Le Narcissio, Nice
C'est
peut-être une erreur que de se saisir d'une œuvre en fonction de l'idée
qui préside à sa conception. Comme si de la « chose mentale »
à sa réalisation matérielle rien d'autre n'entrait en jeu qu'un
simple effet de miroir qui en serait la traduction. Or c'est toujours
un processus plus complexe qui se réalise, avec des
digressions, des déformations, et, surtout, il arrive que la forme
se rebelle contre le sens ou, au contraire, que la signification
d'une œuvre entre en collision avec ce qui lui donne chair.
Pour en faire l'expérience, il suffit de pousser la porte du
Narcissio, de franchir un rideau de tiges noires jetant par à coups
des flashes de lumière sur le sol. Au loin une vidéo diffuse la
douceur d'un bleu ondoyant qui aspire le spectateur de même qu'elle
esquisse des allusions au corps, des mouvements à l'intérieur de ce
qui serait un univers marin . Mais tout cela est si abstrait, si
lisse que nous restons en lisière du sens, dans cet interstice où
le corps naîtrait ou bien se noierait dans cet océan primordial.
Bien sûr la réalité se dérobe à la métaphore et il faut de
nouveau extraire quelque indice. Par exemple ces sculptures
incertaines, sombres comme surgies des profondeurs, semblables à
des conques d'un bleu d'encre issues d'un entrelacement de
tentacules. Plus qu'un environnement, c'est ici un trajet qui
s'effectue et le corps se meut dans l’espace ; il se développe
dans une lumière chancelante, rythmée de sonorités discrètes qui
le tiennent en alerte. Sur une paroi, des fils électriques sont
tissés et figurent un corset.
Décrire
une œuvre est inutile si on n'éprouve pas ce mouvement qui est
aussi celui de ce qui s'en empare. Pensée mouvante. Sensations
contraires. Corps flottant. En quelque sorte un état lacunaire,
comme au seuil d'une crise. L’œuvre demeure ce parcours qui nous
incite au déchiffrement et l'art est cette expérience de
l'herméneutique.
Faut-il
alors dire, puisque tel est le projet de Christophe Berdaguer et de
Marie Péjus, que nous sommes face au corps qui se décompose dans
un épisode hystérique ? L'hystérie, l'utérus, la matrice... Cette bonne vieille mythologie qui érode le présent avec ses héros, ses martyrs nimbés d'extase! Si pour les artistes, le projet
prélude à l'exécution de l’œuvre, à l'inverse pour le
spectateur, il n'intervient qu'au terme de sa déambulation. De l'un
à l'autre, une suite de hiatus et de chausse-trappes se succèdent
et font que l’œuvre n'appartient jamais vraiment à celui qui l'
a produite mais tout autant à ses dépositaires qui parachèvent son
sens parfois en résistance avec l'artiste. Et, paradoxalement, c'est
souvent cette tension qui lui donne cette force à laquelle nous nous
abandonnons. Nous percevons l’œuvre en fonction de notre histoire
et de notre corps si bien qu'elle demeure ouverte et n’agit que par
ce conflit qu'elle suppose entre celui qui la crée et celui qui la
reçoit.
Mais l''hystérie
est aussi histoire de simulation, c'est à dire d'excès, de faux
semblant. D'un miroir déformant. Elle désigne alors une crise de la représentation. On peut
évoquer Charcot ou Freud mais l'essentiel n'est-il pas dans la façon
dont elle se formule ailleurs que dans un corps, c'est à dire ici
dans l'art lui-même ? Car celui-ci nous renvoie à un corpus
de signes, d'indices et de symptômes qui resteront inopérants aussi
longtemps qu'on se laissera aveugler par l'invisible. L'art dévoile
et nous ouvre à l'évidence; un peu à la façon de Lacan lorsqu'il nous disait
que « La lettre volée » était là, tellement en
évidence, que ceux qui la cherchaient, échouaient à la découvrir.
La
réussite d'une œuvre échappe parfois à son auteur. Il n'est pas
certain que le binôme Berdaguer & Péjus ait délibérément
franchi l'autre côté du miroir mais, du moins, le spectateur
aura-t-il expérimenté ce nœud inextricable de la représentation.
C'est celui-ci qu'il s'agit de voir et non pas ce qui se trame dans une ombre introuvable. A moins que l'idée même de représentation ne soit
elle-même un leurre. On connaît cet adage chinois disant que
lorsque le sage désigne le lune, l'idiot regarde son doigt. On
pourrait rétorquer que le sage aurait plus d'intérêt à regarder
son doigt qu'à désigner la lune. Une simple histoire de
perspective.
Du 10 novembre 2017 au 10 février 2018