mercredi 15 novembre 2017

Berdaguer & Péjus, "Sine materia"

Le Narcissio, Nice



C'est peut-être une erreur que de se saisir d'une œuvre en fonction de l'idée qui préside à sa conception. Comme si de la « chose mentale » à sa réalisation matérielle rien d'autre n'entrait en jeu qu'un simple effet de miroir qui en serait la traduction. Or c'est toujours un processus plus complexe qui se réalise, avec des digressions, des déformations, et, surtout, il arrive que la forme se rebelle contre le sens ou, au contraire, que la signification d'une œuvre entre en collision avec ce qui lui donne chair.
Pour en faire l'expérience, il suffit de pousser la porte du Narcissio, de franchir un rideau de tiges noires jetant par à coups des flashes de lumière sur le sol. Au loin une vidéo diffuse la douceur d'un bleu ondoyant qui aspire le spectateur de même qu'elle esquisse des allusions au corps, des mouvements à l'intérieur de ce qui serait un univers marin . Mais tout cela est si abstrait, si lisse que nous restons en lisière du sens, dans cet interstice où le corps naîtrait ou bien se noierait dans cet océan primordial.
Bien sûr la réalité se dérobe à la métaphore et il faut de nouveau extraire quelque indice. Par exemple ces sculptures incertaines, sombres comme surgies des profondeurs, semblables à des conques d'un bleu d'encre issues d'un entrelacement de tentacules. Plus qu'un environnement, c'est ici un trajet qui s'effectue et le corps se meut dans l’espace ; il se développe dans une lumière chancelante, rythmée de sonorités discrètes qui le tiennent en alerte. Sur une paroi, des fils électriques sont tissés et figurent un corset.
Décrire une œuvre est inutile si on n'éprouve pas ce mouvement qui est aussi celui de ce qui s'en empare. Pensée mouvante. Sensations contraires. Corps flottant. En quelque sorte un état lacunaire, comme au seuil d'une crise. L’œuvre demeure ce parcours qui nous incite au déchiffrement et l'art est cette expérience de l'herméneutique.

Faut-il alors dire, puisque tel est le projet de Christophe Berdaguer et de Marie Péjus, que nous sommes face au corps qui se décompose dans un épisode hystérique ? L'hystérie, l'utérus, la matrice... Cette bonne vieille mythologie qui érode le présent avec ses héros, ses martyrs nimbés d'extase!  Si pour les artistes, le projet prélude à l'exécution de l’œuvre, à l'inverse pour le spectateur, il n'intervient qu'au terme de sa déambulation. De l'un à l'autre, une suite de hiatus et de chausse-trappes se succèdent et font que l’œuvre n'appartient jamais vraiment à celui qui l' a produite mais tout autant à ses dépositaires qui parachèvent son sens parfois en résistance avec l'artiste. Et, paradoxalement, c'est souvent cette tension qui lui donne cette force à laquelle nous nous abandonnons. Nous percevons l’œuvre en fonction de notre histoire et de notre corps si bien qu'elle demeure ouverte et n’agit que par ce conflit qu'elle suppose entre celui qui la crée et celui qui la reçoit.

Mais l''hystérie est aussi histoire de simulation, c'est à dire d'excès, de faux semblant. D'un miroir déformant. Elle désigne alors une crise de la représentation. On peut évoquer Charcot ou Freud mais l'essentiel n'est-il pas dans la façon dont elle se formule ailleurs que dans un corps, c'est à dire ici dans l'art lui-même ? Car celui-ci nous renvoie à un corpus de signes, d'indices et de symptômes qui resteront inopérants aussi longtemps qu'on se laissera aveugler par l'invisible. L'art dévoile et nous ouvre à l'évidence; un peu à la façon de Lacan lorsqu'il nous disait que « La lettre volée » était là, tellement en évidence, que ceux qui la cherchaient, échouaient à la découvrir.
La réussite d'une œuvre échappe parfois à son auteur. Il n'est pas certain que le binôme Berdaguer & Péjus ait délibérément franchi l'autre côté du miroir mais, du moins, le spectateur aura-t-il expérimenté ce nœud inextricable de la représentation. C'est celui-ci qu'il s'agit de voir et non pas ce qui se trame dans une ombre introuvable. A moins que l'idée même de représentation ne soit elle-même un leurre. On connaît cet adage chinois disant que lorsque le sage désigne le lune, l'idiot regarde son doigt. On pourrait rétorquer que le sage aurait plus d'intérêt à regarder son doigt qu'à désigner la lune. Une simple histoire de perspective.

Du 10 novembre 2017 au 10 février 2018


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