elle prétend nous montrer quand la technologie la travaille: cet univers marin est ici en réalité un paysage forestier. Ou ailleurs, parmi des roches sous-marines, on devinera des visages…

Mirage ou miracle, le monde n’est jamais celui qu’on croit, et art ou machine ne cessent de le décomposer et de le recomposer. C’est ainsi que s’écrivent les mythologies et le titre des œuvres souvent résonnent dans le soleil de la Grèce antique. Hypnos, Hydrophilia, Sisyphe, Chronos… Autant de mots qui sculptent ces cadres philosophiques dans lesquels, avec bonheur, Benoît Barbagli se débat, se perd ou triomphe par la seule puissance des œuvres présentées. Crées par imprimante 3D, les sculptures de vagues dans le désert silencieux d’une résine morte parlent de cette rencontre de l’art, de l’humain et de la technologie. Elles sont là, déjà semblables aux dépôts archéologiques d’un autre temps tandis que la pulsion de vie et la joie irriguent ces grappes humaines qui dansent leur hymne à la joie sur les cimaises du Musée de la Photographie de Nice.




mercredi 20 novembre 2024

Emilija Skarnulyte, «Tethys»

 


La Citadelle, Villefranche-sur-Mer

Jusqu’au 26 janvier 2025



A l’issue d’une résidence dans la Citadelle de Villefranche-sur Mer, Emilja Skarnulyte, artiste visuelle et vidéaste née en 1987 en Lituanie, investit le Bastion de la Turbie dans un parcours à travers ce lieu clos semblable à une grotte. L’œuvre qui en résulte distille une oscillation merveilleuse entre matière et lumière. C’est alors un conte qui se développe à partir de cet environnement de pierres surplombant la Méditerranée au fur et à mesure que l’on pénètre dans les entrailles d’une casemate sous les auspices de la déesse Thetys pour une aventure sensorielle entre mythologie, art et géologie.

Comparant Lascaux à la Grèce antique, Antonin Artaud écrivait: «La Grèce nous donne un sentiment de miracle, mais la lumière qui en émane est celle du jour, la lumière du jour est moins saisissable: Pourtant, dans le temps d’un éclair, elle éblouit davantage». Ici, l’artiste sculpte la lumière et la fait rejaillir parmi les ombres. Elle se fige dans des entrelacs de verre multicolore disséminés sur le sol pour des dépôts magiques où se mêlent en discrètes stalagmites, les «Larmes de la déesse». Ou bien elle se dépose dans les anfractuosités de la pierre pour en dévoiler les mystères. L’artiste elle-même se pare des attributs de cette déesse, tour à tour sirène ou serpent, comme si l’artiste fusionnait avec son double. Elle surgit, polymorphe, dans des représentations énigmatiques dans la confusion de la roche, de la Méditerranée et du temps. Thetys s’incarne dans cette figure d’un monde désormais englouti dont nous ne percevons plus que la mémoire. Peinture, sculpture ou vidéo, tout ici ne vibre que dans l’hésitation de la lumière, le souvenir des profondeurs marines, du sel et du plancton. Et tout se dissout dans des vagues d’images dans leurs flux et reflux qui nous entraînent au seuil de l’invisible.

Par cette expérience d’art total, l’art et le mythe se confondent de même que l’artiste se métamorphose à travers sa propre représentation. Le temps se dissout dans l’espace et l’on se prend à rêver que des étoiles de mer brilleraient dans le ciel. Fluidité des éléments, porosité, tout s’anéantit et revit dans le spectre des couleurs. Tout se cristallise dans la seule fragilité du monde et l’éphémère de l’éternité. L’art se joue ainsi des paradoxes, du réel ou de l’imaginaire. Il n’existe que dans la conquête de sa liberté. De nouveau Artaud quand il écrivait: «Cette extraordinaire caverne ne peut cesser de renverser qui la découvre: elle ne cessera jamais de répondre à cette attente de miracle, qui est, dans l’art ou dans la passion, l’aspiration la plus profonde dans la vie».






lundi 18 novembre 2024

«Passion Renaissance», Légendes d’artistes au XIXe siècle

 


Musée des Beaux-Arts, Draguignan

Jusqu’au 23 mars 2025



Comme en un jeu de miroir, l’artiste souvent se mesure à l’aune de ses prédécesseurs. Il s’y confronte parfois pour en parfaire les leçons, souvent aussi pour se contempler à travers l’aura d’un mythe comme ce fut le cas de bien des peintres du XIXe siècle lorsqu’ils rendirent hommage aux grands maîtres de la Renaissance. Ce sont ces «Légendes d’artistes» que nous raconte le Musée des Beaux-Arts de Draguignan et qui, au-delà d’un seul point de vue anecdotique, nous propose une réflexion sur la relation formelle qui se joue d’un artiste à l’autre et sur la mise en abyme d’un tableau par la rencontre d’un artiste avec ses prédécesseurs.

Il exista au début du XIXe siècle, cette «veine troubadour» qui, dans le sillage du Romantisme, répandit une vision idéalisée du passé en littérature comme en peinture. L’Histoire est alors revisitée sous le filtre de l’héroïsme et, dans les arts, sur celui du mythe du génie créateur, comme il le sera plus tard sous le signe de celui de l’artiste maudit. Entre imaginaire et réalité, un récit se construit donc et, en vingt-sept œuvres provenant de musées français et italiens, l’exposition explore ces instants de fascination et nous permet de saisir comment ceux-ci peuvent paradoxalement aveugler le regard des artistes et susciter en eux le désir de les dépasser par la seule puissance narrative.

Se confronter à Giotto, à Léonard, à Raphaël ou à Michel-Ange témoigne d’une aventure quelque peu déroutante quand on l’aborde dans un style académique. Pourtant qu’il s’agisse de peintres reconnus tels Fragonard, Ingres ou Granet ou d’autres plus confidentiels, leur lecture du passé nous permet de considérer que l’Histoire n’est toujours qu’une réécriture qui se réalise à partir du présent. Et l’art nous permet d’anticiper ce présent.

D’un tableau à l’autre, il faut alors saisir l’aventure des regards, la direction qu’ils empruntent quand ils se rencontrent ou qu’ils capturent tel ou tel détail d’une œuvre passée. Ainsi Cesare Maccari repeint-il la Joconde en train d’être exécutée par Léonard. Ou bien c’est la fascination du modèle qui l’emporte chez d’autres artistes, comme la Fornarina pour Raphaël et toujours, dans une vision académique, le trouble des sentiments perçus au travers de mises en scène très étudiées au terme d’une véritable théâtralisation.

Ce parcours insolite entre la Renaissance et le XIXe siècle qui concerne aussi bien l’histoire de l’art que l’histoire politique est aussi un jeu de piste dans lequel il faudrait démêler les fils de la légende et les traces du réel. Les œuvres présentées nous fournissent des bribes de réponses tout en demeurant des énigmes. Mais les plus belles œuvres ne sont-elles pas celles qui recèlent cette puissance du mystère?