samedi 18 juin 2022

«Every day is Saturday: Portraits anglais»

 



Centre de la Photographie, Mougins

Jusqu'au 10 octobre 2022


On connaît cette histoire du déclin industriel, du déclassement de la classe ouvrière et de la paupérisation qui en découle. Tel fut le destin, à partir de l'Angleterre tchachérienne et des décennies suivantes, pour cette population de Liverpool dont, jour après jour, Tom Wood qu'on surnommera Photie Man, partagera le quotidien pour restituer les images d'un peuple réduit aux gestes de la fierté et de la déchéance.

A partir de 1978 le photographe s'installe à Liverpool, assiste à la disparition des chantiers navals et de l'activité portuaire. Il capte les lieux, les indices de désolation et de solitude pour une communauté industrieuse si fière de ses codes mais abandonnée à elle-même. Cette histoire-là, Tom Wood la relate non sous forme d'anecdotes mais par la seule force frontale des personnages saisis dans leur cadre de vie. Au travers des rues, il fixe les visages, les corps et les gestes dans un subtil noir et blanc ou par des couleurs vives, presque stridentes pour, dans un implacable portrait social, traduire les rêves perdus mais aussi la solidarité et le quotidien d'une vie ou de ce qu'il en reste: Images figées entre déterminisme et répétition, femmes poussant leurs bandeaux d'enfants tristes aux regards hébétés mais à l'humanité poignante. Visages ébréchés mais fiers de leurs cicatrices. C'est toute une vie qui se lit dans cette classe ouvrière arrimée à ses codes comme ultime rempart à la solitude. Tom Wood témoigne des restes d'une désagrégation économique et exhibe les traces d'une déchéance sans jamais traduire autre chose que la solidarité d'une communauté en friche mais soudée dans un même destin.

Ici rien ne se cache, tout se dit crânement et rien de triste ou d’héroïque. Tout n'est que la vie qui passe. Des rues, des parcs ou des marchés. Des femmes entre elles réduites à la fonction maternelle et les hommes fiers du travail ouvrier ou abandonnés au chômage et qui se retrouvent dans l'effervescence populaire et fusionnelle du stade de football. Tous ces rituels de la banalité et du quotidien sont captés par des effets de cadrage d'une fixité froide ou, au contraire, désaxés, déviés du côté de la grimace et des plaisirs pour des nuits sans fin et d'abandon comme dans ces photographies de «Looking for love» saisies dans l'ivresse d'une boite de nuit populaire.

En toile de fond, toujours ce no man's land industriel, la fièvre du samedi soir et la force de chacun à se retrouver dans l’idée d'un partage. Tom Wood excelle dans une ironie douce amère à traduire les gestes abandonnés, les mains dans les poches, les regard provocateurs, l'excès de rouge à lèvres, les cambrures ou la tristesse. Rien de caricatural pourtant dans ce regard fraternel que le photographe pose sur cette communauté. Au-delà de l'image d'une vie perdue, il y a toujours un horizon au fond des yeux, un rêve tapi dans la dureté des corps. En 2002 Tom Wood a reçu le «Prix dialogue de l'Humanité» aux Rencontres d'Arles. On comprend pourquoi.


mardi 14 juin 2022

«A rose is a petunia is a mimosa»

 

                                                        Alain Séchas

Galerie Eva Vautier, Nice

Jusqu'au 10 septembre 2022


Dites le avec des fleurs mais avec tous les égards pour les épines des roses. Et, ainsi que l'écrivait Shakespeare dans Macbeth: «Ressemble à l'innocente fleur, mais sois le serpent qu'elle cache.» Ainsi va la fleur dans sa symbolique, sa beauté qui se flétrit et ses parfums qui s'évaporent. L'exposition d'une vingtaine d'artistes dans le cadre de la Biennale des Arts de Nice sous le thème des fleurs décline, souvent dans une fausse naïveté, les tours et les détours des choses tellement vues qu'elles deviennent invisibles. Le ton est donné dès le titre, parodie du poème de Gertrude Stein: «A rose is a rose is a rose». Or la première rose est une personne, la seconde est une fleur et la troisième demeure dans le secret des mots. Ici correspondrait-elle à l'essence même de la peinture, au souffle des dessins ou à la densité des sculptures qui rythment l'exposition.

Ornementale, la fleur peut être la proie de tous les poncifs. Dévitalisée, Nina Childress en restitue les contours. En toile de fond de héros sans âme en caoutchouc ou en plastique, des rosaces ponctuent le décor, signes vides des rêves programmés et sans objet. A cette peinture sans fioriture répondent les bouquets dessinés par Grégory Forstner dans leur seule confrontation au réel. Grises et muettes, qu'en disent-elles? Et au centre d'une toile ou d'un dessin, que dit la fleur sur celui qui la contemple et sur qui la compose? Le tableau d'Alain Séchas, au contraire, envahit l'espace et les couleurs criardes, conquérantes, s’emparent du spectateur; elles distillent artères et sang comme une morsure contre la douceur.

Face à ces œuvres qui se confrontent à qui regarde, d'autres artistes explorent l'intériorité qui se tapit derrière l'image. Dans une vidéo, «Nous voir ensemble», Marie Noury disperse des fragments, des gestes et des mots pour mesurer ce qui en subsiste dans la mémoire. Fleur qui s'étiole ou qui s'éteint, celle-ci n'est-elle pas davantage un mot qu'une chose? Existe-t-elle hors de son accumulation de sens et de son poids métaphorique? Réduite à sa neutralité, la fleur n'est plus alors qu'une signature imposant le pouvoir de la seule apparence. C'est ainsi que Natacha Lesueur photographie l'insignifiance tout en réalisant un portrait dans les codes de la perfection picturale. Visage et fleur coïncident dans un même silence. L’abîme intérieur est leur seul espace.

Ce jardin extraordinaire d'herbiers en friche et de pétales fous, Gérald Panighi s'amuse alors à le piétiner. Et cette fleur, il lui suffit d'une phrase en bas d'un dessin pour lui régler son compte. Mais est-elle morte pour autant? Telle du chiendent elle ne cesse de revenir sous de multiples aspects ronger nos yeux et nos cœurs. Car «a rose is a petunia is a mimosa» etc.

lundi 13 juin 2022

Bernar Venet, «Hommage à David Tudor»



Venet Foundation, Le Muy, Var


                                           Jusqu'au 30 septembre 2022

Le gigantisme des œuvres rivalise ici avec la démesure d'un paysage. En bordure de la Nartuby, se déploient les ateliers de Bernar Venet, l'ancien moulin à huile où il réside, la chapelle de Richard Stella, des salles d'expositions et de vastes espaces ponctués de sculptures d'artistes majeurs de ces cinquante dernières années. Si on y retrouve Richard Long, Tony Smith, Richard Deacon, Ruckrïem et tant d'autres, la collection ne cesse de s'enrichir de nouvelles œuvres parmi lesquelles de lourdes sphères d'Anish Kapoor en parfait contrepoint d'un environnement transparent et coloré de Carlos Cruz Diez. Et sur plusieurs espaces, avec pour seul horizon le rocher de Roquebrune, les sculptures monumentales en acier corten de Bernar Venet surgissent de terre en excroissances tendues ou enroulées entre rythme et chaos contre le ciel.

La collection de Bernar Venet reflète une période particulièrement féconde de l'histoire de l'art moderne et contemporain, celle des artistes du Nouveau Réalisme et surtout de l'art minimal et conceptuel. Rotella, Arman, Tinguely mais aussi James Turell, Morellet, Dan Flavin ou Donald Judd diffusent leurs propres visions et des propositions qui parfois se heurtent ou se croisent. Un superbe Motherwell voisine avec Rauschenberg et le plus souvent, l'origine de ces œuvres repose sur un solide socle d'amitié et certaines furent d'ailleurs entièrement réalisées pour Bernar Venet lui-même ou en relation étroite avec le site de la fondation. Et il ne s'agit pas tant d'amasser des œuvres que de retenir celles qui bouleversent notre champ perceptif, mettent en cause normes et pensée, inaugurent des formes nouvelles. On y rencontrera donc aussi Duchamp, Picasso ou Warhol car, pour reprendre les mots de Bernar Venet: «Ce n'est pas de l'art si ça ne change pas l'histoire de l'art».

Chaque été, la Fondation propose une exposition temporaire. Après Yves Klein, Viallat, Lawrence Weiner et Robert Morris, un hommage est rendu à David Tudor (1926-1996). Celui-ci utilisa le son comme une matière première et révolutionna les notions d'improvisation et se détourna des instruments traditionnels. Autour de John Cage, La Monte Young ou Pierre Boulez, il s’agissait de décloisonner les pratiques artistiques. La vidéaste américaine, Molly Davis et Jackie Matisse, petite fille du peintre, éprise de tissus flottants et de cerfs-volants, ont conçu une installation mettant en relation l'eau et l'air mais aussi la lumière et le son. Nous voici alors immergés dans une expérience poétique qui agit par ses effets répétitifs et le trouble sensoriel qu'elle diffuse. Les images des films sont issues d'une bande sonore créée par David Tudor. Ce sont alors des entrelacs de plis colorés et de pulsations lumineuses qui agissent sur la perception et perturbent l'espace. Des envolées de couleurs rythment chaque surface comme des marques de mémoires qui tour à tour s'effacent ou reviennent. D'un lieu à l'autre, sur les sept hectares de la Fondation, entre les sculptures que Venet réalisa pour le Château de Versailles et cette immersion au cœur du sensible et d'un espace mouvant, c'est toujours une relation étroite avec le corps qui s'établit par une mystérieuse cérémonie des sens.




dimanche 12 juin 2022

Hockney-Matisse, «Un paradis retrouvé»

 


Musée matisse, Nice

jusqu'au 18 septembre 2022


Il y a cette atmosphère à la fois paisible et électrique, ce dénuement du motif dans un espace saturé de silence. Et cet équilibre entre la plate évidence d'une scène et le vertige qu'elle provoque. L'on comprend alors la fascination qu'exerça Balthus chez David Hockney mais aussi l'influence de Matisse dans l’œuvre de celui-ci.

A partir de soixante-dix œuvres de David Hockney, de 1960 à aujourd'hui, l'exposition niçoise s'attache à mettre celui-ci à l'épreuve de Matisse, non seulement par leurs affinités thématiques, mais surtout pour leur exigence commune à peindre la lumière, à capter la couleur, à rendre par la vivacité du trait, la pulsation intime de l'espace. «Un paradis retrouvé» donc. Et cette même soif de vouloir s’affranchir du pinceau et de la peinture avec les papiers gouachés découpés chez Matisse et cette jubilation d' Hockney dans l' exploration des potentiels des nouvelles technologies.

Deux œuvres emblématiques ouvrent le parcours. A côté de «La piscine» de Matisse dans sa version en céramique, «Le plongeoir avec ombre» de Hockney diffuse une même captation du bleu dans l'aspiration d'un espace idéal. Mais au-delà de ce thème emblématique de l'artiste anglais, on retrouvera, comme chez Matisse, la récurrence des fenêtres, la proximité de l'atelier et des objets qui y adhèrent. Et aussi les autoportraits pour le jeu de regards qu'ils imposent. Et les nus livrés à la résonance de l'espace qui les façonne - féminins pour l'un, masculins pour l'autre. Tout se développe par un constant jeu de miroirs, dans une même enveloppe hédoniste et solaire.

Pourtant David Hockney accentue l'incidence de la lumière par la vigueur des lignes et l'outrance des couleurs acidulées. Les traits sont volontiers hachurés comme pour précipiter les effets des flux lumineux avant de les figer à l'intérieur de la scène. Dans ses récentes productions réalisées à partir d'un Ipad, Hockney poursuit ses expérimentations sur l'image et ses jeux d'artifices avec leurs pots de fleurs saisis dans une nudité floue, figés dans leurs cadres à l'ancienne et comme étrangers à l'austérité du fond qui en souligne l'évidence d'un mystère.

Usant de toutes les techniques, - gravure, huile, acrylique ou photographie - Hockney exalte la fulgurance de la vie, la floraison et le rythme des saisons. La nature est un éblouissement. Les paysages sont un hymne à la joie. Ils s'irriguent de toutes les variations du temps qui se dépose sur l'image pollinisée par les grains de couleurs. Tout évoque le rêve éveillé d'une nature réconciliée, de cet instant où la végétation s'empare du ciel et que les couleurs nous disent que tout cela n'est pas vraiment le réel mais que l'artiste a pour mission d'anticiper l'image d'un paradis. A la rigueur sereine de Matisse se superpose la frénésie des pulsations colorées dans une nature libérée comme promesse d'une humanité heureuse. Cet art semble nous dire que le paradis est là pour peu que nous sachions le voir.

lundi 6 juin 2022

Simon Hantaï, «L'exposition de centenaire»

 



Fondation Louis Vuitton, Paris

Jusqu'au 29 août 2022


Que comprend-on du «hasard» si on ne le relie à l'étymologie arabe de ce mot signifiant "un jeu de dés"? Simon Hantaï, dans un  même geste mallarméen, lance un coup de dés sur la toile. Et, de sa décision, ne demeurera que la trace imprévisible des fluctuations extérieures qui président à l'imprégnation de la couleur sur son support. Loin du démiurge et de l'artiste voulant représenter le monde, Hantaï comprend que l’œuvre reste soumise à des variations incontrôlables par l'esprit et qu'il importe de dévoiler celles-ci, d'en écrire la partition. A la suite du dripping de Pollock, il s'écarte donc de tout psychologisme mais, à la plasticité du geste, il oppose l'autorité de la toile, sa capacité à enregistrer l'empreinte d'un processus et d'en inscrire toute la sérialité.

D'abord proche des surréalistes lorsqu'il arrive à Paris en 1948, Hantaï se détourne de l'inconscient et des rêves pour explorer le pouvoir mécanique et aléatoire de la forme et de la couleur. Pourtant le support reste la condition essentielle de l’œuvre, sa matière première à l'instar d'une page blanche en attente d'une écriture. En 1950, à partir de la photographie d'un corps enveloppé dans un linceul, il réalise une peinture, «La Momie». C'est alors la révélation du tissus qui s’imprègne, du suaire qui se tache, du drapé qui enveloppe et de l'emprise du support.

L'exposition de la Fondation Louis Vuitton retrace les étapes de ce parcours qui progresse entre le pliage comme méthode mais aussi avec l'incidence du blanc, du signe et de l'écriture. Et comment ne pas songer à ce livre de poèmes d'Henri Michaux, «La vie dans les plis», et à cette même ferveur pour les strates comme couches de la pensée et les dessins que celui-ci exécuta dans leur répétition des corps qui se coagulent en signes jusqu'à se confondre en une matière informelle et noueuse? Hantaï, lui, sera aussi ce poète, moine-soldat du signe qui se matérialise en couleurs dans la toile à force de pliages et de dépliages, d'estampages et de frottements, de nouages et de libérations pour que les jeux chromatiques se déposent enfin, en carrés ou en angles, et déchirent la blancheur qui se décompose ou triomphe.

Les peintures d'Hantaî sont autant de stations dans cette ascèse ritualisée, toujours à la recherche de nouvelles incisions dans le corps de la peinture pour lui faire rendre gorge. C'est cette voix qu'on entend lorsqu'on se soumet à la monumentalité de ses toiles, à ses couleurs déchirées et aux entailles de la blancheur. Hantaï peint à l'aveugle, sans préjuger du résultat obtenu lors du dépliage. Il ne s'adosse qu'à ce dispositif pendulaire du plein et du vide, cette oscillation entre silence et résonance par le seul mouvement d'une gamme chromatique qui s'empare de l'espace. Des découpes de couleurs primaires ou complémentaires font écho à Matisse et la blancheur vibre de leur attente. Simon Hantaï aura dessillé notre regard sur la peinture.



samedi 4 juin 2022

Toyen, «L'écart absolu»

 



Jusqu'au 24 juillet 2022

Musée d'Art Moderne de Paris


André Breton écrira: «Prague: Capitale magique de la vieille Europe». C'est donc là que naît dans un milieu modeste en 1902, Marie Cerminova qui dès 16 ans quitte sa famille, travaille en usine, fréquente les milieux socialistes et libertaires et prend le nom de Toyen en référence au mot «citoyen». Après un premier séjour entre 1925 et 1928 à Paris, elle revient à Prague où elle rencontre un certain succès avant de fuir le communisme en 1947 pour s'établir à Paris. Fréquentant les surréalistes, Toyen restera pourtant en marge de tout mouvement.

Au gré d'un parcours chronologique, l'exposition nous convie à découvrir une œuvre qui ne cesse d'évoluer comme si l'artiste, qui se refusait à être peintre, voulait effacer toute trace d'elle-même et que seule importait l’œuvre à venir. Dans une scénographie épurée, une première partie présente des tableaux réalisés entre 1920 et 1929 influencés d'abord par le cubisme avant de créer l' «artificialisme» en compagnie de Jindrich Styrsky, concept visant à «provoquer des émotions poétiques qui ne sont pas seulement optiques».

Les autres parties de l'exposition témoignent de cet «écart absolu» d'une artiste nomade pour laquelle l'image n'est que la traduction de la pensée saisie entre rêves et révoltes dans les soubassements du mental. Ni vraiment figuratif ni abstrait, l'art de Toyen oscille dans un espace fluctuant entre mer, ciel et liquide amniotique. La lumière s'enroule à des échappées nocturnes d'où s’échappent coquillages ou vulves, larves ou minéraux avant que tout ne s'évapore quand, des profondeurs de l'inconscient, tout reflue et s'échoue sur les plages du réel. L'humour, la mélancolie et l'érotisme se cherchent, se croisent et disparaissent dans la seule exploration des limites.

A la fois simple et complexe quand elle peut être aussi bien naïve, primitive ou d'une facture délicate, cette œuvre fait surgir monstres et horreur de la guerre mais aussi la puissance du rêve ou de l'hallucination pour les territoires inconnus de la poésie. Donner forme au sensible, telle est cette tâche à laquelle elle s'adonne et ce parcours hypnotique se poursuit sur 150 œuvres - tableaux, dessins, collages et autres documents. Un voyage au bout des songes.

vendredi 3 juin 2022

Jean-Baptiste Mallet, «La route du bonheur»

 



Musée Jean-Honoré Fragonard, Grasse

Jusqu'au 2 octobre 2022

Qu'elle est tortueuse cette route à laquelle nous convie le Musée Fragonard dans son exposition rétrospective de l’œuvre de Jean-Baptiste Mallet! Inspirée du titre d'une huile sur toile, «La route du bonheur dans le mariage» réalisée peu après 1800, ce ne sont pas moins de 80 tableaux ou gravures qui sont présentés. Nombre d'entre elles rendent compte d'un esprit malicieux qui, dans la période révolutionnaire, déjoue codes et conventions tout en feignant de s'y soumettre. C'est là toute l’ambiguïté de ce virtuose de la peinture de genre que l'on redécouvre depuis l'acquisition récente de ses œuvres par plusieurs musées internationaux.

Jean-Baptiste Mallet naît à Grasse en 1857. C'est ici que naquirent Fragonard et Marguerite Gérard à l'époque du triomphe de la peinture de genre. Ses gouaches inspirées de sujets galants et de scènes mythologiques connurent vite le succès et Edmond de Goncourt vit chez le peintre «le dernier représentant de la gouache, de cet art tout XVIIIe siècle, et qui ne survécut pas à la monarchie». Dans les soubresauts de la période révolutionnaire, ce sont aussi des aquarelles avec une même maîtrise de l'exécution pour les plis des corsages, la délicatesse des tissus et dans la subtilité des gestes du quotidien. L'apparence est frivole et pourtant le libertinage n'est plus de mise. Alors Jean-Baptiste Mallet, sous couvert de glorifier la vertu selon le principe révolutionnaire, joue de malice et d'un semblant de naïveté pour introduire dans ses compositions, des indices et des symboles qui nient ce qu'elles semblent représenter. La sagesse d'une scène familiale se voit alors troublée par une aura libertine si bien que l'on doit toujours se forger sa propre interprétation.

L’ambiguïté est totale. Si l'artiste peut sembler encore se situer dans la mouvance de la monarchie, la place qu'il accorde à la figure féminine anticipe et même accentue l'idée révolutionnaire. La femme est ici au centre d'une œuvre qui s'offre tel un théâtre du quotidien, avec les tâches qu'elle accomplit et son rôle maternel. C'est l'histoire de la femme française qu'il écrit, celle qui a le pouvoir d'éduquer et donc de conquérir l'avenir. Jean-Baptiste Mallet est le chroniqueur de ces années complexes avec ses cérémonies secrètes et ses dessous sulfureux qui travaillent l'ordre social.

Plus tard, au début du XIXe siècle, il peint de vastes compositions dans une scénographie rappelant parfois la peinture hollandaise ou des rencontres dans le cadre de jardins aux parfums de Fragonard, des scènes bucoliques nimbées de douceur, de mythologie et d'idéalisation. Pourtant deviendra-t-il le chantre du style troubadour par de nombreux rappels à l'architecture gothique avec ses vitraux qui en adoucissent la lumière. Le peintre ne s'arrête pas au néo-classicisme alors en vogue pour anticiper déjà le préromantisme. L'exposition relate quelques décennies d'histoire et nous fait découvrir la singularité d'une œuvre qui ne renie rien de la perfection du dessin et de la délicatesse des couleurs. Une belle découverte par le grand bonheur d'une peinture heureuse derrière ses ombres. 


dimanche 29 mai 2022

Eugène Leroy, «Peindre»

 




Musée d'Art Moderne de Paris

Jusqu'au 28 août 2022


Oublions l'idée que la photographie puisse donner quelque aperçu d'une toile d'Eugène Leroy. D'abord parce sa peinture prend à revers l'image pour en saisir la matière qui la compose et l'anime. C'est cette matière, et seulement elle, qu'il veut représenter si bien que le motif n'est alors qu'une voie d'accès à l'essence même de la peinture qui, elle-même, nous permettrait de pénétrer l'essence du monde. Représenter ne s'accorde donc plus à la mimesis ou au lisse d'un miroir mais, au contraire, relève d'une expérience tactile qui prend en charge la main de l’artisan qui maçonne autant qu'elle façonne. Eugène Leroy est un de ces rares artistes qui travaille davantage sur l'épaisseur que dans la transparence. Il ne s'écarte du dessin ou de la couleur que pour sonder les entrailles du sens à partir de la puissance d'une glèbe originelle.

Pour lui, peindre c'est prendre à bras le corps l'espace et le temps. Pour le professeur de latin et de grec qu'il fut, créer repose aussi sur un travail d'érudition, une archéologie du savoir sans lesquels l’œuvre ne disposerait d'aucune assise. Ainsi ne copie-t-il pas les grands maîtres mais il les met en question par un brutal face à face et absorbe leur substance en traduisant les images du Titien, de Poussin ou de Rembrandt dans la seule vérité de la matière picturale. C'est ainsi qu'il n'hésite pas, non seulement à citer nombre d'artistes classiques, mais aussi à leur emprunter les sujets traditionnels tels que les nus, le paysage, le portrait ou la nature morte.

Eugène Leroy ne cesse de recouvrir l'image par de nouvelles épaisseurs jusqu'au point d'atteindre ce point de béance entre sa disparition et l'apparition d'une matière fossile qui renverrait au point aveugle de toute peinture. Recouvrir encore et encore, comme le fit Opalka dans un processus inverse d'effacement en dépouillant l'image de toute matérialité, en ajoutant quotidiennement un chiffre ou une touche de blanc sur la peinture ou la photographie pour figurer le temps. L'action de peindre devient alors une quête, un voyage initiatique à travers l'histoire et le temps comme parmi les ombres et les entrelacs d'une forêt mystérieuse. Eugène Leroy disait: «La matière n'existe pas si elle n'est pas imprégnée de lumière!»

L'exposition témoigne de ce travail acharné entre abstraction et figuration qui nous enseigne qu'il n'existe aucun art sans connaissance. Environ 150 œuvres pour 60 années de peinture illustrent ce cheminement inédit dans l'art du XXe siècle. La peau de la peinture est ici exhibée, dans sa chair comme dans sa terre, troublante, comme si elle-même avait été exhumée pour nous livrer ses derniers secrets.

«La Couleur en fugue»

 


Fondation Louis Vuitton, Paris




Jusqu'au 29 août 2022

                  En s'échappant hors du châssis, la toile se libère et la peinture peut s'extraire de son cadre pour se mesurer à l'architecture du lieu où elle apparaît. Aux volumes pensés par Franck Gehry à la Fondation Vuitton, la couleur répond en se déposant parfois sur le sol, le plafond ou sur les murs ou bien en soulignant les éléments architecturaux sur lesquels elle prend appui.

               A la fin des années 60, Sam Gilliam présente ses premiers drape paintings, vastes drapés dont les plis et replis imbibés de dilutions d’acrylique et de pigments ondulent dans l'espace telles des vagues se heurtant aux parois et aux angles. Une étrange luminosité se diffuse dans cet intérieur comme si du linge séché s'emparait du ciel pour en extraire chaque atome de couleur. C'est à un tout autre exercice que se livre Niele Toroni. Toujours la même empreinte du pinceau à intervalle régulier redéfinit de nouveaux volumes sur de nouveaux supports. Ces traces ponctuent l'espace, le redimensionnent et y consacrent la souveraineté d'une couleur pure. Au contraire, pour Megan Rooney, c'est dans le déploiement de la mémoire, de la nature et de sa contraction dans le temps que la couleur prend forme et se répand comme des flammes sur les murs. Austérité de l'un, débordement lyrique pour l'autre, la couleur est ici le lieu d'un débat passionné dans lequel Steven Parrino aborde la question de la couleur absorbée par le volume jusqu'au point de se confondre à la sculpture. Cette confrontation d'une couleur pensée dans sa source, son autonomie ou dans la tension qu'elle exerce avec son environnement, permet de reconfigurer l'espace et de considérer la couleur à l'instar d'une écriture.

                      Mais la peinture emporte tout tel un ouragan. Katharina Grosse consacre le triomphe de celle-ci, par sa liberté, son feu intérieur et son pouvoir à embraser l'espace. C'est un flot de couleurs et de coulures, un déferlement de lignes et de lumières, un déluge de strates et d'illusions qui perturbent le champ visuel. La couleur atteint son paroxysme, elle s'empare de tout, du sol jusqu'au plafond. Son souffle se répand avec fureur sur ce qui s’apparente à un paysage halluciné. La couleur est bien alors une fugue, un rythme, un cri de liberté, une danse sauvage. Et pour cette exposition, comme l'écrit Suzanne Pagé, directrice artistique de la fondation, «Si la couleur échappe, on n'échappe pas à la couleur».

samedi 28 mai 2022

Shirley Jaffe, «Une américaine à Paris»

                                              


Centre Pompidou, Paris

Jusqu'au 29 août 2022


Comme nombre d'artistes américains de sa génération - elle est née en 1923 – Shirley Jaffe s'oriente vers un expressionnisme abstrait. Selon un parcours chronologique, l'exposition présente ses premières œuvres réalisées peu après son installation à Paris en 1949. C'est pourtant à la fin des années 60 que l'artiste rompt avec la gestualité pour initier une peinture savamment réfléchie qui transcrit le geste en signes et pense la couleur en termes de gammes chromatiques. A première vue, le tableau est ici aussi bien une toile blanche qu'une partition musicale que les aplats parfaitement structurés de la peinture recouvrent. Pourtant Shirley Jaffe récuse toute harmonie pour un art de la dissonance dont les modulations s’apparenteraient à la musique sérielle qui prévalait alors. Elle sera la peintre du déséquilibre.

Dans cette abstraction géométrique, le motif joue de toutes ses ambiguïtés. Certes il y a des cercles, des triangles mais aussi des spires et des grilles ajourées, des arabesques et des éléments de frises, toute cette circulation de signes qu'on retrouvait chez Kandinsky. Mais là où ce dernier s'attachait au mouvement, au rythme par le jeu des courbes et le jet des diagonales dans un ballet géométrique, Shirley Jaffe crée un puzzle par lesquels les éléments se mesurent et se contrarient mutuellement dans une confrontation silencieuse. Les motifs sont traités par masses de couleurs franches et s'imbriquent les aux autres avant d'explorer leur autonomie dans l'incertitude du fond et de la surface. Le geste initial est désormais figé dans la sérénité du dessin. On retrouve alors la perfection des découpes de Matisse mais Shirley Jaffe pousse l'abstraction au point de désigner en creux ce qu'elle pourrait représenter comme élément d'un réel stylisé. La peinture n'est ni ornementale ni décorative, elle est muette et ne se désigne que par le rappel des éléments qui la constituent.

C'est là que l’œuvre de Shirley Jaffe atteint sa perfection. Tout s'attire, se juxtapose et se disloque. Tout se construit sur des oppositions et des correspondances. Une cartographie du possible s'esquisse là où on chercherait en vain une géographie de l'imaginaire. La peinture est là, aveuglante dans l'intelligence de sa beauté.