Musée Masséna, NiceA partir du 7 juin 2020Les 30 glorieuses rimaient avec les « années joyeuses ». Elles resurgissent en ces temps de délabrement comme une percée de lumière par cette liberté folle dont avions oublié l'écho. Commence alors, au lendemain de la guerre, une course effrénée à la consommation et au spectaculaire dont les Nouveaux réalistes s'emparent avec dérision, en lacérant les affiches ou en compressant les objets. Jean Ferrero, né en 1931, est ce personnage atypique, autodidacte, haltérophile, modèle nu, photographe ou chauffeur de camion qui se mit à collectionner à Nice - là où l'aventure commence - tous ses amis artistes à tel point qu'il commença à vendre des œuvres et qu'il devint, par la suite, le galeriste qui exposa César, Armand Malaval, Ben et de tous ces précurseurs qui accédèrent à la renommée internationale. Sans oublier Venet, Gilli, Moya et bien d'autres artistes.
L'exposition relate cette histoire folle, débordant d'énergie et d'insolence, où la dérision est de mise et qui permit à l'art de s'élargir vers de nouveaux horizons. L'art n'est plus seulement objet de contemplation, il est action, il est une fête dans le quotidien, il descend dans la rue. C'est ce bric à brac qui est ici mis en scène. L’œuvre se confond à d'autres objets entre art brut et cabinet de curiosités. Des photographies relatent ces événements, de la brocante qui rebondit sur des statuettes de l'art primitif comme aussi les accumulations d'Arman ou les compressions de César. On rit, on s'étonne, on s'émerveille de cet univers hétéroclite quand provocation ou blasphème nous emportent dans un tourbillon de formes et de couleurs. La liberté est sans limite et l'art est à ce prix. Et la fête et le rire conjurent les lendemains de guerre. A l'issue de ce délitement sanitaire, politique et social qui vient d’apparaître dans sa crudité obscène, voici une leçon de vie dont les artistes d'aujourd'hui devraient s'emparer pour cicatriser les plaies du présent.
dimanche 7 juin 2020
« Les années joyeuses, Jean Ferrero § friends »
dimanche 29 mars 2020
De l'art et des virus
Il
n'y aura ni d'avant ni d'après mais cette seule durée à travers
laquelle, imperceptiblement, on peut mesurer les transformations qui,
au gré des événements, s'opèrent aussi bien dans le réel que
dans sa dimension symbolique. Ainsi tout était déjà là avant que
nous le perçûmes. Incendies gigantesques et autres déluges
préfiguraient cette épidémie pour nous ramener brutalement à ces
terreurs archaïques desquelles les illusions des miracles du progrès
nous avaient détournés. Le monde d'avant, celui très lointain de
l'histoire ancienne, revenait soudain dans notre présent et la
réalité du temps se rappelait à nous en nous révélant qu'on ne
transforme pas la transformation mais que celle-ci est l'essence
même de la vie.
L'art,
nous l'avions oublié, parle de cela. Il nous renvoie à travers
l'imaginaire, à un corpus symbolique pour illustrer ce réel qui,
autrement, ne serait qu'un temps vide. Et dans un monde profane, il
tend à se charger de ce que les religions pouvaient dire du monde.
L'art en est aussi une interprétation et il n'est pas étonnant que
ses acteurs se révèlent de plus en plus selon un modèle religieux.
Certains curateurs - ou curatrices - en sont les grands prêtres
quand les artistes se trouvent parfois réduits à la fonction
d'officiants. Qu'en est-il alors de leur créativité quand il faut
qu'ils se modèlent à leur liturgie ? L'artiste peut-il
accepter d'être un dévot, celui du veau d'or, du capitalisme, d'une
croyance ou d'une quelconque idéologie ? Poser ces questions
est aujourd'hui nécessaire car, plus que jamais, l'art est menacé
de se laisser absorber par ces rites sacrificiels et ces cérémonies
expiatoires qui suivirent les grands fléaux de l'humanité.
L'art d'aujourd'hui est déjà largement imprégné de
ce « grand pardon », ici pour les injustices faites aux
femmes, là pour les blessures causées à la planète ou, ailleurs,
pour la cruauté du colonialisme. La pandémie du coronavirus
ravivera d'autant plus la tentation religieuse qui consiste à
réglementer nos peurs, à légiférer nos vies, à rajouter des
prières dans la grand messe du spectacle « culturel ».
Car la culture n'est souvent qu'un culte quand on voudrait qu'elle
soit une ouverture au monde. L'artiste criera-t-il sa liberté ou
bien acceptera-t-il d'être un membre du clergé, d'appartenir à ses
multiples sectes ? Sera-t-il un flagellant ou bien un démiurge
arrimé à sa liberté ? On peut souhaiter que cette crise
puisse agir comme un révélateur pour que l'artiste ne dise pas ce
que le monde veut lui faire dire mais, au contraire, qu'il exprime ce
qu'il veut dire du monde.
Les
artistes se sont installés dans un présent perpétuel. L'art
« contemporain » figure souvent ce présent indépassable
dans son éternité sanctifiée. Il est sans racine, il se modèle
sur un rhizome pour reprendre l'idée de Deleuze. Il est le lieu de
cet éphémère auquel se collent toutes les aspérités du vivant,
comme si l’œuvre d'art devait conjurer la violence du monde de
façon sacrificielle, comme si elle devait s'effacer constamment pour
laisser place à une autre violence qui serait pourtant toujours identique à elle-même. L'essence même du rite réside dans la répétition. Et l'art
doit, à l’inverse, s'inscrire dans cet espace et ce temps que
l'artiste construit et laboure entre réel, utopie et rêverie.
L'esthétique résulte de ce travail qui s'accomplit hors de toute
éthique. Laissons la morale aux prêtres ou aux moralistes et la
médecine aux médecins. Et l'art aux artistes.
vendredi 13 mars 2020
« L'avant-dernière version de la réalité », Brognon Rollin
MAC
VAL, Vitry-sur-Seine
Jusqu'au
30 août 2020
L'art contemporain ne serait-il
plus que celui d'un présent continuel, nourri seulement de sa seule
présence et du protocole que chaque artiste s’attribue pour s'y
établir ? A ce présent qui s'illusionne en espace, répondent
l'ensemble des conjonctures humaines et sociales auxquelles
s'accrochent autant d'utopies pauvres dans l’imaginaire, ineptes
dans la réalisation d'une œuvre. Aussi faudrait-il plutôt parler
d'un « art contemporaire » qui se contemplerait dans son
miroir, hermétique au monde réel par son obsession du catalogue, de
l'archive, comme s'il s'agissait de le numériser pour en filtrer
toutes les scories se rattachant encore à une histoire de l'art et à
la réalité des êtres. Pris souvent dans les rets d'une
reconnaissance institutionnelle, d'un refus esthétique et d'un
projet marchand, c'est art là permet pourtant à certains artistes
de s'émanciper de ce cadre imposé pour proposer un espace qui
inscrit fortement, sans pathos et sans illusion, le poids du réel
dans le temps.
« L'avant-dernière
version de la réalité », telle est cette citation de
Borges sur laquelle s'ouvrent les travaux du duo d'artistes Brognon
Rollin. Comme chez Borges, il y a là les dérives d’une
enquête, les jeux de miroir et les labyrinthes. Mais aussi ce temps
implacable où on se cogne et ce réel qui s'étoile en de multiples
fragments quand on s'y confronte. Brognon Rollin, dans des œuvres
très diverses, parvient à désactualiser le réel pour l'intégrer
à ce « réalisme magique » qu'on attribua à Borgès.
Quand
est-il du réel hors de toute représentation ? Par quelle
perception et quelle système de pensée peut-on l'appréhender ?
Et qu'en est-il de la mémoire ? Toute l'exposition au MAC VAL
semble répondre à cet enjeu si sensible de l'art d'aujourd'hui.
Mais l'originalité de ce duo d'artistes est de saisir cette
représentation, de biais, par le reflet, la singularité de la
marge. Aussi le réel est-il en prise avec les addictions, les
enfermements et les écumes de la nuit. Ceci s'enchevêtre dans des
lignes de fuite nimbées de brutalité et de poésie. Nos artistes
parlent beaucoup du temps et les objets en sont ici les écailles.
Chaque œuvre contient ce glissement secret entre le réel et ce
temps qui s'arrête quand elle est accomplie. C'est par la magie que
le réel se donne ici à voir sans concession.
Matisse Métamorphoses
Musée Matisse, Nice Jusqu'au 4 mai 2020
Plus
que nul autre, Matisse sut découper l'espace en masses colorées et
intégrer le cadre d'une fenêtre comme une trouée dans le tableau
ou la possibilité de son expansion vers sa réalité extérieure. De
l'espace au volume, l'artiste se livre bien à une réflexion
complémentaire et il n'est pas étonnant que Matisse s’intéressât
à la sculpture. Par ses gouaches sur papiers découpés, il
s’affranchissait du pinceau et par la sculpture il ciselait
l'espace et, paradoxalement, il retrouvait les lignes et les courbes
dans la même justesse que dans ses dessins.
Les
sculptures de Matisse restent peu connues. Il rencontra Rodin mais
surtout il suivit l'enseignement de Bourdelle et se lia d'amitié
avec Maillol. Matisse fut aussi l'un des premiers à s’intéresser
aux arts primitifs. « Comparativement aux sculptures
européennes qui dépendent toujours du muscle, de la description de
l'objet d'abord, ces statues nègres étaient faites d'après la
matière, selon des plans et proportions inventées »,
écrivit-il. Ce sont donc quelque quatre-vingt-quatre pièces que
Matisse réalisa entre 1900 et 1950 et dont la plus grande partie
est conservée à Nice. Cette exposition réalisée en partenariat
avec le Kunsthaus de Zurich permet non seulement de découvrir les
sculptures de Matisse, mais de comprendre ce lien qui exista chez lui
entre le dessinateur , le peintre et le sculpteur. Les œuvres
sont ainsi mises en perspective et, des photographies, des sculptures
non occidentales ayant appartenu à Matisse, sont également
présentées et permettent de mieux comprendre son cheminement.
Rares
sont les peintres qui surent équilibrer aussi savamment les zones
de plein et de vide. Cette découpe à l'intérieur de la matière
en œuvre dans les sculptures accompagna donc peut-être les
recherches picturales de Matisse. L'intérêt de cette exposition ne
réside pas seulement dans la présentation de ces sculptures mais
également dans ce qu'elles disent du travail du peintre. La mise en
parallèle de certaines d'entre elles avec quelques tableaux est à
cet effet particulièrement éloquente.
lundi 9 mars 2020
Qalqalah – Plus d'une langue
CRAC
Occitanie à Sète
jusqu'au 24 mai 2020
Voici une exposition qu'on ne pourra savourer ou
comprendre sans un mode d'emploi. Les deux universitaires curatrices,
Virginie Bobin et Victorine Grataloup, ambitionnent en effet, à
partir de leur association « Qalqalah », de mettre en
question la langue tout en négligeant son aspect purement
linguistique et de « créer une plate-forme d'échanges
artistiques, de recherche et de traduction... Elle rassemble
artistes, théoricien-ne-s internationaux-ales engagé-e-s dans
l'articulation des problématiques artistiques, politiques et
sociales »... Rien de bien nouveau donc dans le
contenu et dans la forme mais il est toujours passionnant de se
plonger dans la recherche pour en extraire quelque pépite
insoupçonnée, les artistes n'intervenant alors que comme outils
pour illustrer le concept.
Le projet tel qu'il est exposé s'énonce ainsi : « Les
œuvres se font l'écho de langues multiples, hybrides, acquises au
hasard de migrations familiales, d'exils personnels ou de rencontres
déracinées (…) Comment (se) parle-t-on en plus d'une langue, en
plus d'un alphabet ? » A ce fort
questionnement, toutes les réponses sont possibles à la vue de
l'exposition, d'autant plus que tout repose sur des signes arabes et
des phrases en anglais. Mais heureusement ce qui est traduisible est
disponible sur une feuille à l'accueil : On y trouvera donc
d'hermétiques citations de Derrida, une autre de Sara Ahmed « Une
oreille féministe capte les sons qui restent bloqués par le refus
collectif d'entendre » ou bien encore celle de Omar
Berrada ; « C'est avec ton corps que tu traduis, pas
avec ton esprit ».
Fort de ces éclairages, le visiteur peut donc visiter
les lieux dans lesquels les « œuvres » sont imbriquées
à tel point qu'on saisit mal ce que chacune est censée exprimer.
Mais sans doute « dialoguent-elles » et entrent-elles en
résonance avec l'espace qui les accueille. Et ces œuvres sont des
sons, des vidéos, des lettres, des journaux, de l'artisanat et une
multitude de signes arabes dispersées un peu partout et qui raviront
ceux qui sauront les décrypter. Les visiteurs éprouveront-ils dans
ce parcours autant de plaisir que les curatrices ? Il faut le
souhaiter et s'ils en sortent fortifiés, «L'Art » aura rempli
sa mission.
dimanche 8 mars 2020
Le vent se lève
MAC
VAL, Musée d'art contemporain du Val-de-Marne
Vitry-sur-Seine
A
partir du 7 mars 2020
Le vent se lève
MAC
VAL, Musée d'art contemporain du Val-de-Marne
Vitry-sur-Seine
A
partir du 7 mars 2020
Le gigantisme d'une œuvre de
Tatiana Trouvé, « Desire lines » impose d'emblée
sa présence. Mais surtout il orchestre l'ensemble de l'exposition
tant par les sujets qu'elle aborde que par les ramifications de ces
fils qui guident métaphoriquement le visiteur et à partir desquels
tout un parcours sensible se construit. L'artiste archive ici les 212
chemins de Central Park et les transfère sur des cordes selon leur
métrage sur autant de bobines. Chacune d'elles mentionne les
références à une marche qui a marqué l'histoire des idées et des
hommes. Chaque pièce présentée répond ainsi à une « démarche »
engagée et incite à suivre ce fil imaginaire.
« Le
vent se lève... Il faut tenter de vivre » écrivait Paul
Valéry. Ce sont cette autre vie possible et ce souffle nouveau qui traversent les salles du MAC VAL.
Cinquante-deux artistes de plusieurs générations témoignent des
relations ambiguës entre les Hommes et la Terre à travers un
parcours qui s'inscrit dans le temps de la marche, celui d'une
austère méditation ou d'une flânerie rêveuse. Ou bien par le
rythme, la superposition de fragments, comme dans les promenades de
Nietzsche quand celui-ci suggérait qu'elles permettaient à la pensée
de s'ouvrir continuellement à des perspectives nouvelles.
Les
œuvres présentent ainsi les facettes toujours renouvelées de la
nature à partir d'une multitude de supports et de points de vue.
Bernard Moninot évoque « la mémoire du vent »
par des prélèvements en traces lumineuses tandis qu'une toile de
Dubuffet recourt à la pâte de papier mâché pour inscrire
la puissance de la terre. Pourtant l'humain revient comme en écho
avec les éléments. Une action de Gina Pane de 1970 témoigne
d'une fusion avec la terre et dans « We are legion »,
Clément Cogitore convoque l'air, l'eau, la terre et le feu dans
un cérémonial sauvage, un « déjeuner sur l'herbe» revu sous
le prisme de la dérision et de la révolte. Nicolas Floc'h
photographie de façon sculpturale les fonds sous-marins, les confins
du visible et de l'invisible, le trouble d'une architecture et d'une
ruine dans des structures artificielles immergées. L'alchimie
végétale de Michel Blazy impose sa couleur tandis que les
images de Jean-Luc Moulène surgissent entre récit et
documentaire comme des instants de déambulation et d'arrêt.
Chaque artiste dévoile ainsi sa
relation personnelle, physique et mentale avec son environnement.
L'exposition déroule ce fil fragile qui nous relie au monde et elle parvient à nous égarer, avec inquiétude ou bonheur, dans ces petits
chemins de l'art qui s'enfoncent parfois dans la forêt mystérieuse du réel.
Pierre Malphettes, "L'arbre et le lierre"
Sur la terre des dieux
Marc Chagall et le
monde grec
Musée Marc Chagall,
Nice
Jusqu'au 27 avril 2020
Dans l'espace lumineux d'une œuvre de Chagall, la terre
se confond au ciel et à la mer dans un tourbillon de couleurs. Et
les hommes partagent le règne des dieux, des animaux, des anges et
des sirènes de telle sorte que le peintre n'aurait pu s'épargner
d'illustrer cette Grèce qu'il rencontra en 1952 pour illustrer
« Daphnis et Chloé ».
L’univers de Chagall est ainsi constitué de cette
fusion de l'homme et du divin, de la nature et des mythes anciens. Et
de la Bible à la Grèce, c'est le souffle d'un même chant qui se
développe sur les rives de la Méditerranée. Aussi le Musée
Chagall de Nice est-il le lieu privilégié pour une rencontre entre
l'artiste et le monde hellénique dans toute la puissance des forces contrariées
et solaires de la poésie antique. L'exposition donne lieu à une
explosion de lumière et d'images quand, sur des dizaines de
lithographies, de livres ou de céramiques, Marc Chagall illustre
cette vie sensuelle et tourmentée, quand les nymphes se jouent des
enfers et des hommes et que le souffle tumultueux de l'Odyssée se
heurte à la douceur bucolique d'une pastorale.
Lorsqu'il évoque une « mer vineuse »,
Homère charge la Méditerranée d'ivresse et de sang. L'artiste,
comme le poète, est ce magicien qui métamorphose la légèreté
d'un bleu dans un rouge tragique. Chagall, comme Ulysse, vécut le
déracinement et l'exil, l'obstination inquiète et le triomphe de la
sensualité et du désir dans une même quête spirituelle. Il faut
alors se laisser porter, dans la beauté sereine du lieu, par cette
élévation musicale, par ce rythme coloré des flots de la
Méditerranée : Cette exposition nous invite au plus
merveilleux des voyages.
vendredi 21 février 2020
Fabien Giraud § Raphaël Siboni, INFANTIA (1894-7231)
Institut
d'Art Contemporain, Villeurbanne
Jusqu'au
3 mai 2020
Déconcertante
par son caractère hypnotique et sa complexité, l’œuvre de Fabien
Giraud et Raphaël Siboni ne peut laisser indifférent. Tout ici
est déchirure et déchirement, fiction et réalité, vie et mort.
Mais au-delà de l'errance à laquelle elle nous soumet, cette œuvre
est un récit ou, plus précisément, une juxtaposition de séquences
morcelées où s'agrippent des voix lointaines et obsessionnelles,
des films lents ou saccadés qui diffusent de la mémoire ou les
vestiges d'un temps lointain comme l'écho de notre futur.
L'IAC
de Villeurbanne se transforme pour l'occasion en labyrinthe
austère dont les salles ne permettent plus aucune circulation
linéaire. Au contraire, elles communiquent même par des trouées
latérales qui permettent au regard de s'exercer sur des salles
annexes. Des tubulures parfois en mouvements et des incisions
murales supposées correspondre à l'axe de la terre, créent un
réseau inextricable d'un lieu à l'autre, un espace déconcertant
qui happe le visiteur.
Le
décor est posé, tout est lenteur, palpitation impalpable d'une vie
qui germe et s'éteint dans un même geste. Le sol est jonché de
déchets, borné par des traces de moisissure, de sel et de
sculptures d'objets érodées tandis que du plafond, des sceaux ou
d'autres dispositifs arrimés par des cordages, deviennent des
sabliers desquelles des gouttes d'eau s'écoulent comme des
poussières de temps. Et surtout, des corps vivants et bien réels
dans leur absolu immobilité, ponctuent l'espace, allongés dans des
positions de misère au milieu des détritus.
Tout
ceci ne pourrait être qu'une mise en scène ambiguë si l'enjeu ne
résidait pas dans la structuration d'un récit avec toutes ses
composantes - films, performances, installations avec des caméras et
des ébauches de sculptures - pour un voyage au-delà de toute
frontière mentale. De forme étoilée, cette fiction se défriche
douloureusement et nous confronte à la banalité de nos schémas
narratifs. Réel et imaginaire se croisent dans un scénario ou des
mortels se rejoignent pour créer en 1894 un phalanstère communiste.
Et toute l'expérience de l'exposition se réalise sur l'idée du
capital, de la valeur et de l'échange. Tout sera ici signifié par
ces indices d'un stricte signifiant économique quand l'échange se
réduisait au sel, aux plumes et aux objets les plus pauvres avant
toute autre monnaie. Le sel est au cœur de cette œuvre quand il
sert à la composition de masques blancs, tel des résidus
d'échanges mais aussi un rappel de la conservation des corps. Vie et
mort, naissance et disparition, traversent la narration. « Infantia »
c'est ce premier balbutiement du monde mais aussi son dernier râle.
Les vagues du temps se déplient et se déploient dans l'espace qui
alors s'étoile et se fêle. Échange et valeur règnent ici dans
leur grande solitude. La fiction nous transporte jusqu'en 7231 où
des immortels vivraient sur une nouvelle terre qu'ils auraient
construite sur les ruines de l'ancienne.
Utopie et uchronie se croisent
dans des mouvements ondulatoires quand la réalité est toujours
proche, obsédante dans le miroir implacable de la fiction. Fabien
Giraud et Raphaël Sidoni parviennent ainsi à agréger des
bribes d'histoire réelle, une interview de Nixon en 1971 et des
méditations délirantes qui nous projettent dans l'univers d'un
Escape Game inquiet. L'expérience est réussie : cette
histoire nous hante et, tout en déambulant dans l'exposition, le
visiteur cherche la clé d'une énigme dont lui seul aura peut-être
la réponse.
dimanche 16 février 2020
Sol Calero - Villa Arson, Nice
Du
14 févier au 3 mai 2020
« Ils ont insisté pour
couvrir les fissures, mais les murs transpiraient toujours. »
De cette phrase liminaire à son exposition, Sol Calero, artiste
vénézuélienne en 1982 et résidant désormais à Berlin, nous
parle de plaie et de mémoire comme pour nous convier à recevoir
l’œuvre au-delà de ce qu'elle montre, à percevoir les trouées
dans un espace d'apparence si lisse, si confortable dans le quotidien
qu'elle suggère.
Elle installe un paysage
tropical dans la Villa Arson, dans son architecture brutaliste, et
des peintures végétales dans leur enchevêtrement de couleurs rutilantes qui se mêlent à des murs repeints à vif, avec ci et là des
balafres d'un jaune ou d'un bleu intense à la fois en harmonie et en désaccord avec elles. Dans cet espace, tout est paradisiaque. Et
comme chez le Douanier Rousseau, tout est intemporel mais la naïveté
apparente n'est-elle pas feinte ? Et comme pour les oiseaux qui
venaient picorer les raisins de Zeuxis tellement ils étaient
parfaitement peints, l'artiste n'est-il pas lui-même abusé par ses
propres représentations du monde ?
De paradis il n'y en aurait que
d'artificiel et chacun recèle son serpent. Cette idéalisation, que l'on se construit et qui perdure dans l'art, traverse l’œuvre de Sol Calero. Celle-ci en explore physiquement les
failles à l'intérieur de l'espace qu'elle crée pour son travail.
De sa mémoire, elle extrait des bribes de beauté, des feuillages
et des fleurs mais aussi des éléments de mobilier, des céramiques,
des livres, des fragments de mythologie sud américaine. Pourtant il
y a cette réalité du lieu présent, du paysage qui revient par les
baies vitrées. Et aussi les parois de la Villa récemment meurtries
par de récentes intempéries dont l'artiste accentue les crevasses,
y insérant des branchages, accumulant des décombres comme pour un
passage du dehors au dedans mais aussi du passé au présent. L’œuvre
est poreuse, incertaine, au-delà de ce qu'elle figure. « Oublieuse
mémoire » écrivait Jules Supervielle à laquelle Sol Calero répond
par la trompeuse mémoire - celle qui revient par fragments, illusion
sensorielle, et se cogne au réel.
L'identité se construirait-elle
sur un héritage personnel, culturel, collectif et post colonial ou
bien les reliques de celui-ci seraient-elles aussi saisies par les détours de l'idéalisation ? L'identité c'est encore une construction à
partir d'un leurre et l’œuvre est cette quête du réel par le
détour de l'idéal. C'est beau avec un reste de mélancolie. N'y aurait-il que des paradis perdus?
samedi 15 février 2020
« Variations », Les décors lumineux d'Eugène Frey. Présentés par Jao Maria Gusmao
NMNM, Villa Paloma, Monaco
Du
7 au 20 mai 2020
En ouvrant le monde de l'image
et de l'imaginaire vers d'autres perspectives que les modèles de la
sculpture ou de la peinture, l'art contemporain s'est emparé de
l'histoire qui les avait établis sur ce seul piédestal. Sans renier
les éclairs de sens ou de beauté qui fusent ici et là dans des
pratiques anciennes lorsqu'elles s'actualisent au monde
d'aujourd'hui, beaucoup d'artistes se saisissent désormais des
techniques ou des expérimentations qui furent celles des maîtres du
passé pour les adapter aux contraintes et aux apports des nouvelles
technologies.
Eugène
Frey, peintre méconnu né en
1864, fut l' inventeur des « décors lumineux à
transformations » qui, essentiellement à Monaco,
révolutionnèrent le spectacle. Comme avant lui, Vinci ou la
« camera oscura » avaient déjà ouvert la voie à des
champs d'expérimentation optique qui restèrent trop souvent
invisibles dans l'histoire de l'art. L'artiste est désormais un
créateur qui ne se contente plus de « montrer » sur une
toile ou devant une scène mais celui qui exhibe l'envers du décor,
les coulisses où s'élabore la trame d'une autre visibilité.
L'exposition
du NMNM de Monaco permet ainsi de reconsidérer l'image à travers
son envers et les systèmes illusionnistes qui la produisent.
L'artiste portugais Joao Maria Gusmao s'attache
ici à réactiver l’œuvre d'Eugène Frey
par un dialogue entre son travail et les innovations de celui qui
créa un dispositif inédit pour, à l'arrière du décor de l'Opéra,
installer des agencements sophistiqués de projections pour ajouter
au spectacle vivant l'incidence de l'image animée. C'est en effet au
XIXe siècle que celle-ci prend son essor avec la photographie et les
ancêtres du cinéma, les lanternes magiques, le théâtre d'ombre,
la superposition de plaques de verre peintes à la main pour créer
des effets de mouvement qu'Eugène Frey accentue ou analyse à l'aide
de jeux de projecteurs. Placés derrière la toile de fond de la
scène, ils permettent au spectateur une sensation de relief qui
l'introduit dans une autre perception du réel.
Les
documents présentés, les matériels utilisés comme la complexité
d'une machinerie de déplacement sur rails pour les projections, sont
le point de départ des productions de Joan Maria Gusmao. A partir
d'une approche phénoménologique, il recompose l'espace physique du
lieu et son contenu scientifique essentiellement à partir de
projecteurs de diapositives. Il transforme les silhouettes découpées
en ombres chinoises et les automates des anciennes animations en flux
lumineux et en images nouvelles comme conjonction du dehors et du
dedans, du concret et de l'abstrait. Pourtant il ne s'agit plus tant
d'analyser l'image que les degrés de perception qui permettent de
l'appréhender. Et s'il existe une métaphysique de l'image, la
physique renvoie à ses seules conditions matérielles. Toute la
scénographie répond ici à cette radiographie exploratrice de
l'image avec la présence de nombreux acteurs, des pionniers du
cinéma comme Mélies
ou cette performance dans une vidéo de Lourdes Castro
avec les rituels de la lenteur d'un corps velouté. L'iconographie
romantique du XIXe siècle avec ses figures médiévales et ses
paysages tourmentés se confronte à l'art d'aujourd'hui pour une
aventure pleine de surprises.
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